On vous explique pourquoi "enculé" est une insulte homophobe
L'injure compte parmi les plus courantes dans les stades, mais pas seulement. Le mot qui crispe supporters, Ligue et Fédération française de foot s'est invité dans le langage courant, mais est de moins en moins toléré.
"Arbitre enc**ée, est-ce homophobe pour une femme ?" Avec cette question provocante, les supporters jouent à chat avec la Ligue de football professionnel (LFP). Déployée par le kop angevin, lors d'une rencontre avec Metz arbitrée par Stéphanie Frappart, fin août, la banderole pourrait valoir une amende au club d'Angers (Maine-et-Loire), selon L'Equipe. Depuis que les arbitres ont le droit d'interrompre les matchs à cause d'un chant ou d'une banderole homophobe, certains supporters donnent dans la surenchère. Ce ne sont plus seulement les adversaires et les arbitres qui sont des "enculés", c'est maintenant la LFP qu'"on encule". D'autres tentent de calmer le jeu, en affichant "courage aux LGBT, nique la LFP".
Du côté des acteurs du football français, l'heure est aux discussions sur le sujet, après la passe d'armes, début septembre, entre Noël Le Graët et Roxana Maracineanu. Le patron de la Fédération française de football avait différencié lutte contre racisme et homophobie dans les stades, suscitant une réaction courroucée de la ministre des Sports, qui avait jugé cette position "erronée". Les deux ont ensuite fait savoir dans un communiqué commun qu'ils partageaient "le principe d'une action résolue, adaptée et pragmatique".
Reste que dans les stades et en dehors, on s'interroge : est-ce qu'"enculé", c'est vraiment homophobe ?
Une insulte homophobe et sexiste
Commençons par évacuer le doute. Même si la question des Angevins était rhétorique, la réponse est "oui", pour toutes les personnes interrogées par franceinfo. Employer le terme "enculé" comme insulte est homophobe, et aussi sexiste. Le Trésor de la langue française retient deux définitions pour ce terme : d'abord "pédéraste passif", déjà très péjoratif, mais aussi "injure adressée à une personne considérée comme méprisable, sotte, dénuée de courage". Le mot sert donc à désigner les hommes gays et la sexualité qu'on leur attribue, mais aussi à insulter, indépendamment de l'orientation sexuelle et des pratiques de l'autre. "Il n'y a aucun doute sur la dimension homophobe de cette insulte", tranche la linguiste et sémiologue Marie Treps. En outre, c'est un mot transparent, "un mot qui fait image, dans lequel on entend nettement 'cul', donc il est difficile de le vider de son sens premier", poursuit-elle.
L'injure est également sexiste, car c'est "la passivité supposée de la personne qui est enculée, qu'il s'agisse d'une femme ou d'un homme, qui confère à ce nom une dimension insultante", complète Marie Treps. D'ailleurs, "toutes les insultes homophobes ont à l'origine une signification en termes patriarcal et sexiste, dans le sens où elles désignent soit la présence de traits féminins chez un homme, soit une moindre masculinité", précise Sébastien Chauvin, coauteur de Sociologie de l'homosexualité, au Monde.
"Il s'agit d'une insulte hétérosexiste, c'est-à-dire une insulte d'homme hétérosexuel qui vise à inférioriser les femmes et les gays", confirme l'avocat Etienne Deshoulières sur le site de SOS Homophobie. Il rappelle d'ailleurs que la Fifa a déjà sanctionné la Fédération mexicaine lors de la dernière Coupe du monde pour le chant de supporters "'Eeeeeeh Puto', synonyme du fameux 'Oh hisse enculé !' des supporters français". "Puto" étant un terme injurieux qui désigne les hommes prostitués et, par extension, les hommes gays.
"C'est stigmatisant, dans les deux cas"
Marie Treps, auteure de Maudits mots, la fabrique des insultes racistes, ajoute un parallèle avec les insultes à connotation raciste. "C'est stigmatisant, dans les deux cas", analyse-t-elle. "Le racisme, c'est considérer 'l'Autre' comme différent sur le plan de l'humanité, et même inférieur ou anormal. C'est aussi le cas de l'homophobie", développe la linguiste.
Amatrices de foot ou non, les personnes qui emploient l'injure "enculé" se défendent souvent de toute "intention" homophobe. Mais qui décide de la dimension homophobe d'une insulte ? Dans une étude publiée en 2017 sur les injures à caractère homophobe, l'Observatoire national de la délinquance (ONDRP) écarte la notion d'intention, pour retenir la perception. "Les injures homophobes, comme les injures en général, sont toujours sujettes à interprétation. L'injure se caractérise en effet par le fait qu'elle dépend de la perception de la personne visée", peut-on lire.
Une des insultes préférées des automobilistes
Les supporters de foot tiennent-ils vraiment à cette insulte ? Si les premières banderoles de la saison tendaient à le faire croire, les positions évoluent. Les supporters protestent surtout contre toutes les mesures "liberticides". Les ultras critiquent une politique qu'ils jugent trop sécuritaire et demandent de manière récurrente d'assouplir les interdictions de fumigènes et les restrictions de déplacements pour assister aux rencontres. Désormais, ils accusent la LFP d'instrumentaliser la lutte contre l'homophobie, sans expliquer pourquoi "enculé" est une insulte discriminante. "On est passés de 'personne ne dit rien' à 'il faut tout arrêter', sans dialogue avec les supporters et sans travail de définition", explique James Rophe, porte-parole de l'Association nationale des supporters. Selon lui, "le travail est forcément long".
"Quand on a été élevé là-dedans, c'est difficile de s'en émanciper", confirme le sociologue Philippe Liotard à franceinfo. Car ce "folklore" aux accents homophobes remonte "peut-être à fin des années 1980, début des années 1990", au moment où les ultras ont commencé à s'organiser. Ce n'est pas très ancien, mais "les supporters qui ont 20, 30 ou 40 ans ont toujours entendu 'pédé' et 'enculé' dans les tribunes", explique le chercheur. Remplacer ce vocabulaire demande "une transformation de la culture". Mais "les débats actuels forcent les supporters à réfléchir", assure le spécialiste des discriminations dans le sport.
Ce maître de conférences à l'université Claude-Bernard de Lyon ajoute que le foot est loin d'être le seul sport concerné. Un petit garçon inscrit dans un club "de foot, de hand, de basket ou de volley", "on lui dit très vite qu'il doit montrer qu'il n'est 'pas un pédé' (...) cette culture est intériorisée", expliquait-il à RMC Sport. Et les éducateurs sportifs ne se rendent pas toujours compte du poids de leurs mots. Il faut dire que les insultes homophobes, comme les insultes sexistes, sont très ancrées dans le langage courant. "Enculé" est d'ailleurs l'une des insultes préférées des Français, surtout lorsqu'ils sont au volant. Elle arrive en deuxième position derrière "connard", selon un sondage publié par le site spécialisé Minute Auto, en 2016.
Aucun joueur professionnel "out" en France
Le sport n'est en réalité qu'un reflet d'une société française "qui a toujours un problème pour accepter les personnes LGBT", analyse Philippe Liotard. "Il suffit de se rappeler l'opposition au mariage pour tous", ajoute-t-il. Mais surtout de compter les attaques contre les LGBT. Les insultes représentent la moitié des quelque 1 600 actes LGBTphobes recensés par SOS Homophobie en 2018. Et elles accompagnent parfois des agressions physiques : il y en a eu 231 l'an dernier, selon l'association.
Dans les stades, ces injures, même si elles ne mènent pas forcément à des coups et blessures, contribuent donc à entretenir un climat dans lequel les homos peinent à exister. L'ancien international Olivier Rouyer est le seul joueur professionnel à avoir fait son coming out en France, plusieurs années après la fin de sa carrière. Aujourd'hui, aucun footballeur ni aucune footballeuse tricolore pro n'assume publiquement son homosexualité. "Je suis persuadé qu'il y a des gamins en centre de formation qui sont passés à côté d'une carrière parce qu'ils n'ont trouvé personne pour les aider", assure Olivier Rouyer à Ouest France.
Même ceux qui affichent leur soutien aux personnes LGBT sont rares. Pour son documentaire Footballeur et homo, au cœur du tabou, Yoann Lemaire, président de l'association Foot ensemble, a eu la plus grande difficulté à obtenir la participation de joueurs comme d'entraîneurs et de présidents de clubs. "Personne ne voulait parler. C'est encore plus tabou chez eux que chez les supporters", raconte-t-il à franceinfo. Seul Antoine Griezmann a participé et assuré qu'il serait "fier" qu'un de ses coéquipiers puisse lui révéler son homosexualité. Or, pour Yoann Lemaire, les responsables des clubs et les joueurs ont la même responsabilité que les supporters.
A un moment, il faut dire stop. Tu es au courant que c'est homophobe, tu continues, tu assumes, maintenant tu iras devant une commission ou devant un tribunal.
Yoann Lemaire, président de Foot ensembleà franceinfo
C'est aussi la conclusion à laquelle arrivait Gaëlle Krikorian, sociologue, sur son blog hébergé par Mediapart, en 2014. Elle revenait sur l'insulte "enculé", proférée cette fois à l'encontre d'un haut responsable politique, et expliquait pourquoi il était nécessaire d'arrêter de l'employer à tout-va. "Utiliser les références de l'homophobie, c'est produire de l'homophobie", résumait-elle. Donc, "si vous n'êtes pas homophobe, n'utilisez pas les mots qui servent à désigner les homosexuels comme insulte".
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