Cet article date de plus de cinq ans.

Polémique autour de la Supercoupe d'Italie : le monde du foot face à ses contradictions

La Supercoupe d'Italie, qui opposera l'AC Milan et la Juventus Turin, doit se tenir le 16 janvier prochain à Jeddah, en Arabie Saoudite. Problème : les femmes supportrices des deux clubs et désireuses de se rendre au stade ne pourront le faire sans être accompagnées d'un homme. Une politique ouvertement discriminatoire qui, pour la chercheuse à l'Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS) Carole Gomez, place le monde du foot face à ses propres contradictions. Ou quand le ballon rond jongle entre levier d'émancipation social et délocalisation à marche forcée...
Article rédigé par Clément Mariotti Pons
France Télévisions - Rédaction Sport
Publié
Temps de lecture : 6min
  (CHENG XI / IMAGINECHINA)

La ligue italienne de football est en pleine tourmente depuis jeudi et la publication des conditions de vente des billets pour les femmes souhaitant assister à la Supercoupe d'Italie en Arabie Saoudite, à Jeddah, le 16 janvier prochain. Elles ne pourront s'installer que dans des tribunes spécifiques, réservées aux familles où la présence d'un homme pour les accompagner est obligatoire. De quoi cette polémique est-elle symptomatique selon vous ?

Carole Gomez : "Déjà il faut rappeler que la délocalisation de la Supercoupe d'Italie n'est pas quelque chose d'exceptionnel, on la retrouve déjà depuis quelques années (en 2011, l'AC Milan avait remporté le trophée à Beijing, en Chine, NDLR). Il y a un certain nombre de compétitions qui ont lieu à l'extérieur des pays hôtes pour essayer de développer toujours un peu plus l'importance du foot. Cette tendance va se renforcer surtout qu'aujourd'hui on est dans une situation où il y a de nouveaux marchés. Que ce soit des horaires décalés pour s'adapter à la Chine, des délocalisations de matchs comme le Trophée des champions... Mais il va se poser la question de l'accessibilité aux femmes, puisque nous ne sommes plus dans une situation où ce sport est pratiqué que par des hommes, entraînés que par des hommes, arbitrés que par des hommes ou supportés que par des hommes."

Est-ce qu'à travers cette politique discriminatoire, une limite a été franchie dans cette logique de commercialisation du foot ?

Carole Gomez : "Ce qui est intéressant de voir c'est que l'Arabie Saoudite, il y a encore quelques années, était clairement l'une des dernières de la zone à avoir une diplomatie sportive affirmée. Elle a tendance de plus en plus à la renforcer dans le domaine du sport. Ça passe par l'accueil de compétitions, la retransmission de certains matchs... Mais du coup il va falloir composer avec l'actualité, avec toutes les contraintes que ça peut leur imposer comme avoir un public mixte, voir jouer des femmes au foot ou à d'autres sports. Il faut voir comment le Royaume va réagir par rapport à ça. Je doute que les Saoudiens avaient anticipé tout ce scandale par rapport à cette question puisque ce n'était pas apparu comme essentiel ou problématique pour eux. Alors que c'est fondamental. Par le biais du sport, on attire l'attention sur un certain nombre de choses que l'on sait déjà mais qu'on a tendance à oublier. Par exemple l'accès des femmes au stade était formellement interdit il y a quelques années. Cela avait suscité un très grand nombre de critiques puis finalement la législation s'est assoupli en restant très majoritairement discriminatoire. La question c'est comment est-ce que le sport peut - ou pas - être capable de faire bouger les lignes. D'autant qu'il s'agit du foot, il y a une aura mondiale et des enjeux politiques et économiques considérables."


À lire aussi : Polémique autour de la Supercoupe d'Italie organisée en Arabie Saoudite


"Le monde du foot est face à ses contradictions avec d'une part la volonté de faire de ce sport un levier d'émancipation, un levier social, mais dans le même temps c'est rendu compliqué par une logique de délocalisation de certains nombres de matchs"

Les autorités italiennes, notamment par la voix du ministre de l'Intérieur Mattéo Salvini, n'ont pas manqué de réagir et d'afficher leur opposition au déroulement de ce match dans ces conditions. Que peut-il se passer ?

Carole Gomez : "J'ai vu qu'il y avait une levée de boucliers ô combien compréhensible sur cette question-là mais je n'ai pas encore vu de réaction officielle de la part du Royaume et de la fédération saoudienne. Vont-ils faire le dos rond ? Est-ce que cela va remettre en cause l'événement même si les enjeux économiques sont bien trop importants et qu'il y aurait des conséquences diplomatiques non négligeables ? Ou des dispositions vont-elles être prises pour assouplir cette décision ? Il peut y avoir une jurisprudence qui s'installe et s'il y a une modification de la loi sur cette Supercoupe, on peut imaginer que cela aille plus loin et fasse tâche d'huile. Cet exemple met le monde du foot face à ses contradictions avec d'une part la volonté de faire de ce sport un levier d'émancipation, un levier social, mais dans le même temps c'est rendu compliqué par une logique de délocalisation de certains nombres de matchs."

Et sur le plan géopolitique ?

Carole Gomez : "L'Arabie Saoudite, dans un contexte diplomatique extrêmement compliqué au cours des dernières années, est aussi dans une logique de développement d'une diplomatie sportive. Compte tenu de la rivalité qu'il y a avec le Qatar, cette diplomatie progresse. Un certain nombre de pions ont été avancés, notamment dans le domaine du foot. L'idée c'est aussi de dire que sur la scène internationale, il n'y a pas que le Qatar mais aussi l'Arabie Saoudite. Cet exemple rentre dans le cadre d'une diplomatie sportive sans avoir mesuré tous les tenants et aboutissants de cette décision. Il y avait des considérations à prendre en compte pour accueillir les spectateurs et spectatrices dans des conditions identiques à celles qu'elles pouvaient rencontrer en Italie. Car ce n'est pas une compétition internationale, il faut le rappeler."

Dans tous les cas, il ne s'agira ni d'un succès pour la Ligue italienne de foot, ni pour le Royaume...

Carole Gomez : "Non, clairement pas. Il va falloir surveiller les réactions dans les prochaines heures pour avoir le dénouement. Car pour le moment on ne sait pas comment la situation va évoluer. Est-ce que la rencontre va se tenir ou pas, dans quelles conditions, est-ce que ce sera toujours à Jeddah, est-ce qu'il va y avoir une délocalisation dans un autre pays... Mais c'est intéressant de voir si le monde du foot peut encore continuer à se développer de cette façon-là. Est-ce qu'on ne serait pas en train d'assister à une tentative ratée de diplomatie sportive saoudienne dans un contexte d'opposition extrêmement fort avec le Qatar ? Le Royaume essaie de reconstruire, de reconquérir une image positive à l'international par le biais du sport mais là encore c'est loin d'être gagné."

Commentaires

Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.