Ligue des Champions : comment Jérôme Boateng est devenu le porte-étendard de l'anti-racisme dans le football ?
"Le monde entier regardera". Jérôme Boateng est particulièrement lucide sur le degré d’influence des footballeurs. Il le sait et l’a toujours su : une prise de position sur un terrain de football professionnel en vaut mille autres ailleurs, d’autant plus lorsqu’on fait partie d’une des équipes les plus médiatisées au monde. C’est ce qui l’a conduit, le 24 juillet dernier, à faire un appel à ses collègues footballeurs : que tous gardent en tête le mouvement mondial actuel contre les actes racistes, dans le sillage de la mort de George Floyd aux États-Unis. Et, si possible, qu’ils affichent leur soutien sous les projecteurs de la sacro-sainte Ligue des champions, dont la seule finale réunit chaque année entre 150 et 200 millions de téléspectateurs à travers le monde. "Il est très important de continuer cela en Ligue des champions, spécialement lors de la finale, parce que le monde entier regardera, a-t-il affirmé dans une interview au média britannique The Independant. J'espère que des sports qui n'ont pas encore repris vont nous rejoindre, je pense que c'est très important." Les joueurs vont-ils suivre ?
Quoi qu’il en soit, la prise de parole de Jérôme Boateng montre qu’au moins une partie des joueurs s’y sent prête. L’Allemand n’en est d’ailleurs pas à sa première prise de parole sur la question : au fil des années, il est devenu, en Allemagne comme en Europe, un porte-parole officieux de l'anti-racisme dans le football.
Symbole de l’intégration...et du racisme
Les incidents racistes demeurent fréquents sur les terrains européens, et allemands. Boateng les pointe fréquemment du doigt sur les réseaux, comme s’il se savait au premier rang des personnes noires influentes en Allemagne, auprès des jeunes et des nombreux suiveurs de la Bundesliga. Le 4 février dernier, Jordan Torunarigha, jeune joueur allemand d'origine nigériane, entend des cris de singe à son encontre dans les tribunes de Schalke 04 lors d’une rencontre de Coupe d’Allemagne. Il s’emporte, se fait expulser, et finit en larmes. Réaction quasi-immédiate de Jérôme Boateng : "Ça m’a choqué, et ça fait mal, a-t-il déclaré dans une interview exclusive à l’agence SID. Voir un jeune en Allemagne pleurer sur le terrain parce qu’il subit des attaques racistes, c’est très triste."
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Après la Coupe du Monde 2018, Mesut Özil a quitté l’équipe de football allemande après une pluie de critiques en raison de sa proximité avec le président Erdogan. Il s’était alors plaint de « menaces racistes » venant d’Allemands mécontents. Boateng a été son premier coéquipier à prendre la parole pour soutenir Özil dans sa démarche, en postant une photo sur Twitter lui souhaitant bon courage pour la suite.
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S’il n’hésite plus aujourd'hui à user un maximum de la tribune du football, cela remonte particulièrement à l’année 2016. Jérôme Boateng est alors au sommet de sa popularité. Il a été l’un des acteurs majeurs du titre de champion du monde de la Nationalmanschaft, deux ans plus tôt. Sa réputation est telle qu’il devient un symbole de la réussite de l’intégration allemande, tout comme l’Allemand d’origine turque Mesut Ozil,
A la même époque, l’Allemagne connaît la montée progressive du vote d’extrême-droite. L'AFD, parti nationaliste, obtient des sièges dans les parlements régionaux et connaît, au fil des années, une popularité inédite pour un tel mouvement depuis la Seconde Guerre mondiale. Interrogé sur la popularité grandissante des joueurs immigrés dans l'équipe nationale, tel que Jérôme Boateng, le vice-président de l'AFD, Alexander Gauland, déclare au Frankfurter Allgemeine Zeitung en mai 2016 : "Boateng ? Les gens l’apprécient en tant que footballeur. Mais ils ne veulent pas avoir Boateng comme voisin."
C’est le début d’un tourbillon médiatique dont Boateng lui-même ne pourra contrôler les tenants, et encore moins, les aboutissants. C’est que d’un côté, il devient la cible favorite de la "fachosphère" allemande. Et de l’autre, une nouvelle figure de l’anti-racisme en Allemagne auprès du grand-public. Martyre d’une Allemagne qui se scinde entre une majorité tolérante et une minorité – de plus en plus nombreuse – ultraconservatrice et xénophobe.
Devant le tollé, Alexander Gauland finit par nuancer ses propos. Sans pour autant se rétracter totalement : il dit respecter "l’opinion de certaines personnes" sur le joueur et salue "l’intégration réussie de M. Boateng", en insistant sur le fait qu’il était de "confession chrétienne". A la même époque, le mouvement ultra-conservateur Pegida avait critiqué la campagne publicitaire des chocolats Kinder, qui utilisait des photos d'enfance des joueurs de la Mannschaft. Deux images avaient concentré leurs critiques : celles d’Ilkay Gündogan, d’origine turque, et celle de Jérôme Boateng.
L’intimité, son arme militante
Le défenseur du Bayern Munich se servira de ces attaques. Pour lui, la vie privée ne doit pas à tout prix être cachée, dans la mesure où elle peut susciter l’identification, et donc, la sensibilisation. Le racisme devient à la fois une question intime et un moyen d’affirmer son identité. Pour le premier numéro de sa propre revue lifestyle "Boa", édité fin 2018, il se livre comme jamais sur son expérience du racisme. Il revient sur son enfance. "Mes parents ne me parlaient jamais de ma couleur de peau. Ce n’était même pas un sujet. Alors quand j'ai commencé à me faire insulter sur le terrain, ça a été brutal". Il se souvient particulièrement d'un épisode : "Un jour, le père d’un de mes adversaires a traversé le terrain pour m’insulter. Ensuite il a dit à son fils : "Bouffe le ce putain de nègre !" Je me suis mis à pleurer sur le terrain".
Son témoignage fait grand bruit en Allemagne. Il reçoit le soutien d’une grande partie des fans du Bayern. Mais le racisme à son encontre dans les stades allemands ne s’est pas tari, loin de là. "Aujourd’hui j’entends toujours des remarques racistes quand je m’échauffe. Des cris de singe qui viennent des tribunes, malgré tous les matches que j’ai joués pour l’équipe d’Allemagne. Ils disent "Casse toi de notre pays, putain de nègre."
Il fut évidemment l'un des premiers à réagir à la mort de George Floyd lors de son arrestation à Minneapolis, en juin dernier.
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"Je me bats pour mes frères et soeurs qui n'ont pas eu la chance que j'ai, qui n'ont pas eu le privilège de montrer leur talent (...) Je n'accepterai jamais cette façon dont les gens sont traités, voire tués, pour leur couleur de peau ou leur religion. L'important est d'agir sur l'éduction. Aucun enfant ne naît raciste. L'éducation, c'est la clé." Une éducation qui commence par un genou à terre en Ligue des Champions ?
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