"J'ai frôlé la démence" : le récit de Julien, accro aux paris sportifs et abstinent depuis le confinement
“Pendant le confinement, j’ai dit à ma femme que j’avais perdu 60 000 euros en paris sportifs depuis le début de notre mariage”. Le monde se cadenasse, et Julien* se sent libre. Délesté. Il a enfin avoué à sa compagne sa souffrance chronique : la dépendance aux paris sportifs. Et il a fallu que tout le pays soit à l’arrêt pour qu’il se sente enfin prêt. Certes, il était déjà sur la voie du rétablissement. Depuis le 19 janvier dernier, date d'un dîner-déclic avec sa femme, il n’avait plus joué. Mais le confinement, et l’arrêt complet des compétitions sportives sur lesquelles parier, l’a “soulagé” et a certainement contribué à tenir son abstinence de plus de quatre mois désormais. “Abstinence” : le mot peut sembler galvaudé, c’est pourtant bien d’addiction dont il s’agit, au même titre que l’alcoolisme ou la dépendance à la drogue. La dépendance aux Jeux de hasard n’en finissent plus de grossir. En 2019, ils représentaient 60% du marché du jeu en ligne selon les chiffres de l'Arjel (Autorité de régulation des jeux en ligne), contre moins de 40% il y a 3 ans.
Spirale mortifère
Pour Julien, l’histoire a commencé en 2010. Il avait 20 ans à l’époque, jeune étudiant, la fleur de l’âge, les sorties entre copains tous les jeudis. Un jour, un de ses copains se met à jouer de grosses sommes devant lui, au poker en ligne. Il se dit : “Pourquoi pas” ? Il s’y met, d’abord gentiment, et puis, très vite, les sommes grossissent. Ses gains le grisent. “J’ai toujours profondément aimé le jeu, la sensation de gagner”, dit-il.
En l’espace de quelques mois, il perd le contrôle. Mais il ne s’en rend pas encore compte. “J’étais jeune, à l’époque, les banques me prêtaient 10, 12 000 euros sans condition. Je perdais tout en deux jours, trois maximum.” Après ses grosses pertes au poker, il se convainc de "faire des pauses". Il se tourne alors vers les rencontres sportives. "Je me disais : au moins là, j'ai des connaissances, et j'ai une chance sur trois de gagner à peu près. Alors qu'au poker, c'est le hasard complet." Ce qu'il estime être un moyen de s'éloigner de son addiction au poker à l'époque, est en réalité une autre forme d'addiction, toute aussi, voire plus dangereuse : celle des paris sportifs. "L’adrénaline d’un match sur lequel on a joué, c’est comme la drogue dure, comme un narcotique. Au bout d’un moment, tu as tellement perdu, tu cherches à te punir toi-même, tu cherches à perdre". La spirale devient en effet mortifère.
"Le suicide ? Oui, j'y ai pensé"
Il se souvient d'un week-end en particulier. Peut-être le premier moment où il s'est dit qu'il y avait peut-être un problème plus profond que ce qu'il voulait bien croire. Il était chez un ami, tous les deux regardaient Roland-Garros, mais lui avait les yeux rivés sur son écran d'ordinateur en même temps. Il misait. Beaucoup. "C'est à ce moment-là que mon pote s'est rendu compte que quelque chose clochait, raconte Julien. Il m’a dit : 'Non mais tu te rends compte que tout ce que tu paries là, tu vas le perdre de toute façon à un moment ou à un autre ? Tu le sais ça ?' Ça a commencé à me faire réfléchir... Mais pas assez. Il était tellement condescendant dans sa remarque que j’ai préféré oublier je crois.” Nous sommes en 2012 et, effectivement, Julien n’est pas près de s’arrêter. "Quand j'avais fini mes études, en 2014, j'en étais à 40 000 euros de dettes en tout", lâche-t-il.
Quand sont apparues les pensées suicidaires ? Il ne saurait le dire précisément. "Le suicide ? Oui, j'y ai pensé. Mais seulement pensé. J'étais fauché, personne ne voulait plus m'adresser la parole, je n'avais plus aucune porte sur laquelle taper pour chercher de l'aide. J'étais à plat. Quand un joueur touche le fond, l'envie de se foutre en l'air peut être très importante. Les joueurs savent très bien dissimuler leur mal-être. Ils peuvent être avec vous, en train de boire un verre devant un match à vos côtés, mais vous ne saurez pas qu'ils sont au fond du trou, en train de se dire qu'ils ont tout gâché."
Julien se lance donc dans la vie active avec 40 000 euros de dettes de jeu. Le fardeau est si lourd qu'il prend une résolution : cette fois, ça y est, il arrête. Finies les plaisanteries. En un an, en enchaînant les petits boulots et les nuits de travail, il parvient à combler toutes ses dettes. Sa vie de joueur lui semble enfin derrière lui.
L'Euro 2016 et la Coupe du Monde 2018 : le rêve des passionnés, le cauchemar des accros aux paris
Mais en 2016, l'Euro arrive. Un championnat d'Europe de football, organisé en France, qui plus est avec la renaissance de l'équipe de France qui arrive en finale ? Il n'en faut pas plus. La frénésie générale, les amis qui ne parlent que de ça, certains qui se mettent à miser de petites sommes et à gagner : tout lui rappelle l'enivrant sentiment de voir l'argent fleurir comme par magie sur son compte. Il replonge. Et se remet à perdre des milliers d'euros. Cette fois, le poker, c'est terminé. Il se lance à fond la caisse dans les paris sportifs, toujours parce qu'il se sent "plus connaisseur, plus en contrôle".
"Pour le joueur compulsif, il y a trois issues possibles : la prison, la démence, ou la mort"
Début 2018, rebelote. Alors qu'il venait de rembourser ses dettes et de repasser dans le vert, la Coupe du Monde de football débute. "Le pire, c'est que cette fois-là, je passe très très près à chaque fois du jackpot. Ça se jouait à un ou deux buts. Il y avait une grande, une très grande frustration, et une culpabilité profonde après les pertes. Le soir, après les matches, je ne savais plus où aller, quoi faire. Vous savez, quand on est joueur compulsif, il y a trois sorties possibles : la prison, la démence, ou la mort. A ce moment-là, je pense que je n'étais pas loin de la démence." Il n'en pouvait plus de devoir jouer à celui qui regarde un match de l'équipe de France tranquillement au bar avec ses amis. Il n'en pouvait plus de prendre cet "air détaché" alors qu'il "touchait le fond". "Je mentais à tout le monde, à ma femme, mes amis, mes collègues, personne ne savait jusqu'à quel point ça me rongeait".
Lors de la finale, il prend une résolution. Il ne pariera pas sur le match France-Croatie. Cette fois, il ne va pas faire semblant : il va vraiment vibrer avec tout le monde, "revivre ce que j'ai vécu en 98 quand les Bleus ont gagné, avant les paris, avant tout ça. Retrouver mon âme de gamin passionné par le sport. Cette maladie, elle détruit tes rêves, mais parfois, pendant une heure ou deux, tu tentes de reprendre du plaisir à voir du sport". Il les vit, ces 90 minutes de joie sincère. Il jubile avec les autres, comme les autres. Quelques jours plus tard, il perd plusieurs centaines d'euros sur un match "d'un obscur championnat étranger". Fin septembre, il atterrit à l'unité spécialisée de l'hôpital Paul-Brousse, à Villejuif.
Pourquoi a-t-il franchi le pas ? Pourquoi, pour la première fois, a-t-il appelé le numéro de Joueurs Info Service ce jour de septembre ? Comme à chacune de ses prises de conscience, l'élan est venu d'un proche. "De toute façon, quand on est joueur compulsif, la volonté personnelle est caduque. Quasi-nulle." Un ami, à qui il demande une grosse somme d'argent, lui rétorque, plein d'empathie cette fois : "Tu sais Julien, je crois que je ne t'aiderais pas beaucoup en te prêtant cet argent. Je t'aiderais beaucoup plus si je te disais d'aller voir un psychologue ou un médecin. Tu as un problème." Étonnamment, Julien assure que c'était la première fois qu'on lui formulait ainsi, si directement, qu'il avait un "problème".
L'épisode joue le rôle d'un coup de fouet. Joueur Info Services lui indique le service spécialisé le plus proche de chez lui. "J'ai débarqué là-bas en pleurant, je me sentais comme la dernière des pourritures. Et là, la psychiatre m'a dit quelque chose qui a été le premier vrai déclic pour moi je pense. Elle m'a dit : 'Ce n'est pas un vice, ce dont vous m'avez parlé, c’est une maladie'. Ça, ça m’a replacé quelque part. J'étais un patient comme les autres en fait dans cet hôpital, j’avais droit à un psychiatre, un neuropsychologue, une thérapeute qui faisait de la méditation consciente. J'étais malade, et il fallait juste que j'accepte les soins pour qu'on me guérisse." Prendre conscience du caractère pathologique de l'addiction, voilà ce qui a fait avancer Julien ce jour-là. Et les dix mois qui suivent, à raison d'une séance par semaine, il s'en sort. "Dix mois d'abstinence, c'est mon record."
Quand la double-vie est révélée
Dix mois seulement. Parce qu'en juillet 2019, son beau-frère l'emmène au casino. Parce que son beau-frère ne sait pas qu'il est malade, qu'il est suivi, que sa psychiatre vient de quitter Villejuif et que, plutôt que de changer de thérapeute et de reprendre tout le processus, Julien a jugé qu'il était sorti d'affaire et a stoppé ses rendez-vous. Son beau-frère, comme sa femme, Liliane*, n'ont droit qu'à une infime partie de l'histoire. "Je leur disais que j'étais addict aux paris, mais ils n'imaginaient pas à quel point". Ils imaginaient 100 euros par mois. Julien perdait 100 euros par jour. "Mais la somme n'est pas importante... Certains perdent 10 euros par jour et sont tout aussi mal en point que moi. C'est la capacité qu'on a à s'auto-détruire en pariant plus que ce que l'on a, et surtout en ne sachant pas s'arrêter."
Décembre 2019. Julien parie toujours. Et perd toujours autant. Comme si les dix mois d'abstinence n'avaient jamais existé. Retour à la case départ. Le 31, sa femme lui pose des questions. Beaucoup plus que d'habitude. Pourquoi ne se fait-il jamais plaisir alors qu'il est censé bien gagner sa vie ? Pourquoi ne voit-elle jamais son compte bancaire ? Combien perd-il exactement au jeu ? Combien ? "Je lui dis. Je n'ai pas le choix. Mais je ne lui dis pas tout. Je lui dis juste que je perds beaucoup, et que j'ai un vrai problème." Pour la première fois, il lui laisse voir une partie du monstre qu'il veut cacher depuis des années. Rien qu'une partie. "Elle était déçue évidemment. Mais elle m'a proposé un deal : j'aurais le droit de parier 100 euros par mois, à condition que je lui dise tout". Liliane veut lutter à ses côtés. Qu'il soit accro aux paris, passe encore. Mais qu'il le lui cache, plus jamais. Alors autant affronter tout ça ensemble. "Le problème, c'est qu'elle n'avait pas compris que 100 euros, c'était ce que je perdais par jour."
"J'attends qu'elle aille aux toilettes, qu'elle regarde ailleurs... et je parie"
Comme résolution de début d'année, on a fait plus réaliste. Pourtant, Julien y croit : "Au début, j'étais aussi convaincu que ça marcherait. Je me disais que par amour pour ma femme, j'y arriverais." Au 12 janvier, il a déjà perdu 2000 euros. Evidemment, il ne dit rien. Une semaine plus tard, sa femme et lui se baladent, main dans la main. Ils décident de s'arrêter au restaurant. Repas en amoureux. L'ambiance est conviviale, ils discutent, se regardent, passent un bon moment. Son téléphone vibre. Petit coup d'oeil sous la table : des matches de ligue 2 espagnole vont bientôt commencer. Les cotes sont intéressantes... Pourquoi pas ? Il se met à miser. Un match, deux matches, trois matches. En face, sa femme regarde son téléphone aussi, pensant qu'il est juste distrait. Comme d'habitude. Avec le temps, et les années, il a développé un véritable "système" pour maintenir l'illusion de la normalité, cacher la frénésie qui s'empare de lui. "Je m'arrête quand il le faut, au moment exact où ça devient bizarre. J'attends qu'elle aille aux toilettes, qu'elle regarde ailleurs... et je parie". Mais ce jour-là, c'était sans doute trop. "Je me suis rendu compte du manège... Je faisais semblant d’apprécier mon plat. Mais en fait, je n'en avais rien à faire du plat. Ou de ce que ma femme était en train de me dire. J'étais obsédé par mes paris. Ces matchs dont je n’ai absolument rien à faire. Je ne connais pas ces équipes, je ne connais pas ces joueurs. Mais c'est ça qui m'intéresse. Pas le plat. Pas le diner." Ce repas a eu lieu le 19 janvier. Soit le premier jour de la nouvelle période d'abstinence de Julien.
Confinement, intimité et révélations
Depuis ce jour, Julien ne rate pas une réunion des Joueurs Anonymes. "J'ai coché tous les jours de réunion sur mon agenda jusqu'à 2021 !" Qu'elles soient réelles ou virtuelles (le groupe s'est réuni sur Zoom pendant le confinement, élargissant même les participants à l'étranger et au Québec notamment), ces séances ont été primordiales dans son rétablissement, selon lui. "Ce sont des souffrances qu’on ne peut pas garder pour soi. La valeur thérapeutique d’un joueur qui veut aider un autre joueur est inestimable. On voit des dames de 65 ans qui se sont mises à jouer depuis 4-5 ans. Des jeunes joueurs compulsifs qui ont 600 euros de RSA et qui vont tout mettre dedans. Quand on voit ça, on se rend compte de la misère que c’est, on se rend compte qu’on peut être ce gars là, qu’on peut être le joueur de poker qui a passé une nuit à taper frénétiquement sur sa souris en espérant que Winamax l’appelle pour qu’il soit leur emblème".
L'arrêt des compétitions, nationales et internationales, en raison du confinement, ont également été un facteur majeur dans son rétablissement. "Le sport qui s'arrête ? Pour le joueur que j’étais, c’était un grand soulagement. Il ne se passait plus rien." Ce sevrage forcé aurait pu être délicat à gérer, mais il ne l'a pas été. Il se trouvait dans une période positive, sur une dynamique d'abstinence qui ne pouvait qu'être confortée par l'arrêt des matches.
"Et puis, il y a eu la barre des 90 jours d'abstinence. Dans nos milieux, c'est une tradition : passés les 90 jours, on déballe tout ce qu'on n'a pas dit à nos proches." Il avait déjà passé ce stade à quelques reprises lors de précédentes abstinences, sans jamais franchir le pas. Cette fois, il y avait une proximité nouvelle avec sa femme. "Il y a eu tout ce qu'on s'est dit en début d'année. Et puis le confinement nous a rapprochés. On vivait dans une intimité nouvelle. J'avais envie de lui dire. J'en avais marre de me cacher." La portée de son addiction était inimaginable pour Liliane. "Elle a eu beaucoup de mal à l' encaisser, elle voulait tout arrêter, elle me disait que j'étais un gamin, qu'il était temps que je grandisse." Julien prend alors le temps de tout lui expliquer, de se livrer entièrement. "Au début, elle vérifiait mon compte tous les jours, elle était tout le temps sur mon dos. Mais petit à petit, je sens que je regagne sa confiance."
La reprise du sport, et notamment de la Bundesliga le 21 mai dernier, n'a pas entamé les résolutions de Julien. "J'avais peur, mais pour l'instant ça va, je gère. De toute façon, je ne commettrai pas la même erreur deux fois. Les joueurs en rétablissement doivent penser au jour J. Ne surtout pas se dire que c'est fini. Ça ne l'est jamais, et ça ne le sera jamais vraiment. Ce qui compte, c'est le jour J, et si j'arrive à me concentrer dessus, ça devrait aller."
*Les prénoms ont été modifiés à la demande de l'interlocuteur
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