Paris 2024 : de Clarisse Agbégnénou à Valériane Ayayi, ces pionnières qui ont démythifié l'allaitement depuis les Jeux de Tokyo
Parler pour faire bouger les choses. Entre les Jeux olympiques de Tokyo en 2021 et les Jeux de Paris en 2024, plusieurs athlètes françaises ont fait une pause maternité dans leur carrière, avec le choix, pour beaucoup d'entre elles, d'allaiter leur bébé. "À l'Insep, 80% de celles qui ont eu un enfant après les Jeux de Tokyo ont allaité", estime Carole Maître, gynécologue à l'Institut national du sport, de l'expertise et de la performance (Insep). Si elles n'ont pas été les premières à le faire, Clarisse Agbégnénou, Valériane Ayayi et Cécilia Berder ont en revanche été les premières à en parler et à vouloir concilier leur allaitement avec leur carrière sportive.
Pour ces trois athlètes, l'allaitement était même un choix évident. "Je n'envisageais pas ma maternité différemment", affirme la basketteuse Valériane Ayayi, qui a repris les matchs avec son club de l'époque, Basket Landes, deux mois et demi après son accouchement.
"J'arrivais toujours à trouver un moyen pour que bébé ne soit jamais très loin de moi. S'il fallait l'allaiter à une mi-temps ou en fin de match, je la prenais avec moi dans les vestiaires et je l'allaitais."
Valériane Ayayi, joueuse de l'équipe de France de basketà franceinfo: sport
Pour avoir toujours sa fille près d'elle lors des premiers mois, malgré la reprise des matchs, Valériane Ayayi a dû mettre en place une organisation spécifique à ses besoins et a pu compter sur la compréhension et l'accompagnement de ses coachs, toutes des femmes. "Puis, quand j'ai retrouvé l'équipe de France, je leur ai dit que j'avais un allaitement en place et que je voulais continuer. Ils se sont posé la question, car ils étaient confrontés pour la première fois à ce genre de situation. C'était ma condition, et ils l'ont acceptée", se souvient l'ailière de l'USK Prague, médaillée de bronze aux JO de Tokyo alors qu'elle était enceinte de trois mois, et qui a continué à allaiter sa fille jusqu'à ses 17 mois.
"Ce n'est pas donné à tout le monde"
La judokate Clarisse Agbégnénou, double championne olympique en 2021 et sextuple championne du monde, a elle aussi imposé son choix d'allaiter lors de son retour sur les tatamis. Depuis, elle est même particulièrement engagée sur le sujet, que ce soit dans ses interviews ou sur ses réseaux sociaux. "Comme j'avais exprimé mon souhait d'allaiter ma fille, on m'a donné la possibilité de le faire et de prendre mon temps", confie celle qui a donné naissance à sa fille en juin 2022.
La judokate reçoit en effet une aide financière de l'Agence nationale du sport (ANS) qui peut lui permettre d'avoir un accompagnant sur chaque compétition et chaque stage pour s'occuper de sa fille. "Dans ces conditions, je sais que ma fille est avec moi en sécurité, ça me permet aussi de bien me sentir et d'avancer", explique-t-elle.
Si l'arrivée d'un accompagnant lui a été d'une grande aide, le changement a été long à s'amorcer. "Je n'ai pas eu l'aide dès le départ, il a fallu beaucoup discuter. Et je pense que grâce à mon titre olympique et à mes titres de championne du monde, la réflexion a pu être engagée sur mon cas et sur mon accompagnement en vue des Jeux de Paris 2024. Mais ce n'est pas donné à tout le monde, ce qui est dommage", regrette-t-elle. Si l'ANS n'a pas une aide financière propre à l'allaitement, elle débloque en revanche des enveloppes globales (qui passent par les fédérations sportives) à chacun des athlètes faisant partie de la Cellule performance, afin qu'ils puissent mener à bien leur projet sportif. Ce qui est le cas de Clarisse Agbégnénou, qui a décidé d'allouer une partie de son enveloppe pour s'occuper de sa fille.
Clarisse Agbégnénou est même allée encore plus loin et a fait bouger les lignes au sein de la Fédération internationale de judo. "J'ai aussi eu le droit d'avoir ma fille en salle d'échauffement sur toutes les compétitions, ce qui a été un énorme changement, car ça n'existait pas avant. Ce n'était même pas inscrit dans les règles. A la suite de ma demande, la fédération internationale a changé cette règle pour moi et les futures mamans", souligne-t-elle. Derrière son cas personnel, Clarisse Agbégnénou espère que ces avancées ne sont qu'une première étape.
"J'espère que ces aménagements vont perdurer et que ce n'était pas seulement dans l'optique des Jeux à Paris. Mon cas va créer un précédent et montre qu'il y a une porte ouverte", lance encore la judokate, qui encourage les instances sportives à "poser la question aux athlètes et à leur laisser le choix". Paradoxalement, le Comité international olympique (CIO) a toujours autorisé l'allaitement pour les athlètes lors des JO.
La débrouille face à des staffs pas encore suffisamment formés
Qu'elles reçoivent une aide financière ou non, ces mères-athlètes ont aussi dû composer avec le "système D". Toutes mamans pour la première fois, elles ont dû découvrir l'allaitement, mais aussi ce qu'il impliquait pour elles et leur enfant dans le cadre du haut niveau. "C'était la débrouille, confirme la sabreuse, vice-championne olympique par équipe en 2021 et maman depuis mai 2022, Cécilia Berder. Tu lis des livres et tu apprends le vocabulaire. Et pour le reste, ce sont vraiment mes amies qui m'ont sauvée, qui m'ont aidée quand je ne pouvais même plus lever les bras tellement j'avais mal aux seins."
Car face à elles, les staffs médicaux et sportifs n'étaient que rarement à la page. "Avec mon staff, on a tout découvert sur le tas. On s'est donné des informations, on en a discuté pour bien faire les choses. Mais cela était un essai pour tout le monde, car ça n'était jamais arrivé dans le judo", témoigne Clarisse Agbégnénou.
"La crainte initiale du staff technique est la difficulté du retour au haut niveau. Mais aujourd'hui, les publications scientifiques ont bien montré que l'on pouvait revenir au haut niveau, même à un meilleur niveau, du fait de l'épanouissement personnel de la sportive", constate le gynécologue de l'Insep, Carole Maître. Car loin des idées reçues, "l'allaitement ne réduit pas les performances sportives", et permet même aux athlètes "de revenir plus facilement à leur poids de forme", ajoute la spécialiste.
Il a néanmoins fallu apprendre à gérer les montées de lait lors des entraînements, les douleurs au niveau des seins et la fatigue, l'allaitement étant très énergivore. Clarisse Agbégnénou en a fait l'expérience : "Parfois, mes entraînements n'étaient pas adaptés. Je disais alors à mes sparrings de faire attention lors d'entraînements techniques."
"Ce n'est pas comme une douleur de règles, qui dure une semaine et puis qui passe. Là, c'est tous les jours. Il faut de bons mois d'adaptation. Et parfois, il faut serrer les dents."
Clarisse Agbegnenou, judokate, championne olympiqueà franceinfo: sport
Les choses se compliquent quand vient la reprise des stages de préparation, encore plus quand il s'agit du premier sans son enfant. La sabreuse Cécilia Berder a été contrainte d'arrêter son allaitement à la suite d'un déplacement en stage. À l’époque, mère et fille, alors âgée de cinq mois, n'avaient jamais été séparées.
"J'ai anticipé l'arrêt de l'allaitement une quinzaine de jours avant le stage mais ce n'était pas assez. Pour elle, comme pour moi, ça a été un peu brutal. J'avais les seins très tendus. Lors des entraînements, il y avait beaucoup de choses que je n'arrivais pas à faire, ça faisait d'ailleurs beaucoup rire les filles de l'équipe", raconte-t-elle.
"Un jour, on m'a demandé de faire des sauts. Je ne pouvais pas sauter. Ma poitrine était trop tendue et gorgée de lait. C'était douloureux."
Cécilia Berder, sabreuse, vice-championne olympique par équipeà franceinfo: sport
"J'ai donc ajusté mon entraînement par des exercices au sol, poursuit-elle. Avec le recul, j'aurais anticipé un mois et demi avant, et davantage tiré mon lait. L'arrêt de l'allaitement demande une certaine douceur que le sport de haut niveau n'a pas forcément. Il aurait mieux valu qu'elle vienne avec moi, mais le timing n'était pas le bon."
Des avancées encore insuffisantes
Clarisse Agbégnénou, Valériane Ayayi, Cécilia Berder ou encore la joueuse de l'équipe de France de football Amel Majri, font toutes partie de cette génération d'athlètes qui ont permis de briser ce tabou et de faire bouger les lignes. Si l'allaitement s'est peu à peu démystifié dans le sport de haut niveau, le chemin n'est pas pour autant terminé.
"C'est mitigé, tranche Clarisse Agbégnénou. Certes, on en parle un peu plus, mais cela reste quand même dur, et toutes les athlètes ne sont pas dans des conditions pour pouvoir allaiter sur un temps long. Je pense que je dois être la seule d'ailleurs [à encore allaiter]. C'est encore trop lent, mais le fait qu'on soit plusieurs à en parler va encourager d'autres athlètes à le faire", glisse celle qui veut permettre aux futures mamans de concilier plus facilement leur vie de mère et d'athlète de haut niveau.
La fin du tabou passera aussi par un accompagnement plus large de ces mères-athlètes, avec des espaces dédiés dans les infrastructures et un soutien médical plus important. "Sans ma kiné (qui l'a suivie pendant et après sa grossesse), j'aurais été un peu perdue, notamment sur les idées reçues du staff médical. Donc avoir un staff plus ouvert et sensible sur le sujet permettrait de nous rassurer et de nous guider", admet Valériane Ayayi.
"Les structures sportives ne sont pas conçues pour s'isoler dans l'intimité, soutient Carole Maître. Ces athlètes, qui sont des pionnières, ne sont que quelques-unes, et s'adaptent comme elles peuvent. Il faudrait aussi ouvrir des crèches sur les sites d'entraînement avec des amplitudes horaires larges. Les choses s'améliorent mais il reste encore à faire." Reste à présent à savoir si la marche est bel et bien enclenchée pour que l'allaitement ne soit qu'une formalité dans quatre ans, d'ici les Jeux de Los Angeles.
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