Foot : d'où vient le chiffre de deux à trois millions de personnes prêtes à payer pour voir la Ligue 1 à la télé, avancé par la LFP ?

Article rédigé par Pierre Godon
France Télévisions
Publié
Temps de lecture : 5 min
Un caméraman filme le match de L1 Lyon-Nice, le 16 février 2024, au Groupama Stadium de Lyon (Rhône). (MATTHIEU MIRVILLE / MATTHIEU MIRVILLE)
Depuis 2018, cette estimation revient avec insistance dans les business plans des potentiels diffuseurs télés. Et interroge alors que l'essentiel des droits du championnat a été vendu à un nouvel acteur, DAZN, dont les tarifs s'annoncent élevés.

Combien d'abonnés sont réellement prêts à payer pour suivre la Ligue 1 depuis leur canapé ? C'est le chiffre le plus mystérieux du foot français, alors que 500 millions d'euros annuels ont laborieusement été obtenus en échange des droits de diffusion de la première division pour les cinq prochaines années, via le package de diffuseurs DAZN-BeIN Sports.

La Ligue de football professionnel (LFP), qui a longtemps caressé l'idée de commercialiser sa propre chaîne, s'était fixé un business plan ambitieux : 2 millions d'abonnés d'entrée de jeu pour 100% des matchs du championnat, avec un pic à 3,3 millions la dernière année, au tarif d'une trentaine d'euros mensuels, affirmait L'Equipe. "En réalité, je pense que même Vincent Labrune [le patron de la LFP] ne croyait pas à ces projections, tance l'économiste du sport Pierre Maes, consultant spécialiste des droits TV, qui voyait dans ces projections "un coup de bluff" pour pousser les candidats à augmenter leur offre.

Où sont les fans ?

Du flan, ces 2 à 3 millions d'accros au foot français ? "Ce chiffre ne repose sur aucune réalité propre", tranche Pierre Maes. En 2018, il apparaît dans les travaux d'un cabinet d'étude mandaté par la LFP pour l'aider à valoriser la Ligue 1 à un milliard d'euros. Une époque où la croissance potentielle des droits télé paraît infinie et le PSG aligne les têtes de gondoles avec Neymar et Mbappé. En 2021, on le retrouve dans le rapport parlementaire enquêtant sur le crash de Mediapro, éphémère diffuseur du championnat, incapable d'honorer ses engagements financiers. Le groupe sino-espagnol ambitionnait même de toucher 5 millions d'abonnés en 2023, et avait fixé le seuil de rentabilité de la chaîne (100% L1, 30 euros par mois) "entre 3 et 3,5 millions d'abonnés". Il n'a jamais dépassé, selon ses propres chiffres, 600 000 fidèles.

Difficile d'imaginer trois millions d'accros en manque de Saint-Etienne-Nice se ruer comme un seul homme sur DAZN et beIN quand les tarifs seront connus. A l'image des craintes exprimées sur le réseau social LinkedIn par Joseph Oughourlian, le patron du RC Lens : "Comment peut-on penser qu'une inflation du coût d'abonnement avec un accès à des catalogues moins généralistes pourra soutenir une croissance des téléspectateurs du football français ?"

Là où le chiffre est mal interprété, explique Pierre Rondeau, professeur d'économie à la Sports Management School à Paris, c'est que ce marché n'est absolument pas captif. "Quand Canal+ a perdu presque toute la L1, cela ne s'est pas traduit par une hémorragie d'abonnés", argue-t-il. A l'époque, plusieurs cabinets d'audit cités par Le Monde chiffraient entre 700 000 et 1,2 million le nombre d'abonnés qui auraient pu quitter la chaîne cryptée. Ce qui ne s'est pas traduit dans les faits. Un match de la Premier League, produit phare du groupe, a battu en avril 2023 un pic historique d'audience pour le championnat anglais en France, note Le Figaro. Comme si le fan de foot avait trouvé un produit de substitution à une L1 plus difficile d'accès.

Un cercle vertueux difficile à lancer

"La Ligue 1 n'est plus qu'un produit d'appel parmi tant d'autres, constate Pierre Rondeau. Ce n'est plus vraiment un déclencheur d'achat ou un produit de fidélisation." Quelque part entre Baron Noir et Le Bureau des légendes, en somme. Le nombre d'abonnés au Pass Ligue 1 d'Amazon n'a fait que frôler les 2 millions, selon un baromètre du cabinet NPA Conseil et de l'institut de sondage Harris Interactive. Et ce malgré une offre plus vaste que celle des diffuseurs retenus pour la saison 2024-25, puisque les matchs de Ligue 1 venaient en supplément de l'abonnement Prime du géant du commerce en ligne, et de sa plateforme de streaming. On reste pourtant très loin de l'âge d'or de Canal+, les années 1990, quand une famille trouvait son compte dans le package cinéma-foot. "Le modèle français s'est construit sur des diffuseurs pluridisciplinaires, avec une offre multiple", résume Pierre Rondeau.

Quel prix accepteraient de payer ces 2 à 3 millions de fondus de la L1 potentiels ? Clairement pas 50 euros, le tarif cumulé attendu par les observateurs pour les abonnements à DAZN et à BeIN Sports, qui diffusera chaque semaine la meilleure affiche de la journée. "On a beaucoup plus de mal à déterminer le seuil d'acceptabilité pour s'abonner", avance prudemment Pierre Rondeau. Une enquête, menée auprès de fans de sport par deux économistes en 2019 chiffrait à 30 euros le montant maximal pour tous les abonnements sportifs. L'économiste rappelle une étude menée par l'institut CSA en 2022, selon laquelle un supporter du PSG ou de l'OM consentirait à verser un peu moins de 9 euros chaque mois pour voir tous les matchs de son club, et un Lyonnais pas plus de 6 ou 7 euros.

Des montants qui seraient très insuffisants pour permettre au foot français d'exister sur la scène européenne, expliquait le patron du RC Lens Joseph Oughourlian lors d'une audition au Sénat, fin juin : "Dans notre métier, le prix détermine le produit. Vous nous donnez plus d'argent pour nos droits, on investit dans nos clubs, ils sont plus performants, on va loin en Coupe d'Europe, ils sont plus attractifs, il y a plus de gens qui regardent la télé. C'est ce que les Anglais ont compris, il y a trente ans." Un modèle que le foot français n'a toujours pas réussi à mettre en place.

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