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Les Barjots ont 25 ans (4/5): Des "Barjots" et un "Kéké"

Envoyé spécial de France télévisions en Islande et commentateur de la finale retransmise en direct sur France 3, Jean-François Kerckaert dit "Kéké" a partagé le quotidien des "Barjots" pendant une grande partie de leur épopée de 1995. Il revient pour nous sur les coulisses de ce titre historique pour le sport français.
Article rédigé par Jean-François Kerckaert
France Télévisions - Rédaction Sport
Publié
Temps de lecture : 9min
 

"Dis-donc Kéké, tes handballeurs, là, c’est pas un peu des charlots ?" Jacques Ségui, rédacteur en chef de Tout le Sport est en droit de se poser la question. On est le vendredi 12 mai 1995 au matin, lendemain d’une piteuse défaite contre la très, très modeste Roumanie. Qualification pour les huitièmes de finale mal barrée. "Pas des charlots, patron, des Barjots", je réponds. Et sans écouter mes "ils sont imprévisibles" et autres "avec eux il faut s’attendre à tout", Ségui me laisse partir pour l’Islande le samedi 13 mai, persuadé de me revoir le lundi suivant.

"Vous avez bien fait de venir !"

Ségui a eu raison de signer l’ordre de mission et tort de croire que ça ne lui coûterait pas trop cher… On arrive à Reykjavík avec Patrick Goupillion (caméraman), Sophie Kerboul (monteuse) dix minutes avant la fin de France-Danemark. Victoire d’un but. Qualifiés ! On enregistre une interview en faux direct avec Daniel Costantini : "Vous avez bien de fait de venir, au moins quand vous êtes là, on se met à bien jouer" dit-il au micro. La meilleure bienvenue qui soit… Début de l’immersion avec la future première équipe de France championne du monde. On se connaissait déjà, eux et nous. Nous allons devenir amis.

Quelques interviews et une nuit plus tard, les Français sombrent contre l’Allemagne, restent qualifiés mais vont devoir se coltiner l’Espagne dans le huitième de finale le plus relevé du tableau. "C’est quand on est dos au mur comme maintenant qu’on se retrouve" me confie Philippe Gardent dit "Boule", pivot historique de l’équipe. On diffuse l’interview, mais j’ai un peu de mal à le croire. Un truc cloche dans l’équipe. Ils sont sortis du terrain après l’Allemagne, tête basse,  comme résignés. Pas leur genre. Ils ne se sont même pas engueulés. Inquiétant. Ils ne se ressemblent plus. Costantini  espérant peut-être que la remarque revienne à leurs oreilles, dit : "Ils sont capables de génie, mais globalement, ils ne travaillent pas assez avec leurs clubs respectifs tout au long de l’année."

Mardi 16 mai, on les rejoint à Akureyri, minuscule patelin au nord du pays, face au Groenland. Ils sont assis aux tables du resto de l’hôtel, Denis Lathoud a initié un grand déballage entre joueurs. La famille a des choses à se dire, sans le patriarche. Pendant le règlement de comptes, Costantini déambule seul dans un décor de western façon viking : rues vides, soleil et vent glacial. Celui qu’ils appellent "Aldo" avec tendresse, sait qu’il doit lâcher prise le temps de cet avant-match. Patrick filme les deux scènes, à distance. Immersion n’est pas intrusion.

"Pose ta caméra et viens boire un coup !"

Ils battent l’Espagne, pourtant favorite. Ils se battent contre les Espagnols parce que Garalda, depuis le banc de touche a filé un coup de chausson vicelard à Richardson tombé à ses pieds. Ça y est, ils sont ressoudés. Sale temps pour ceux qu’ils vont croiser. Denis Lathoud : "Non, c’était pas les révoltés du Bounty, cette réunion. Il fallait qu’on se remette chacun à accepter les erreurs des autres." Ils savent tous qu’"Aldo" bosse et les fait bosser depuis 7 ans pour le bonheur qui va les envahir le dimanche suivant. 

Et nous, on peut bosser partout, tout le temps et autant qu’on veut avec eux. Pas besoin d’attendre la "mixed zone", confessionnal moderne du sportif à langue de bois. On rentre aux vestiaires en même temps qu’eux. Ils savent qu’on ne trahira pas cette famille de doux dingues. "Embeded", nous devenons. Interviews à l’entraînement, dans la rue, dans les chambres. Pas d’interdit, plutôt un : "Pose ta caméra et viens boire un coup!"

La Suisse est atomisée de dix buts en quarts. Le lendemain c’est repos. Anquetil-le-jeunot et Gardent-l’ancien font la circulation et ambiancent la rue principale de Reykjavík. Jean-Pierre Lepointe, dit Bobby, entraîneur-adjoint, interface avisée quand la cocotte-minute siffle un peu trop fort entre "Aldo" et ses Barjots : "Pour être au niveau mondial, faut pas être normal. Ils vont le faire, mais à leur façon."

Leur façon : Quitter la "grotte" (leur hôtel) pour aller boire une ou deux bières (pas douze) la veille de la demi-finale contre l’Allemagne. Scène non filmée mais partagée. Immersion, pas intrusion, vous ai-je dit… Arriver à pied à la salle pour la même demi-finale, cigarette au bec et walkman (ancêtre de l’ipod, NDLR à l’intention des moins de 25 ans) sur les oreilles à une heure du coup d’envoi. En chantant très faux. Retourner aux vestiaires deux minutes, à peine, entre hymne et coup d’envoi, sûrement pour se serrer avant d’aller au combat. Fredéric Volle, dit Charly : "On peut se cracher à la figure et s’embrasser dans la minute qui suit." Stéphane Stoecklin : "Ça fait dix ans qu’on se retrouve dans des stages, des tournois, et on se fait toujours la bise, on est content de se voir. Ouais on…On s’aime…" C’est pas tous les jours que l’on recueille ce genre de confidences. 

Ils battent les Allemands en demi-finale. Match maîtrisé. Pascal Mahé, le plus sage sûrement : "Ce ne sera pas comme il y a deux ans (finale perdue contre la Russie, NDLR), on a tout ce qu’il faut pour gagner."  Nous, on a un boulot de dingue, toutes les éditions veulent des nouvelles : 19/20, 20H, Soir3, Journal de la nuit et Tout le Sport… Avec Sophie, on monte huit sujets en un jour et demi avec les mêmes rushes… On met le début à la fin, le milieu au début et la fin à la moitié du milieu et tout le monde a un sujet différent… Pendant ce temps-là, les Barjots se lancent dans l’art capillaire et se dessinent des symboles à l’arrière du crâne. L’atelier coiffure les emmène au-delà de minuit la veille de la finale.

"Des Barjots de boulot"

Thierry Perreux et Philippe Gardent ne jouent pas la finale. "Boule", pivot historique de l’équipe accepte de faire le consultant : "Mais comme on va gagner, je te laisserai faire la fin tout seul". On commente, donc. Pour moi, c’est plus physique qu’à l’habitude : à chaque but français, Boule m’envoie une baffe de joie dans le dos, quand les Croates marquent, coup de poing de rage sur l’épaule. Je dois faire bien attention à couper son micro lorsqu’il décide d’encourager ses potes sans retenue de décibels, ni de termes fleuris.

A deux minutes de la fin, le match est gagné. Et le fauve est lâché : Boule saute au-dessus du pupitre son et arrache la moitié des fils…Voilà pourquoi ça a un peu manqué de commentaires pendant trente secondes… La fête commence. Elle va durer de 10 jours à trois semaines, selon les témoignages des participants qui, sur ce point, divergent.

En direct à Stade 2, Costantini se lâche et donne le numéro de téléphone de la fédé pour récolter des fonds "parce qu’on n’a pas beaucoup de sous". Les Barjots viennent de modifier l’image de leur sport. On sort de l’ère des patronages laïques et des salles des fêtes mal chauffées pour ouvrir celle des clubs pros et des titres continentaux, mondiaux, olympiques. "On est Barjots d’accord", me dira Yohann Delattre, "mais Barjots de boulot, oui."

Dans l’avion du retour, Lathoud a acheté, pour tout le monde, la totalité du bar sur roulettes proposée par une hôtesse un peu inquiète, tout de même. Le commandant, tout en bonhomie, sera contraint de venir en appeler à un peu de calme, car là, "ça bouge vraiment un peu trop…" Dire que nous étions sobres en atterrissant serait inexact.

A l’arrivée le dernier plan de Patrick sera celui de Richardson arrivant par le tapis à bagages en fumant une clope. Une minute plus tard, Volle, portant ma fiancée dans ses bras dira dans un dernier éclat de rire "Kéké, tu l’as même pas vue, c’est pas bien ça… !!!" Barjots, mais bien élevés.

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