Islamistes-football, le match qui secoue l'Afrique
Tous les groupes islamistes n'ont pas la même "politique" vis-à-vis du ballon rond. Si certains le voit comme un moyen d'être proche des jeunes, d'autres commettent des attentats contre cet "acte satanique".
Barcelone-Chelsea, demi-finale de la Ligue des champions, le 24 avril : dans le monde entier, on se souvient de l'exploit du club anglais. Sauf à Jos, dans le nord du Nigeria, où l'on se rappelle surtout l'attentat dans un café diffusant le match, qui a fait un mort et neuf blessés. Depuis, les bars de la ville sont soumis à un couvre-feu, à cause de la menace islamiste. Un condensé de la situation en Afrique où le ballon rond représente tout à la fois le sport-roi sans conteste et un casse-tête pour les islamistes. Considéré en même temps comme un "acte satanique" en Somalie, un "jeu d'infidèles" au Nigeria ou encore un tabou pour Al-Qaïda au Maghreb islamique (Aqmi), il fait office de gage de respectabilité pour les Frères musulmans en Egypte.
• En Somalie, les enfants à la guerre
En 2006, les shebabs, les rebelles islamistes qui contrôlent une grande partie du pays, ont qualifié ce sport "d'acte satanique". Une condamnation qui n'en est pas restée au stade des mots : au début du Mondial 2010, des Somaliens qui s'étaient réunis dans une maison pour regarder volets fermés et sans le son (lien en anglais) un Allemagne-Australie ont été massacrés. Un mois plus tard, en Ouganda, un bar et une discothèque qui diffusaient la finale Pays-Bas-Espagne ont été pris pris pour cible.
Si les fans sont visés, les joueurs ne sont pas épargnés. Un kamikaze a tué une étoile montante du foot somalien en 2011, relate la BBC (lien en anglais). En Somalie, "le foot est une distraction par rapport à l'objectif unique qu'est le djihad, explique Hanna Ouaknine, spécialiste des shebabs. Deux ados ont été mis à mort pour avoir regardé un match. S'ils sont surpris à jouer au foot, les enfants sont punis et battus. Car pour les shebabs, les enfants sont appelés à devenir très jeunes des enfants-soldats." Et ça n'est guère mieux dans le camp d'en face : le gouvernement de transition utilise aussi des enfants comme chair à canon, relate ainsi Le Monde.fr.
Les shebabs, qui veulent créer un émirat islamique sur le modèle de ce qu'ont fait les talibans en Afghanistan, n'ont pas banni que le foot : "Ils ont interdit les cloches dans les écoles, sous prétexte qu'elles rappelaient les églises catholiques, poursuit Hanna Ouaknine. Ils ont aussi interdit l'anglais, ce qui a posé problème car la Somalie reprenait les programmes scolaires du Kenya, rédigés en anglais. Du coup, ils ont interdit l'école et l'ont remplacée par des cours sur le Coran et le maniement des armes..." Sans ballon rond à la récré, bien entendu.
• Au Nigeria, Boko Haram en lutte contre les survêts
Les membres de la secte terroriste Boko Haram se surnomment eux-mêmes les "talibans du Nigeria". Dans leur esprit, il ne peut y avoir qu'un seul opium du peuple. "Le foot est vu comme un jeu pratiqué par les infidèles, qui distrait les gens de leur devoir religieux, explique James M. Dorsey, universitaire spécialiste du football au Moyen-Orient et auteur du blog The Turbulent World of Middle-East Soccer. Et même les vêtements de sport sont vus comme contraires à l'islam."
Dans le nord du pays, les islamistes de Boko Haram ont attaqué des bars et des "viewing centers", des salles communes équipées d'une télé. Les journées de championnat de Premier League anglaise sont classées à hauts risques. La ville de Jos, sur le terrain d'action de Boko Haram, a dû interdire début mai la diffusion du foot dans les cafés depuis le Chelsea-Barcelone cible d'un attentat. Dommage collatéral : la fédération nigériane a décidé de déplacer une rencontre de l'équipe nationale, prévue dans une grande ville du nord, dans le sud du pays. Officiellement, rien à voir avec la menace Boko Haram (lien en anglais). Officieusement, en revanche...
La secte ne prend pas un risque démesuré en s'attaquant au football, sport n°1 en Afrique et au Nigeria. Les stars viennent du sud du pays (16 des 23 joueurs retenus au Mondial 2010, par exemple), les grands clubs du championnnat se situent dans cette partie du pays... tandis que le fief de Boko Haram, et la population qui compte à ses yeux, est au nord.
• Au Mali, Ansar Dine sur la même ligne
Le groupe islamiste Ansar Dine, qui contrôle une partie du nord du pays, pratique le même programme "culturel" que Boko Haram et les shebabs. Les télévisions utilisées pour regarder des matchs ou jouer à des jeux vidéo ? Détruites. Pratiquer le foot ? C'est interdit. Les habitants de la ville de Gao, tombée aux mains de ces rebelles, ont manifesté pour le retour de leurs droits et ont été reçus par les nouveaux maîtres de la ville avec des coups de feu.
"Les interdictions sociales sont énoncées par des groupes dont le projet politique est de régenter la vie des gens. Tracer des lignes rouges, c'est un calcul politique classique des groupes terroristes. Ils savent tout de suite qui est avec eux, et contre eux", analyse Yves Trotignon, spécialiste du terrorisme au cabinet Risk&Co.
• Aqmi se désintéresse du ballon rond
Il y a deux raisons qui expliquent le silence d'Al-Qaïda au Maghreb islamique (Aqmi), le groupe phare de l'islamisme radical en Afrique, sur le football. "Interdire le foot est révélateur d'une forme de coupure avec la jeunesse. Or, qui constitue les troupes d'Aqmi ? Des jeunes, souvent en rupture scolaire, dont la seule distraction est de taper dans un ballon", constate Yves Trotignon. Qui poursuit : "Et contrairement à Boko Haram ou aux shebabs, Aqmi [dont le noyau dur, qui se situe en Algérie, est l'héritier des groupes terroristes des années 90] est un groupe terroriste qui sait qu'il n'arrivera pas à renverser le régime algérien. Donc il n'a pas besoin de chercher à contrôler la société."
En vingt ans de jihad en Algérie, il n'y a pratiquement jamais eu d'attentat contre un match de foot.
• Un Frères musulmans FC a bien failli exister
Contrairement aux shebabs, à Boko Haram et à Aqmi, les Frères musulmans veulent le pouvoir par les urnes en Egypte. Et pas se contenter d'un rôle d'éternel opposant. "Pour les Frères musulmans, le foot est considéré comme un moyen de faire de l'entrisme social, avec des équipes communautaires, explique Yves Trotignon. J'ai vu des foules plus impressionnantes pour la reprise du championnat égyptien que lors des manifestations de la place Tahrir. Ce serait une erreur politique, un handicap, que de s'attaquer au football en Egypte."
L'organisation islamiste organise des meetings dans des stades, ce qui serait impensable en Somalie. "Les Frères musulmans ont même envisagé de créer une équipe de foot, mais ils y ont renoncé", souligne James M. Dorsey. La nouvelle avait provoqué l'ironie des Egyptiens, qui attendaient avec impatience le match contre le FC Police (la police détient effectivement un club, Ittihad El-Shorta). Des Egyptiens curieux aussi d'assister à l'interprétation des règles façon Frères musulmans et qui en blaguaient déjà : "Tout joueur qui tire la barbe de son adversaire sera sanctionné d'un carton jaune", cite Al Arabya (lien en anglais). Mais depuis, le parti qu'ont fondé les Frères musulmans a gagné les élections législatives. "Les Frères musulmans se sont rendu compte que ce dont avait besoin le pays, c'était surtout un nettoyage de la corruption des années Moubarak dans les institutions sportives", conclut James M. Dorsey.
Moralité : dis-moi ce que veut ton groupe islamiste, je te dirais s'il interdit le football ou pas. "C'est trompeur de penser que l'islamisme est un bloc cohérent, uni, sans aspérité. Sa relation au football en est une illustration", résume Yves Trotignon.
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