Projet de rachat de l'OM : "Si le Qatar s'y oppose, l'émirat serait jugé pour prendre parti", selon Pascal Boniface
Comment jugez-vous le projet de rachat d'investisseurs provenant du Moyen-Orient porté par Mourad Boudjellal ? Est-ce un projet qui vous semble sérieux ?
Pascal Boniface : "Ce projet est crédible en tout cas. Il est crédible que des fonds venant du Moyen-Orient, et surtout d'Arabie saoudite, veulent racheter l'OM en s'attachant les services de Mourad Boudjellal, qui est une figure importante du monde du sport et des médias. Il attire la lumière et il y aurait un président emblématique qui se mettrait à la tête d'un projet diplomatico-sportif. Après, il faut voir si Franck McCourt souhaite vendre ou pas. D'un point de vue capitalistique, pourquoi pas, puisqu'il réaliserait un beau bénéfice (un rachat à hauteur de 300 millions d'euros est évoqué alors que l'Américain a racheté l'OM pour 50 millions d'euros en 2016, ndlr). À Marseille, on se rappelle de l'épisode Jack Kachkar (qui souhaitait acheter l'OM en 2007, ndlr) qui a traumatisé le club, parce qu'il s'est avéré être un escroc. Donc les supporters marseillais sont vigilants. Mais l'hypothèse de voir des fonds saoudiens racheter l'OM n'est pas idiot, d'autant plus avec la rivalité Qatar-Arabie saoudite qui permettrait notamment de faire revivre la rivalité PSG-OM, emblématique des 25 dernières années."
Justement, on ne connaît pas encore l'identité des investisseurs, mais selon vous, ils viendraient avec la volonté de concurrencer le PSG et la diplomatie sportive mise en place par le Qatar ?
PB : "On en reste au stade des hypothèses bien sûr, mais le fait que des fonds saoudiens viennent racheter l'OM est très crédible, notamment parce que le club est une marque très connue. Et donc, les Saoudiens viendraient directement concurrencer le Qatar et réinventer le Clasico PSG-OM, en donnant les moyens à Marseille de jouer à argent égal avec le PSG. Cette hypothèse de rachat s'inscrirait dans ce que font les Saoudiens depuis deux-trois ans, en investissant massivement dans le sport en hébergeant des grands événements chez eux, comme le Dakar ou la Supercoupe d'Italie."
Si les investisseurs qui souhaitent acquérir l'OM s'avéraient être des businessmen d'ordre privés et qu'il n'y a pas d'entreprise publique, peut-on y voir derrière les manœuvres du royaume et du pouvoir ?
PB : "Bien sûr, parce que c'est la stratégie du prince héritier Mohammed Ben Salman (dit MBS, ndlr) qui veut exister dans le monde du sport. Si ce sont des investissements privés, soit ce sont des businessmen qui veulent bien se faire voir de MBS, soit ils le font à la demande de ce dernier. Ce n'est pas un projet qui sort de nulle part, parce qu'on serait dans les clous du projet Vision 2030 (un plan du royaume de diversification de l'économie, ndlr), notamment pour améliorer l'image de l'Arabie saoudite à l'international."
"On peut se dire que c'est mieux qu'ils se battent à coups de matches de football qu'à coups de canon"
Ces dernières semaines, on a pu apercevoir plusieurs événements (rachat de Newcastle, interruption des retransmissions de la Serie A sur beIN Sports, tentative de rachat des droits TV de la Bundesliga par l'Arabie saoudite) sur la scène du football européen qui révèlent les rivalités entre pays du Golfe. Comment expliquer que ces querelles se manifestent sur les terrains sportifs ?
PB : "Il y a deux très fortes rivalités croisées. D'abord, entre le Qatar et les Émirats arabes unis, avec dans les deux cas, des petits pays avec une faible population et un fort PIB. La défaite du PSG, détenu par les Qatari, contre Manchester City, détenu par les Émiratis, en 2016 (en quarts de finale de Ligue des champions, ndlr) qui a conduit à l'éviction de Laurent Blanc, a été durement ressentie par le PSG. La seconde rivalité est entre l'Arabie saoudite et le Qatar. Ce dernier n'a qu'une seule frontière, avec le royaume saoudien, qui a toujours vu l'émirat comme une excroissance et qui a toujours pensé qu'il devrait exercer sa souveraineté sur ce territoire. Le fait que le Qatar ait créé la chaîne Al Jazeera, très critique de l'Arabie saoudite, que le Qatar soutienne les Frères musulmans dans plusieurs pays et qu'il ait des relations apaisées avec l'Iran, est venu accentuer cette rivalité. Et les Saoudiens sont très jaloux des différents succès du Qatar dans le monde du sport, avec ce grand symbole qu'est l'organisation de la Coupe du monde. Donc l'Arabie saoudite fait tout pour saboter cela. Et le sport est devenu un terrain supplémentaire de ces rivalités."
Finalement, ce sont des guerres par procuration auxquelles se livrent les États du Golfe à travers le sport européen ?
PB : "Oui, c'est ça. Mais on peut se dire que c'est mieux qu'ils se battent à coups de matches de football qu'à coups de canon. Le sport est devenu un instrument de géopolitique. Tout le monde regarde le sport, et le football est le plus visible. Les Saoudiens, avec quelques années de retard, se sont décidés à jouer sur le même terrain que le Qatar qui a commencé à développer sa diplomatie sportive au début des années 2000. Avant le rachat du PSG en 2011, très peu de gens connaissaient le Qatar. Maintenant, l'émirat est connu à travers le monde entier et les Saoudiens veulent concurrencer le Qatar sur ce domaine d'excellence."
L'offre de rachat du club anglais de Newcastle pourrait échouer en raison de la prise de position du Qatar, qui a dénoncé le piratage de beIN Sports par le royaume saoudien avec la chaîne beoutQ. Est-ce que ce piratage à grande échelle pourrait faire échouer le projet de rachat de l'OM porté par Mourad Boudjellal ?
PB : "Il ne faut pas oublier que dans le cas du rachat de Newcastle, la veuve de Jamal Khashoggi (journaliste saoudien dissident assassiné et démembré en Turquie par un commando mandaté par le royaume en octobre 2018, ndlr) a pris position et a demandé à la Premier League de ne pas valider ce rachat. Cela a jeté un discrédit de plus sur l'image de MBS. Mais il n'est pas sûr que la veuve de Khashoggi (Hatice Cengiz, ndlr) ait autant de contacts en France qu'au Royaume-Uni. Pour ce qui est du Qatar, dans le cas du rachat de l'OM, l'émirat serait jugé pour prendre parti. Si le Qatar s'y oppose, tout le monde dirait que c'est pour ne pas avoir un rival, et donc il est plus délicat pour eux de s'opposer au rachat de l'OM."
Alors que l'Arabie saoudite continue de développer sa diplomatie sportive dans le cadre du projet Vision 2030, peut-on s'attendre à davantage de conflits par procuration dans le domaine du sport, qui démontrent les rivalités entre pays du Golfe ?
PB : "Encore une fois, je préfère qu'ils s'affrontent dans le domaine du sport que dans le domaine militaire. Mais c'est sûr qu'il y en aura d'autres. Le monde arabe est divisé, les conflits opposent les protagonistes de ce monde arabe et on voit que ces rivalités sont encore plus fortes qu'auparavant. Le sport est vécu comme un moyen d'imposer sa marque, son prestige, et d'humilier sur le plan symbolique son adversaire. Cela permet également de fédérer une population derrière soi. Ces affrontements par procuration, c'est une façon pour les Qataris de se réunir autour de l'émir contre les puissances étrangères, et pour les Saoudiens de désigner un ennemi accusé de tous les maux. Donc ces rivalités vont de plus en plus se retrouver dans le domaine du sport."
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