RECIT. Trente ans après les JO de Calgary, on a retrouvé les vrais "Rasta Rockett"
A force de les chercher aux quatre coins d’internet, on est tombés sur des homonymes qui n’avaient rien à voir avec l’histoire. Nos plus plates excuses, encore, à ce professeur de Kingston (Jamaïque) qui n'a certainement toujours pas compris pourquoi on tenait tant à lui parler. Mais nos dizaines de mails et de SMS ont fini par payer. Au bout du fil, un jour, on est tombés sur la voix grave de Devon Harris. "Paraît que vous cherchez à me joindre, le bobsleigh, la Jamaïque, les JO de Calgary, tout ça..." Bingo, en voilà déjà un.
La suite, avec les trois autres, a été une succession de rendez-vous reportés, décalés mais toujours honorés. Trente ans après avoir enflammé les montagnes canadiennes, voilà donc les "Rasta Rockett" de nouveau rassemblés. Avec plus de cheveux blancs et toujours le même sens de l'humour. Comme dans le célèbre film sorti en 1993, qui raconte leur folle histoire olympique.
Devon Harris : "Je ne rentre plus dans ma combinaison"
On a tout de suite reconnu son rire. Celui qui faisait le bonheur des caméras dans les allées du village olympique de Calgary, en février 1988. Le jour de notre entretien par Skype, casque vissé sur les oreilles, Devon Harris insiste d'abord pour qu'on le rassure sur sa forme physique. "Vous trouvez que j'ai changé par rapport à avant ?" Silence gêné de notre part. Puis long éclat de voix.
L'ancien bobeur a heureusement le courage d'être honnête : "Ne vous en faites pas, je sais bien que je ne rentre plus dans ma combinaison de Calgary." Elle est aujourd'hui calée dans un coin de son garage à Congers, au nord de New York (Etats-Unis), où il vit avec sa femme et ses cinq enfants.
Des Jeux de Calgary, il a aussi retrouvé quelques photos. Une dizaine seulement. "J'en avais beaucoup plus, mais j'ai perdu mon appareil là-bas, grimace-t-il. J'ai toujours un peu les boules." Celles qui ont fait le voyage retour valent le coup d'œil. "Celle-ci, c'était pendant l'entraînement dans le Up-Park Camp à Kingston. Le type avec un tee-shirt jaune, sans manches, eh bien c'est moi", rigole le Jamaïcain, parfaitement conscient que le temps a passé.
Après tout, "l'histoire est folle depuis le début". Depuis le jour où deux hommes d'affaires américains, George B. Fitch et William Maloney, ont décidé de remuer ciel et terre pour monter une équipe de bobsleigh... dans ce pays où la neige ne tombe jamais. Une campagne de recrutement a eu lieu en septembre 1987 dans les rangs de l'armée jamaïcaine. "Moi, j'y étais lieutenant. On a passé des tests, et voilà, ça l'a fait."
On ne connaissait strictement rien au bobsleigh. Mais on était tous de bons athlètes, costauds et rapides. Deux qualités essentielles pour ce sport.
A l'époque, c’est la sprinteuse Merlene Ottey qui a les honneurs du pays. "Tout le monde suivait ses exploits, se rappelle Devon. A côté, le bobsleigh, ce n’était rien !"
Les premiers entraînements se font avec les moyens du bord, autant dire avec pas grand-chose. Devon Harris et les autres athlètes sélectionnés dévalent les pentes de Kingston à bord d'une caisse à savon pas très stable. Le même engin qu'utilisent les enfants de la capitale, qui s'amusent à se faire peur en slalomant entre les voitures et les piétons.
Au fil des semaines, les séances gagnent en sérieux. L’équipe part de temps en temps se préparer à l’étranger. "C’était sept à huit heures par jour, et on avait peu de repos." Devon Harris n’a pas oublié la cadence. Ni les douleurs. "Genoux, dos, cuisses… C’était violent !"
A 54 ans, l'homme se contente aujourd'hui de parties de volley-ball "entre potes", de pompes ("tous les jours") et de séances à la salle de gym. "Le bobsleigh, c’est terminé. De toute façon, regardez-moi, j’aurais du mal à rentrer." Il se contente de suivre la discipline depuis son fauteuil de secrétaire général de la fédération jamaïcaine. Ce n’est évidemment pas ce poste, honorifique, qui le fait manger. L’ancien athlète gagne sa vie en donnant des conférences dans les entreprises et les écoles. Il y parle motivation personnelle. "Je m’appuie sur mon histoire. Celle d’un gamin qui a grandi dans un ghetto, qui ne pensait jamais faire un jour les Jeux olympiques. Et pourtant..."
Dudley Stokes : "Des filles que j’entraîne, une seule était née en 1988"
Dudley Stokes ne serait pas contre un deuxième anorak. Au moins pour aller de sa chambre au site d'entraînement. Ce jour-là, un panneau affiche -11°C dans le village olympique de Pyeongchang. Pour lui, habitué à vivre en manches courtes toute l'année, le choc thermique est douloureux. Et encore, il a passé quelque temps en Allemagne avant de débarquer en Corée du Sud. C'était "comme un sas avant le grand froid", s'amuse le quinquagénaire.
S'il est en ce moment au pays du matin calme, c'est parce que la petite île des Caraïbes a encore créé l'exploit en parvenant à aligner une équipe de bobsleigh aux JO, féminine cette fois. Trente ans après leurs homologues masculins, Carrie Russell, Audra Segree et Jazmine Fenlator-Victorian vont entrer dans l'histoire olympique du pays. "C’est tout simplement incroyable. Pour elles d'abord, et pour le pays ensuite, lâche, ému, celui qui a pour mission de gérer la logistique. Et d'ailleurs, j’arrive très bien à imaginer ce qui se passe dans leur tête. En février 1988, c’est nous qui étions à leur place, et je ne suis pas près d'oublier."
De ses premiers pas dans le froid canadien, Dudley Stokes garde en mémoire "ces immeubles tout neufs", "cette foule immense", "ces athlètes qui parlaient différentes langues", "cette ambiance de folie". Il coupe quelques secondes, avant de reprendre : "Maintenant, je peux vous le dire… La vérité, c’est qu’on était scotchés, totalement intimidés."
On voyait bien que le public trouvait bizarre de nous voir ici. Des Jamaïcains à des Jeux olympiques d’hiver, et pour faire du bobsleigh, en plus !
S'il y a aussi eu quelques moqueries, l'ancien pilote d'hélicoptère catapulté pilote de bobsleigh les a oubliées. "Ce dont je me souviens, en revanche, c'est le bazar que provoquaient nos déplacements. On aurait dit des rock stars !"
Il faut dire que les quatre colosses, vêtus de jaune et vert, sont repérables de loin. Et qu'ils ne sont jamais les derniers quand il faut assurer le spectacle, avec force tapes dans le dos et éclats de rire tonitruants.
Inutile de le leur demander, les trois jeunes athlètes de Pyeongchang connaissent l'histoire par cœur. "C'est vrai que je leur ai déjà raconté tout ça, sourit Dudley Stokes. Plusieurs fois même." Il les a aussi installées devant ses vidéos de Calgary. "Mais c'est pour les motiver, dit-il. J'ai envie qu'elles donnent tout." Avant d'admettre qu'il prend à chaque fois un coup de vieux : "Vous savez quoi ? Des filles que j'entraîne, une seule était née en 1988..."
Elles connaissent d’abord notre aventure à travers le film 'Rasta Rockett'.
En Corée du Sud, les Jamaïcaines visent le top 10 en bobsleigh. Après cette parenthèse olympique, Dudley Stokes rentrera chez lui, dans son île de l'archipel Turques-et-Caïques, où il gère plusieurs locations de vacances. Là-bas, tout près des Bahamas, le thermomètre affiche plus de 25°C en ce moment.
Chris Stokes : "Je n’oublierai jamais le passage de la ligne d’arrivée"
Chris Stokes a changé. Terminée, la combinaison ultramoulante qui faisait ressortir ses biceps volumineux sur la piste de Calgary. Maintenant qu’il est dans le monde des affaires, c’est en costume-cravate que l’homme de 54 ans reçoit. Seul des quatre à vivre encore au pays, l'ancien athlète a fondé NCS Enterprises, une société spécialisée dans la vente de produits financiers pour les professionnels et les particuliers. Il a la réputation de gérer un rendez-vous pro comme une compétition sportive à l'époque. A base de "reste concentré" ou de "crois en toi". A la différence près que les cents de dollar ont remplacé les centièmes de seconde.
Mon credo, c’est : "Tu es meilleur que tu ne le penses."
Chris Stokes le sait bien : son nom n'aurait jamais dû faire partie de l'histoire. Il doit sa participation aux Jeux olympiques de Calgary à un incroyable concours de circonstances. C'est en spectateur qu'il décide d'aller au Canada, pour encourager son frère Dudley. Mais les regards vont rapidement se tourner vers lui. Caswell Allen, un membre de l'équipe, est blessé. Et forfait. Il faut le remplacer. "On était à cinq jours de la compétition, explique-t-il. Mais je n'avais jamais fait de bobsleigh."
Le gaillard de 87 kg, boule de muscles, n'a pas le temps d'apprendre. Il ne connaît pas beaucoup plus l'engin dans lequel il devra monter. "On venait de le louer à un club canadien de bobsleigh, il l'avait en stock." Et pour ne rien arranger, les médias s'intéressent de plus en plus à leur aventure, qui s'étale en grand dans les journaux. Même les chaînes américaines décident d'envoyer des caméras, maintenant que leurs hockeyeurs ont pris la porte (plus tôt que prévu) du tournoi olympique...
Il revoit la scène. Le 28 février 1988, ils sont tous les quatre en haut de la piste lorsque le speaker annonce "Jamaica" dans les haut-parleurs de Calgary. C'est l'heure de la troisième manche de l'épreuve. L'arrivée est quelque part plus bas. Mille cinq cents mètres de descente, quatorze virages. Dont le neuvième, terrifiant, à 270 degrés. Mais patatras. Le pilote perd soudainement le contrôle dans une courbe, et le bobsleigh se retourne. "Je ne comprenais pas trop ce qu'il se passait, lâche Chris Stokes. J'ai surtout cherché à me protéger."
L'engin, long de plus de 3 mètres, frotte à toute vitesse les parois de la piste. Puis il est stoppé net. Suit un long silence. "J'ai réalisé qu'on s'était crashés." Les quatre se relèvent et s'en vont terminer le parcours à pied. Chris souffle : "Je n'oublierai jamais le passage de la ligne d'arrivée." Trente ans après, les applaudissements de la foule semblent encore résonner dans sa tête. Les Jamaïcains sont bons derniers. Une nuée de journalistes les attend pourtant et les assaille de questions.
Chris Stokes assure ne pas avoir touché le moindre centime avec les Jeux de Calgary. Mais lui et les autres ont gagné une "sacrée popularité". Il est d'ailleurs aujourd'hui président de la fédération de bobsleigh de Jamaïque (JBF), fonction qu'il cumule avec son job dans la finance. "L'autre fois, j'ai demandé à mes filles et à ma femme de regarder avec moi sur le canapé la Coupe du monde de bob." Il sera aussi devant sa télé pendant les Jeux de Pyeongchang. "Va falloir que je veille tard... Il y a dix heures de décalage horaire."
Michael White : "Des fans me reconnaissent parfois dans la rue"
A 52 ans, Michael White est toujours aussi difficilement rattrapable. Pas étonnant qu'il ait été considéré à une époque comme le meilleur sprinteur jamaïcain. Notre rendez-vous a plusieurs fois été reporté. "Too busy today", "tomorrow better", a-t-on reçu par texto. Alors quand il a dit "yes", on ne l'a plus lâché. Il a calé notre entretien juste après une réunion de travail, où ont été évoquées les chiffres de Target, l'entreprise américaine de grande distribution dont il est le directeur des ventes.
Bien qu'il vive à New York depuis vingt ans, Michael White ne s'éloigne jamais trop longtemps de ses copains de Calgary. "On essaie d'organiser quelque chose au moins une fois par an", explique-t-il. Leurs dernières retrouvailles remontent justement à janvier 2018. "C'est à chaque fois le même programme : on parle de la vie de chacun, de nos familles, on refait le monde, on se chambre..."
Notre amitié est bien plus forte que n’importe quelle médaille.
Des quatre de Calgary, Michael White est certainement celui qui s’est malgré tout le plus éloigné du bobsleigh. Dans son bureau, vous ne trouverez rien qui rappelle son épopée olympique. Alors ce sont les autres qui s'en chargent. "C'est vrai que des fans me reconnaissent parfois dans la rue, confie-t-il. Ils veulent juste discuter, faire une photo, avoir un autographe… Ça me surprend toujours. Quand même, c’était il y a trente ans, trente ans ! C'est cool pour l'ego, mais ça s’arrête là."
L’ancien sprinteur n'est en effet pas du genre à en jouer. "Calgary ne m'a jamais servi à obtenir quelque chose. Ni au restaurant, ni au travail, ni avec les filles, rien. En vrai, je me vois mal arriver quelque part et dire : 'Hey, je suis Michael White, et je ne veux pas faire la queue.' Non, non, non !"
C’est fou de se dire qu’on est devenu l’équipe de bobsleigh la plus célèbre au monde, alors qu’il ne neige jamais chez nous.
Si leur légende tient toujours, c’est aussi et surtout grâce à Hollywood, et au film Rasta Rockett (Cool Runnings en version originale), sorti en 1993, qui revient sur l’exploit des quatre Jamaïcains sur la glace de Calgary. "On avait pu assister au tournage à l’époque. J'aime bien l’acteur qui joue mon rôle."
Aujourd’hui, ce sont ses enfants qui lui réclament le film. Il cède à chaque fois. "Sans lui, on aurait été vite oubliés à mon avis, reconnaît Michael White. Certains médaillés olympiques ont eu cent fois moins d'attention médiatique que nous." Les trois bobeuses jamaïcaines qui s'alignent sur la piste de Pyeongchang savent donc ce qu’il leur reste à faire pour marquer l'histoire de leur pays. "Si j’étais réalisateur, je me dirais que ça pourrait faire un bon remake…"