Mort de Pelé : combien de buts le roi du foot a-t-il vraiment marqués ?
Un coup de sifflet intime le silence aux 80 000 spectateurs qui s'entassent dans les gradins du mythique stade Maracana de Rio de Janeiro (Brésil). L'arbitre de la rencontre entre Vasco de Gama, club mythique de la ville, et Santos, son équivalent à Sao Paulo, désigne le point de penalty. Pas un sifflet ne descend des tribunes. Pourtant, c'est un attaquant de l'équipe adverse qui s'apprête à transformer la sentence : Edson Arantes do Nascimento, dit Pelé, l'icône du football brésilien qui s'est éteinte jeudi soir à 82 ans. "J'avais l'impression de jouer seul contre le reste du monde. (...) Même les supporters de Vasco étaient contre moi", se souvient le gardien du club de Rio, Edgardo Andrada, auprès de la Fifa.
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Tout juste un défenseur carioca tente-t-il discrètement de labourer le cercle de craie avec ses crampons, pour compliquer la tâche au tireur. Les joueurs de Santos, eux, se placent derrière la ligne médiane pour assister à un moment historique, raconte Ben Lyttleton dans Twelve Yards : The Art and Psychology of the Perfect Penalty Kick*. Pelé se met en position, marque une pause dans sa course d'élan, et trompe le gardien de Vasco, parti du bon côté mais qui ne fait qu'effleurer le ballon. Ce 19 novembre 1969, l'attaquant brésilien vient de faire trembler les filets pour la millième fois.
Des spectateurs envahissent le terrain et Pelé est porté en triomphe, le ballon sous le bras (l'objet sera vendu 90 000 euros aux enchères en 2016, note le Guardian*). Le match est interrompu pendant 20 minutes, laissant le temps aux fans d'offrir au joueur un maillot... de Vasco, floqué du numéro 1 000. Cela ne fait que quelques semaines que les journalistes ont sorti leur calculette pour déterminer le total de buts du meilleur joueur du XXe siècle, selon le titre que lui décernera plus tard la Fifa*. Jusque-là, cette statistique n'intéressait pas plus que ça "O Rei", "le Roi" en portugais. Ce 19 novembre 1969, l'attaquant laisse pourtant échapper quelques larmes sur le terrain.
Le compte n'est pas bon
Le lendemain, le journal brésilien O Globo partage sa une entre "le but" de Pelé et "la Lune", clin d'œil au succès de la mission Apollo 12. Ce n'est que quatre décennies plus tard qu'on s'apercevra que les journalistes chargés du calcul étaient, eux aussi, dans la Lune. Des recherches menées pour le documentaire Pele Eterno (2004) mettent au jour une dizaine de matchs disputés par Pelé, mais passés sous le radar des reporters de l'époque. Selon le décompte reconnu par l'attaquant, publié en annexe de la plus récente de ses autobiographies*, il a franchi le cap des mille buts dix jours avant la rencontre contre Vasco, lors d'un match à Recife. De quoi consoler Pelé, qui "aurait préféré marquer dans le jeu plutôt que sur penalty", comme il le confiait en 2019 à la Gazetta dello Sport (lien en italien).
Mais ce n'est qu'une des controverses autour des statistiques de la carrière du Roi Pelé. Personne ne conteste son talent, son aura, son statut... Son total de buts, en revanche, fait l'objet de nombreuses interprétations. L'intéressé fixe la barre à 1 283 buts, toutes compétitions confondues. Le Guinness des records* s'arrête à 1 279 (ses mathématiciens ne comptent pas des buts pour des matchs d'exhibition disputés après sa retraite). Le Conmebol (lien en espagnol), équivalent sud-américain de l'UEFA, table sur 1 281. Un chiffre longtemps suivi par la Fifa, qui est finalement revenue à un prudent "plus de mille"*. Cerise sur le gâteau, le site de référence RSSSF en totalise 1 303*.
Qui dit vrai ? On ne le saura sans doute jamais, faute de disposer des images de chaque rencontre - un souci que ne rencontreront pas les historiens qui se pencheront sur les mérites comparés de Messi, Ronaldo ou Mbappé. Certains observateurs n'excluent pas que des buts attribués à Pelé l'aient été par erreur... Son partenaire Coutinho, qui lui ressemblait, a même eu cette boutade relevée par le site Lucarne opposée : "Il avait l'habitude de dire que lorsqu'il faisait une bonne action, les gens disaient que c'était Pelé et, lorsqu'il ratait un geste, c'était Coutinho".
Bataille de chiffres
Dans le total qu'il s'attribue, Pelé n'inclut pas les buts marqués dans son jardin ou dans le film A nous la victoire (où il donne la réplique à Sylvester Stallone), mais presque. Comme le rapporte Lucarne opposée, le n°10 auriverde prend en compte les dix buts qu'il a inscrits avec une équipe de garde-côtes pendant son service militaire, ou encore trois autres marqués en match de gala contre le syndicat des joueurs professionnels de Rio de Janeiro. "Il y a une vingtaine de buts qui sont sujets à caution dans son total", affirme à franceinfo Marcelin Chamoin, spécialiste du football brésilien pour Lucarne opposée.
Jusque dans les années 1970, Pelé dispute avec Santos le championnat régional de l'Etat de Sao Paulo. Et pour arrondir les fins de mois, il multiplie les tournées en Europe. "La majorité des buts de Pelé ont été marqués lors de matchs amicaux ou dans le championnat paulista", souligne ainsi Lucarne opposée. Ramené aux seuls matchs officiels, son total chute à 766 buts (ESPN* en trouve 767, et RSSSF 778*). Et voilà Pelé relégué derrière des joueurs méconnus comme l'Allemand Erwin Helmchen (987 buts dans les années 1930, selon RSSSF) ou l'Autrichien Josef Bican (821 buts), que la Fédération tchèque voudrait propulser au rang de meilleur buteur de tous les temps*.
Rayer d'un simple trait de plume les quelque 500 buts marqués par Pelé lors de matchs amicaux serait très réducteur. Pour preuve, l'importance que donnaient les clubs européens à ces rencontres. "En 1961, après seize matchs en Europe sans défaite, Santos chute en Grèce face à l'Olympiakos, raconte Odir Cunha, historien et journaliste, à la chaîne américaine ESPN*. Cette victoire a été tellement marquante pour eux qu'elle figure dans les paroles de l'hymne officiel du club !"
N'allez pas croire que participer au championnat régional de Sao Paulo des années 1960 (le Brésil n'a créé un championnat national qu'en 1971, selon la Revue internationale et stratégique) équivaut à envoyer Kylian Mbappé se frotter aux équipes de district de la Creuse. "Le championnat paulista est l'un des meilleurs au monde à l'époque, insiste Marcelin Chamoin, de Lucarne opposée. La quasi-totalité de l'équipe du Brésil y évolue, ou alors dans le championnat de Rio. Et on parle d'une génération bien supérieure à celle qu'on connaît actuellement." Excusez du peu : Jairzinho*, Garrincha, Carlos Alberto... Pelé dispose donc de sérieux arguments pour s'arc-bouter sur son total de 1 283 buts. De là à s'autoproclamer "meilleur buteur de tous les temps", comme il ne se privait pas de le faire sur son compte Instagram, il y a une marge.
Un autre Brésilien, qui semait la terreur dans les surfaces de réparation au début du siècle dernier, aurait d'ailleurs pu lui voler la vedette : Arthur Friedenreich, crédité de plus de 1 300 buts entre 1909 et 1935. Mais les preuves de ses exploits ont disparu à la mort de son coéquipier et archiviste officieux, Mario de Andrade, au milieu des années 1960. Le temps que les journalistes apprennent son décès, ces précieux documents avaient été éparpillés dans une décharge de Sao Paulo, racontent Paul Simpson et Uli Hesse dans leur livre Who Invented the Stepover. Déjà affaibli, Friedenreich n'a pu éclairer les reporters venus l'interroger sur son potentiel record. S'il avait mis tout le monde d'accord, le total de buts de Pelé aurait généré moins de littérature.
* Les liens marqués par des astérisques renvoient vers des contenus en anglais.
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