"Le Béton, il nous a sauvés" : à la Cité des 3000, le soulagement du football
Il est 15h et des poussières. Semaine de déconfinement. A l’angle des rues Edgar Degas et Auguste Renoir, dans un quartier d’Aulnay Sous-Bois (93), se trouve une aire de sport urbain, couverte de goudron mal entretenu, comme on en voit dans toutes les villes de France. Deux paniers de basket. Deux poteaux de foot. Seul signe particulier : à l’entrée du terrain, des rubans de chantier rayés de rouge et de blanc gisent par terre, à moitié déchirés. "La police les avait mis quelques semaines après le début du confinement, ils n’ont pas tenu longtemps", témoigne Vikram, un voisin résidant juste en face. C’est qu’il est difficile de contenir le désir de football à Aulnay.
Le confinement y est (en partie) arrivé. Le déconfinement a signifié, pour la plupart des accros, le retour de la folie footballistique, et ce malgré la règle interdisant les rassemblements de moins de 10 personnes. A 17h, les premiers gamins débarquent. A 19h, c’est l’heure des "anciens", 25-30 ans. Ils sont dix, vingt, puis trente. Certains sont là pour jouer, d’autres pour discuter, rigoler, se moquer, se disputer. Revivre. A Paris, certains sont pressés de regoûter à la vie sur le canal Saint-Martin un verre à la main. A la Cité des 3000, c’est ici, dans ce royaume de béton fissuré et de poteaux rouillés, là où se nouent et se dénouent des rêves de carrière, que pulse le cœur de ceux qui n’en pouvaient plus du confinement.
Retrouver la routine
Farouk est grand. Il aime balayer ses cheveux noirs d’un geste souple, de droite à gauche. Il a 23 ans, est animateur et surveillant au collège du coin. Dès qu’il termine le boulot, il se rue chez lui, enfile ses baskets, son sweat, et file au “Béton”. "Ça fait beaucoup de bien de reprendre comme avant, dit-il, contenant difficilement son enthousiasme. On sent cette semaine que les gens ont envie, ils mettent beaucoup d’intensité, ils ont besoin de se défouler”. Pour lui, le Béton est un exutoire. Et ça remonte au collège, à ces après-midis sans fin : "J’avais ma routine. Je finissais l’école à 16h, ensuite c’était le Béton. Direct. Et puis là ça n’arrêtait pas, je pouvais passer des heures ici. On jouait au foot, évidemment, mais c’était surtout pour se retrouver entre copains, on parlait, on parlait. Des fois je rentrais à 22h. Ma mère me disait que c’était pas bien, mais elle m’a toujours laissé le faire. Elle savait que si j’étais au terrain, c’est que j’étais pas ailleurs à faire des conneries ou à gâcher ma vie. Ça la rassurait je crois".
Ousmane aussi s’est précipité sur le terrain cette semaine. Pour lui, probablement plus que pour tous les autres, cette routine s’est forgée dès l’enfance. L’appartement familial se trouve pile en face du Béton. "On m’appelait le gardien quand j’étais petit, se souvient-il. Parce que c’était toujours moi qui arrivais en premier, et toujours moi qui partais le dernier. Ma première voiture téléguidée, je l’ai testée sur ce terrain. Mon premier vélo, je l’ai essayé ici. Les fêtes, les soirées, tout s’est passé ici. C’était mon jardin en fait". Sa mère s’en souvient très bien. Maimouna, coiffée d’un beau voile bordeaux, n’aime pas parler aux "étrangers". Mais quand il s’agit d’Ousmane et du foot, il y a un souvenir qui lui revient comme une balle : "Il devait aller à un cours d’arabe qui se tenait en bas dans l’immeuble. Mais il n’y allait jamais, il s’en échappait et je le retrouvais toujours sur le terrain. C’était sa vie" se souvient-elle. Aujourd’hui, Ousmane est le joueur emblématique du Béton. "Le meilleur buteur de l’histoire du béton", claironne-t-il à qui veut l’entendre, "AKA Zlatan". Il a réalisé son rêve : semi-professionnel au club belge du KVK Westhoek, il vit du ballon.
Un peu plus loin, il y a un type, de taille moyenne, très discret sous sa capuche de jogging gris. Il est loin d’être le plus remarquable, dans la troupe. Pourtant, c’est Fabien. Fabien Ourega. Ce nom parlera aux fans de Ligue 2, puisqu’il fait partie de l’équipe du FC Sochaux. La saison terminée, il est rentré chez lui, à Aulnay, voir sa famille, ses amis, et... retrouver le Béton, sur lequel, comme les internationaux Moussa Sissokho ou Alou Diarra avant lui, il a découvert le parfum des buts et des roulettes. "Oui, c’est ici que j’ai touché mon premier ballon, c’est ici que j’ai grandi, sur ce terrain, se souvient-il. Je reviens souvent, et dès que je peux, je rejoins les potes sur le Béton pour un foot". Il est aujourd’hui l’un de ceux qui "ont réussi". S’il a conscience que la plupart le regardent avec "respect", il est loin de bénéficier d’un quelconque traitement de faveur. Ses “potes” le tancent comme un autre, qui plus est après une si longue période sans toucher le ballon. "Je suis peut-être pro mais j’ai pas changé, je resterai toujours un gars du quartier. Et sur le terrain, c’est hyper physique, on ne m’épargne pas".
La galaxie des 3000 autour du foot
Mais le Béton n’est pas seulement le quartier général des footeux. Comme il est à l’angle de deux des artères les plus importantes du quartier, il est un carrefour. Et la circulation est dense, et fascinante. Les spectateurs vont et viennent, passent seulement pour "checker" tout le monde, ou restent plus longtemps, pour discuter ou regarder le match d’un œil distrait. Ou du moins croit-on qu’ils le font distraitement. Car au moindre but, au moindre tacle un peu musclé, c’est la débandade. "Woooh c’est quoi ça ?? Il est fou lui ou quoi ??", s’indigne le type qu’on croyait plongé dans son fil Insta quelques secondes auparavant. "Oooooh ce buuut ! ", s’exclame celui qui finit à peine son challenge Tik Tok : 15 pompes en 10 secondes.
Quelques minutes plus tard, l’air vrombit. "Ah, c’est les motards !". Des Harley-Davidson, des quads, de gros hommes tatoués suivis par des ados gringalets perchés sur leur motocross. Tous les soirs depuis lundi, ce beau monde défile dans les rues de la Cité. Leur point de ralliement : le “Béton”. Au moment de démarrer et de descendre la rue Edgar Degas, ils font hurler leur moteur. Un départ tonitruant, salué par les spectateurs du match de foot : "hooooo". Le "Béton" est une sorte d’étoile autour de laquelle gravitent des dizaines de planètes, de taille et de nature différentes : on a 12 ou 24 ans, on vient de la rue d’à côté ou du groupe de l’autre quartier, on est sportif ou juste geek, on n’a pas forcément les mêmes potes ni les mêmes conversations. Mais "à 18h, on sait qu’il y a le Béton, donc on passe, on regarde s’il y a un match sérieux, et s’il y en a un on s’arrête, raconte un spectateur. C’est l’occasion de revoir des gars qu’on n’a pas vu depuis un bail. Tiens regarde lui là !
- Eh frère ! Ça fait un bail que j’te vois pas !
- Oooooh mais t’étais où, ça doit faire 40 ans ! ”
L’accolade est virile. Ils ne s’étaient pas vus depuis deux semaines.
Cet esprit de village, si précieux dans les cités, s’anime donc de nouveau depuis le 11 mai. Mais il n’a jamais été aussi célébré qu’il y a un an. C’était la CAN d’Aulnay. "C’était du jamais vu, se remémore Michael, 18 ans. Il y avait 4000 personnes. Les mères étaient là, les gamins, y’avait une ambiance terrible".
Au vu des images, où l’on aperçoit des spectateurs accrochés au grillage à quatre mètres de hauteur, il est difficile de le contredire. Le choix du Béton comme terrain du tournoi s’est fait sans hésitation, malgré le fait qu’il existe des dizaines de terrains de bien meilleure qualité et capable d’accueillir un public plus important. "C’était un choix naturel, assure le co-organisateur du tournoi avec l'association AJIS, qui se fait appeler Micro3KS. Une CAN d’Aulnay ailleurs que sur le Béton, ça n’aurait pas eu de sens". Aujourd’hui, tous s’en souviennent au moment de fouler de nouveau l’asphalte. Car sans la crise sanitaire, nous serions à quelques jours du début de la nouvelle édition. "Mais franchement, ils n’ont pas besoin de la CAN pour mettre l’ambiance, je vous l’assure" témoigne Vikram, le voisin d’en face."Si ça me dérange...?" Il ne répond pas. Mais un large sourire se dessine sur son visage.
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