"Le sport-addict est prêt à tout pour avoir sa dose d'activité physique" : bigorexie, quand le sport devient une drogue
"Il y a huit ou neuf ans, je faisais plus de six heures de sport par jour." Depuis plus de trente ans, la vie de Servane Heudiard, traductrice, relectrice et auteure, est dictée par sa dépendance à l’activité physique. Cette francilienne de 48 ans ne peut d'ailleurs pas rester deux jours sans pratiquer ses deux sports de prédilection, le vélo et l'aviron. D'abord libérateur et salvateur, le sport est ensuite devenu omniprésent dans sa vie, au point de devenir destructeur. Au fil des années, Servane Heudiard s'est même isolée en privilégiant le sport au détriment de ses proches. Aujourd'hui, elle pratique encore au minimum 5 heures de sport par jour. Le dépendant au sport, appelé bigorexique, "est prêt à absolument tout et n’importe quoi pour avoir sa dose d’activité physique", poursuit Servane Heudiard, auteure de Bigorexie : le sport, ma prison sans barreaux*.
Contraction de "big", gros en anglais, et de "orexie", appétit en grec, la bigorexie signifie "gros appétit" pour la pratique physique. "Les bigorexiques sont des gens qui entrent dans une pratique excessive du sport, jusqu'à se blesser ou se rendre malades. Comme toutes les addictions, celle-ci s’exprime par l'absence de contrôle", explique Dan Véléa, psychiatre et addictologue à Paris. Cette recherche de sensations de plaisir par le sport aboutit à l’installation d’un besoin impérieux et en constante augmentation. A tel point, qu’en cas d’arrêt forcé de la pratique, les bigorexiques présentent certains signes psychologiques comme la frustration, la morosité et l’agressivité. Des maux subis par Servane Heudiard en 2018, après un accident grave de vélo qui la cloue au lit. "Je n’en pouvais tellement plus que je suis allée aux urgences pour une crise d'angoisse… je n'avais rien mais je ne pouvais plus supporter cette inactivité. J’étais devenue très acariâtre", se souvient-elle.
Entre endorphines et failles psychologiques
Reconnue comme une addiction par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) depuis 2011, la bigorexie s’explique biologiquement par la production d’endorphines. Cette molécule naturelle déclenche "l’ivresse du coureur", ce que les Américains nomment "le runner high". Au-delà des 45 minutes de pratique physique, l'organisme sécrète de l'endorphine, qui provoque un sentiment d'euphorie, de bien-être, et une absence de douleur. "Si la pratique devient régulière, l'organisme va se créer une sorte de signal de manière conditionné, où il aura besoin de ces endorphines. Dans le cas contraire, il montrera des signes de contrariété. C'est tout un mécanisme qui s'installe ensuite", explique Dan Véléa. "Pour un bigorexique, ce ne sont plus les endorphines qui jouent, mais une dépendance psychiatrique à son image, à sa volonté de vouloir souffrir", enrichit Emmanuel Debost, médecin du sport à Plombières-les-Dijon (Côte-d’Or).
Plus que la dépendance propre au sport, ce sont des failles psychologiques qui entraînent la bigorexie. Souffrance psychique, manque de considération, d'estime et de confiance en soi, sont autant de facteurs amenant à cette addiction. "Quand je fais du sport, c'est pratiquement le seul moment où je peux être moi-même en présence d'autres personnes. Je me déprécie tout le temps sauf dans le sport parce que quand je fais un résultat, il est là, incontestable et je sais que c'est vraiment moi qui en suis à l'origine", témoigne Servane Heudiard.
Une définition floue
Aujourd’hui, aucune étude n’indique le nombre de personnes souffrant de bigorexie. D'abord parce que celle-ci est perçue comme une addiction positive. A la différence de l’alcool, du tabac ou de la drogue, être accro au sport n'est pas vu comme quelque chose de négatif. L’image du sport et de ses bienfaits pour la santé camouflent l’effet destructeur d’un excès de cette pratique. Ensuite, cette addiction est encore très méconnue. D'ailleurs, souvent, ce n’est pas le sportif qui s'auto-diagnostique, mais plutôt son entourage. "On va remarquer un isolement de la personne, un trouble du sommeil ou encore la prise d’anxiolytiques par exemple", soulève Emmanuel Debost, médecin du sport.
Mais surtout, la frontière de la dépendance au sport est floue. "Si la dépendance est acceptée et ne fait pas souffrir, ce n’est pas une pathologie", poursuit le médecin. "Un sportif qui fera ses quatre heures de sport par jour, en se faisant souffrir, est considéré comme un bigorexique. Mais un triathlète qui pratique trois heures par jour de sport, qui est bien dans sa peau et prend du plaisir, n’est pas considéré comme tel", approfondit-il encore. Si certains athlètes de haut niveau peuvent en être atteints, la bigorexie cible principalement les amateurs. "Un sportif de haut niveau, qui vit du sport et est bien dans sa tête, sera peu enclin à développer cette pathologie. En revanche, des sportifs amateurs, qui veulent à travers le sport modifier leur image, ou résoudre des problèmes psychologiques par une pratique totalement déraisonnée sont bigorexiques", nuance le médecin du sport, Emmanuel Debost.
"On peut faire beaucoup de sport sans être bigorexique"
Bixente Lizarazu
Un avis partagé par le champion du monde 1998, Bixente Lizarazu. Si l’ancien footballeur professionnel a été associé à la bigorexie il y a quelques années, celui-ci tient à nuancer ce rapprochement. "Je fais du sport presque tous les jours, plusieurs heures à chaque séance, mais pour moi c’est normal. Je gère mon rythme et si je suis fatigué, je me repose. Cela ne me crée pas de trouble", précise celui qui alterne entre le vélo, le surf, la randonnée, le Jiu-jitsu brésilien (art martial) et le ski. "Je suis lucide par rapport à ma pratique. Elle est beaucoup plus importante que le commun des mortels, mais cela s’explique par mon passé de sportif de haut niveau, appuie-t-il. On peut faire beaucoup de sport sans être bigorexique. Si je fais beaucoup de sport, c'est parce que j’en ai besoin car cela m'amuse, et pas parce qu'il faut faire du sport à tout prix."
Aucune discipline épargnée
D’après les spécialistes, l’addiction au sport concernerait surtout le culturisme, ou certains sports d'endurance extrême comme le trail ou le cyclisme. Toutefois, rien n'est figé. "Même si la bigorexie concerne davantage ces sports, on peut aussi trouver des golfeurs qui ne peuvent pas se passer du green. La bigorexie peut toucher tous les sports", précise le psychiatre Dan Véléa. Ça a d’ailleurs été le cas avec Thao Coubrun. Il n’y a encore pas si longtemps, ce journaliste sportif de 25 ans, pratiquait handball, football, basket, sport en loisir avec ses amis ainsi que le sport à la fac. Tout ça, en même temps. Lorsqu’il était étudiant, il s’entraînait au minimum 3h30 par jour.
"Moi, qui suis quelqu’un de positif, le manque de sport me minait"
Thao Coubrun
"A cette période-là, inconsciemment, je me rendais compte que je ne pouvais pas vivre sans le sport. Dès que je n'en faisais pas pendant un jour, parce qu’il avait neigé ou parce que c’était les vacances scolaires par exemple, j'étais triste. Moi, qui suis quelqu’un de positif, le manque de sport me minait", se souvient ce jeune de la banlieue lilloise. Il lui faudra attendre une entorse sévère à la cheville pour prendre conscience de son addiction. “Malgré cette blessure, j'ai participé à un tournoi de foot. Les semaines suivantes ont été un vrai calvaire. C'est là où j'ai compris que je devais me calmer, que j’étais allé trop loin", reconnaît-il. Sa prise de conscience a aussi été rendue possible grâce à l’accompagnement d’une psychologue du sport. Aujourd’hui, Thao Coubrun ne pratique presque plus d’activité physique depuis un an. "A présent, je n’en ressens plus le besoin", admet-il.
Si Thao Coubrun a réussi à passer outre son addiction, se défaire de la bigorexie n’est pas chose facile. "Comme pour toutes addictions, le protocole de soins passe déjà par la prise de conscience. Il faut ensuite établir une diminution progressive de la pratique. Ensuite, on essaie de voir s’il n’y a pas une autre composante psychologique", indique le psychiatre Dan Véléa. Mais le chemin vers la guérison est long et parfois sinueux. Pour Servane Heudiard, bien qu’elle soit consciente depuis plusieurs années de sa bigorexie, elle ne se sent pas aujourd’hui capable d'arrêter le sport. "Si aujourd’hui j’arrive à gérer une journée sans sport, deux jours ça m’est en revanche impossible."
* Bigorexie : le sport, ma prison sans barreaux, de Servane Heudiard, Editions Amphora, 214 p. 17,5€. En librairie le 25 mars.
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