Pourquoi les Kényans et les Jamaïcains sont-ils les rois de l'athlétisme ?
LONDRES - Les scientifiques cherchent une explication à cette question. Aujourd'hui, on n'a pas la réponse, mais un faisceau d'indices assez convaincants.
JO 2012 - Ça n'est pas la peine de courir le 100 m ou le 10 000 m aux Jeux olympiques, on sait déjà qui va l'emporter. En sprint, un Jamaïcain ou un Américain. En fond, la course est promise aux Kényans ou aux Ethiopiens, qui détiennent tous les meilleurs temps sur cette distance. Comment expliquer une telle domination ?
• L'hypothèse génétique : séduisante, mais pas confirmée
Des scientifiques jamaïcains ont cru découvrir le gène du sprint en 2008. Malheureusement, ce gène est extrêmement répandu. Quelque 98% de la population jamaïquaine le possède, mais ce taux frôle aussi les 80% en Europe.
Une autre théorie, fondée sur des combinaisons de gènes, a l'air plus solide : d'après d'autres chercheurs, l'athlète parfait possède une combinaison de 23 gènes. Problème : les probabilités montrent qu'on ne la retrouve que chez une personne sur un quadrillion (1 000 000 000 000 000). Comprenez personne. Un athlète de top niveau, qui est toujours une "anomalie génétique", peut en concentrer une quinzaine. "C'est l'hypothèse la plus séduisante, mais qui doit encore être confirmée", estime Jean-Philippe Leclaire, auteur du livre Pourquoi les Blancs courent moins vite (Grasset).
• L'hypothèse géographique : indubitable
C'est plus qu'une hypothèse. Si vous rêvez de devenir un sprinter, vous devez absolument avoir dans votre arbre généalogique une ascendance d'Afrique de l'Ouest. Si c'est le demi-fond et le fond qui vous font envie, avoir un bisaïeul d'Afrique de l'Est est plus que recommandé. "Si on prend les 80 sprinters qui ont couru sous la barre des 10 secondes au 100 m, 78 sont originaires d'Afrique de l'Ouest. Tous les finalistes du 100 m aux Jeux olympiques depuis 1984 sont dans ce cas", illustre Jean-Philippe Leclaire.
Mais peu d'athlètes le reconnaissent, préférant mettre en avant leurs qualités individuelles plutôt que leur origine. "Les entraîneurs aussi sont soucieux de faire reconnaître leur savoir-faire. Tout le monde préfère que le succès récompense le professionnalisme, la persévérance et l'assiduité. C'est normal. C'est plus moral. C'est plus vendeur, aussi", explique Ross Tucker, de l'université du Cap (Afrique du Sud), cité dans Pourquoi les Blancs courent moins vite.
• L'hypothèse sportive : un facteur, pas LE facteur
Si Kényans et Jamaïquains surclassent tout le monde dans leurs disciplines, c'est aussi grâce à un entraînement très poussé. Côté kényan, ça se passe à la faculté Saint Patrick à Iten, dans la région des Kalenjins, où la densité de champions au mètre carré est unique au monde. Les méthodes d'entraînement en vigueur, très dures, ont inspiré la concurrence sans qu'elle parvienne à l'égaler. Côté jamaïcain, l'athlétisme est un sport national, qu'on pratique très jeune. Des compétitions régulières et très exigeantes permettent de détecter la crème de la crème dès la période scolaire.
• L'hypothèse morphologique : pas suffisante
Dès 1995, l'ancien coureur de fond devenu universitaire à Oxford Roger Bannister mettait les pieds dans le plat, cité dans le livre de Jon Entine Taboo - Why Black Athletes Dominates Sports and Why We're Afraid to Talk about it : "Je pense que les Noirs ont certains avantages anatomiques." Mais quand on compare les caractéristiques des 300 coureurs ayant réalisé 10"30 sur 100 m, Noirs et Blancs ont singulièrement la même morphologie, notait l'entraîneur de Christine Arron, Pierre-Jean Vazel, sur Le Monde.fr (article abonnés).
La différence morphologique résiderait plutôt dans les fibres musculaires. Plusieurs scientifiques affirment que les coureurs originaires d'Afrique de l'Ouest ont tendance à avoir plus de fibres musculaires favorables à l'explosivité, ceux d'Afrique de l'Est des fibres plus endurantes, tandis que les coureurs blancs sont entre les deux.
• L'hypothèse historique : très contestable
"Toute ma vie, j'ai cru que j'étais devenu un athlète à cause de ma détermination, explique le double médaillé d'or olympique du 400 m Michael Johnson dans un documentaire diffusé début juillet sur la chaîne britannique Channel 4, Survival of the Fastest. Mais désormais, je pense que le fait d'être un descendant d'esclaves a forcément laissé une empreinte. Je pense qu'il y a un gène supérieur en nous."
Une théorie contestable, pour Jean-Philippe Leclaire. "La théorie de la sélection naturelle est remise en cause par les historiens. On peut la démonter facilement : si elle était juste, elle aurait produit des gens très endurants, mais pas des spécialistes des disciplines réactives, comme le sprint ou le saut. Ce qui est sûr, c'est que l'esclavage a produit un brassage génétique des populations éloignées d'Afrique de l'Ouest."
• L'hypothèse psychologique : indéniable
Le débat n'est pas neuf. Avant les Jeux de Londres en 1948, le Guardian se posait déjà la question. Et avait publié un article (en anglais) détaillant les disciplines dans lesquelles les Noirs étaient "spécialisés". Aujourd'hui, le phénomène s'autoentretient. Sur 100 m, Jamaïquains et Américains partent avec un avantage psychologique en raison de leur nationalité. "Les Blancs sont conditionnés à penser 'tu es Noir, donc tu vas me battre'. A chaque fois qu'ils me voient sur la ligne de départ, ça me donne un avantage", explique l'ancien entraîneur d'athlétisme de l'université de Stanford (Californie) Brooks Johnson, dans Taboo.
Mais le même type de préjugé vaut aussi pour les nageurs noirs. Le Financial Times (lien en anglais) expliquait en 2005 que l'absence de nageurs de haut niveau était aussi psychologique. Parce que les scientifiques pensent que les Noirs ont un squelette plus dense que les Blancs - un handicap en natation -, peu d'athlètes noirs tentent de percer au haut niveau. L'argument scientifique crée un préjugé qui s'autoentretient.
"Il n'y a pas une explication unique à cette domination, sinon on l'aurait trouvée, conclut Jean-Philippe Leclaire. Mais tout le monde veut savoir pourquoi. Ce n'est pas une marotte de Blancs qui se prennent des roustes en sprint. En Jamaïque aussi, ils sont interpellés par le phénomène Christophe Lemaitre." Lemaitre, seul Blanc à être descendu sous les 10 secondes au 100 m, l'exception qui confirme la règle.
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