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"Personne ne peut imaginer que le sport puisse être destructeur", estime Servane Heudiard, auteure de "Bigorexie : Le sport, ma prison sans barreaux"

Servane Heudiard est accro à la pratique sportive. Dans son livre "Bigorexie : Le sport, ma prison sans barreaux" qui sort jeudi 25 mars, elle alerte sur les effets pervers du sport à haute dose.
Article rédigé par Apolline Merle
France Télévisions - Rédaction Sport
Publié
Temps de lecture : 10min
Servane Heudiard est bigorexique depuis une trentaine d'années. (BOULANGER DENIS / BOULANGER DENIS)

Depuis une trentaine d’années, Servane Heudiard est bigorexique, autrement dit accro au sport. Cette traductrice de 48 ans, auteure et relectrice a toujours été une boule d’énergie, avide d’activités sportives en plein air. Si pour elle, le sport a été libérateur et salvateur dans un premier temps, il est ensuite devenu omniprésent dans sa vie, au point de devenir destructeur. Bien consciente de son addiction, cette Francilienne confie toutefois être incapable de s'en passer. 

Dans votre livre, vous indiquez que la bigorexie est peu connue, et que la plupart des personnes qui en souffrent ne prennent pas conscience de leur addiction... 
Servane Heudiard :
"Oui c'est tout à fait ça. Déjà, être accro au sport n'est pas vu comme quelque chose de négatif, comme d’autres addictions. Ensuite, il y a tellement de versions de la bigorexie. En effet, pour un bigorexique, sortir dehors en VTT alors que les chemins ou les routes sont verglacés peut paraître normal, alors que pour un autre sport-addict, il trouvera ça totalement dément. En revanche, pour ce dernier, faire six heures de vélo par jour ne sera pas choquant."

Aujourd'hui, à quelle fréquence pratiquez-vous du sport ?
SH :
"Il y a huit ou neuf ans, j’étais à plus de six heures de sport par jour. Après mon accident de vélo, en 2018, j'avais réussi à diminuer et à passer à quatre heures par jour, ce qui pour moi n'est pas beaucoup. Depuis le déconfinement, en mai dernier, je suis actuellement à cinq heures minimum de sport par jour. Je reconnais que j’ai tellement peur d’être confinée chaque prochain week-end que j'ai tendance à faire plus de sport que je n’en ferai sans cette menace permanente de confinement. Mais j'ai confiance en moi pour me dire que quand on sera sortis de cette crise, et qu'on pourra revivre normalement, je diminuerai ma pratique pour atteindre les quatre heures quotidiennes."

À quel moment vous êtes-vous rendue compte que vous étiez bigorexique ? Y-a-t-il eu des signes qui vous ont alertée ? 
SH :
 "Je dirais que j’ai commencé à en prendre conscience au début de ma vie active, au moment où j'ai commencé à chercher un travail. Je ne pouvais pas m’imaginer rester enfermée dans un bureau. Mais après mon accident de vélo en 2018, dont je souffre encore aujourd'hui, ça a été pour moi une vraie prise de conscience. Il s’agissait du troisième accident, et je me suis dit que le prochain, je ne pourrais peut-être pas m’en sortir. Si la chute en elle-même n'a pas été violente, les conséquences psychologiques et physiques ont été lourdes. C'est là que je me suis dit qu'il fallait changer quelque chose." 

"Je ne me sens pas capable d'arrêter le sport car il m'apporte trop" 

Dans le livre, vous questionnez les lecteurs en leur demandant si le sport ne les éloigne pas de leurs proches, si la durée et le nombre de séances ne sont pas en constante augmentation, ou encore si le sport leur procure toujours autant de plaisir... Est-ce que c'est ce type de questionnement qui vous a fait réfléchir ? 
SH :
"La bigorexie s'installe petit à petit. Au début, on fait un peu de sport, puis on augmente pour en faire tous les jours. Quand on se pose ces questions-là, c'est qu'on a déjà compris, même inconsciemment, qu'il y a un problème."

Avez-vous déjà consulté un médecin du sport ou un psy au sujet de cette addiction ? 
SH :
"Non, je n'en ressens pas le besoin."

Qu'est-ce qui vous a convaincu d'écrire ce livre ?  
SH 
: "Si j’ai décidé de raconter mon histoire dans ce livre c’est pour éviter aux autres bigorexiques de risquer un accident et d'aller trop loin. Moi je m'en suis sortie à chaque fois, mais j'ai des amis qui n'ont pas eu cette chance. Le bigorexique finit toujours par pratiquer son sport dans des conditions dangereuses. Le risque d'accident ne vient pas du fait de faire du vélo ou de la course à pied, mais de provoquer ce risque. Car on arrive à un point où l'on pratique notre sport dans des conditions extrêmes, soit parce que notre corps n’en peut plus, soit parce que les conditions extérieures sont trop mauvaises. 

Quand vous parlez de sport à quelqu'un, la plupart du temps, personne ne peut imaginer qu'il puisse être destructeur. Car le sport est bon pour la santé. Mais ce qu'il faut vraiment retenir, c'est qu'à un moment, le sport n'est plus bon pour la santé et devient destructeur. Avec mon livre, j'aimerais que les gens comprennent qu'il faut à un certain moment le voir autrement."

Peut-on guérir de cette addiction selon vous ? 
SH :
"Pour moi, ça me paraît très compliqué d'en sortir. On va réduire la pratique physique oui, mais pas l'arrêter. Ce n’est pas comme la cigarette que l’on peut vraiment arrêter. Si on est addict au sport, on ne pourra pas le remplacer par une autre activité car le sport porte à la fois sur l'aspect mental et physique. Pour ma part, je ne me sens pas capable d'arrêter le sport car il m'apporte trop."

Une homme, au volant d'une camionnette, a foncé sur des piétons à Toronto (Canada), le 23 avril 2018. (COLE BURSTON / GETTY IMAGES NORTH AMERICA / AFP)

En avez-vous souffert ? 
SH :
"La seule chose qui me fait souffrir c’est par rapport à ma famille. Je sais que je les ai lésés à cause de mon addiction au sport. Je sais que ce n'est pas bien, et en plus je continue à privilégier le sport au détriment de mes proches. Mais je ne peux pas m'en empêcher. C'est une vraie douleur morale, pourtant je continue.” 

Dans le livre, vous expliquez que le sport était un moyen de vous "libérer du regard dépréciatif que me portaient les autres et de ma féminité reniée". Finalement, on a l'impression que la bigorexie a été autant salvatrice que destructrice pour vous ? 
SH :
"Oui, absolument. Quand je fais du sport, je suis moi-même. C'est pratiquement le seul moment où je peux être moi-même en présence d'autres personnes. Je n'ai aucune estime de moi, malgré mon âge. Bien que je n'aie jamais connu de grands échecs, je me déprécie tout le temps sauf dans le sport parce que dans ce milieu, quand vous faites un résultat, il est là, incontestable, et je sais que c'est vraiment moi qui en suis à l'origine… C'est le seul moment où j'ai de la valeur à mes yeux et où je me sens égale aux autres sportifs."

Comment avez-vous vécu le confinement du printemps 2020 ? 
SH :
"Le premier confinement a été très dur. D'ailleurs, j'ai fait tellement de home-trainer que j'ai beaucoup maigri. Au point que j'ai atteint un seuil critique. On n'avait le droit de sortir qu'une heure par jour et pour moi, c'était terrible. D'habitude je suis dehors au moins cinq heures par jour. Je me suis donc défoulée sur mon vélo d'appartement. J'en ai fait à haute dose. J'ai mal géré mon alimentation en parallèle. Cela aurait pu être catastrophique. Le deuxième confinement, je l'ai géré avec le home-trainer aussi. Mais j'ai été plus raisonnable". 

Chaque détail de votre vie, que ce soit votre vie personnelle ou professionnelle, tourne autour du sport, et est organisé en fonction. Vous donnez plusieurs exemples des effets pervers de cette addiction qui grignote votre vie, comme celui du mariage de votre soeur... 
SH : "Oui, j'ai fait un aller-retour pour assister à la cérémonie. Puis, je suis repartie le soir, avant le dîner et la soirée pour être sûre de pouvoir assister à mon entraînement d'aviron le lendemain. C'est d'ailleurs pour cela que j'ai pris cet exemple, car il est très révélateur. Vous vous rendez compte, comment peut-on en arriver là ? Si c'était à refaire, je suis pratiquement sûre que je referais la même chose... C'est aberrant. Ça me fait honte de réagir comme ça, et pourtant... Vous voyez où mène l'addiction..."

Y-a-t-il eu des moments où vous n’aviez pas votre dose quotidienne d'activité physique ? Dans quel état étiez-vous à ce moment-là ?  
SH :
"Oui lors des trois accidents graves à vélo que j'ai eus, et en particulier lors du dernier. Je n’en pouvais tellement plus que je suis allée aux urgences pour une crise d'angoisse… Je n'avais rien mais je ne pouvais plus supporter cette inactivité. J’étais devenue très acariâtre. Je ne supportais plus rien. Je n'avais plus rien pour me défouler, je ne pouvais presque plus sortir alors que j'ai besoin d'être dehors. Je ne dormais plus. Si vous vous privez de manger pendant une journée, dès le soir même vous allez sentir que vous êtes un peu énervée, qu’il vous manque quelque chose. Et bien, ne pas faire de sport, c'est la même chose. Si aujourd’hui j’arrive à gérer une journée sans sport, deux jours ça m’est en revanche impossible." 

Bigorexie : Le sport, ma prison sans barreaux, de Servane Heudiard, Éditions Amphora, 214 p. 17,50 €. En librairie le 25 mars. 

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