: Reportage Journée internationale des droits des femmes : "Courir où, quand et comme elles veulent", avec l'association Sine qua non, des femmes se réapproprient l'espace public
Entre douceur et coucher de soleil orangé, le temps est idéal pour courir en cette soirée de février. Leïla, Flora, Alice, et les "deux Nathalie" se sont donné rendez-vous en plein cœur du 19e arrondissement de Paris. Elles font partie de l'association Sine qua non, qui s'est donné pour mission de sensibiliser le plus grand nombre aux violences faites aux femmes ainsi qu'à la réappropriation de l'espace public par ces dernières. A l'occasion de la Journée internationale des droits des femmes, mercredi 8 mars, franceinfo: sport a participé à l'un de leur "run" du soir.
Au Pavillon des Canaux, devant la grande verrière de l’ancienne maison d'éclusier réhabilitée en café-restaurant, au bord du canal de l’Ourcq, le petit groupe de femmes s’échauffe de la tête au pied avant de partir pour leur habituel "squad", autrement dit des sessions mixtes de running et de training organisées dans des lieux considérés comme “peu fréquentables” par les femmes.
Ces rassemblements sont nés d'un constat : courir seule de nuit, dans certains quartiers, quand on est une femme, n'est pas une évidence. L'initiative a été créée "à la suite de nombreux témoignages de runneuses partageant à la fois leur crainte de courir seule tôt le matin ou tard le soir, et leur agacement à faire l’objet de remarques sexistes notamment lorsqu’elles courent en short ou en brassière", est-il écrit sur le site de l’association Sine qua non, à l'origine du concept.
Un espace public occupé majoritairement par les hommes
Lauréate du fonds de dotation Paris 2024, fondé pour soutenir les projets qui utilisent l’activité physique et sportive comme outil d’impact social, cette association parisienne travaille pour que l'espace public se conjugue aussi au féminin. "On remarque que la pratique sportive dans la rue est aujourd'hui trop souvent masculine. C'est le cas notamment sur les terrains de sport urbains, de football, basket, skate-park, ou encore sur les espaces de street workout, qui sont utilisés en majorité par les hommes", relève Mathilde Castres, présidente et fondatrice de l'association. D’après Edith Maruejouls, géographe du genre, "les équipements sportifs dans l'espace public sont occupés à plus de 90% par des hommes". Pour que les mentalités changent, l’association propose ainsi des "squads" mensuels dans les 10e, 11e, 12e, 18e et 19e arrondissements de Paris, ainsi que dans quatre villes de Seine-Saint-Denis (Montreuil, Saint-Denis, Aubervilliers et Pantin).
Derrière ce chiffre posé par la géographe Edith Maruejouls, plusieurs facteurs. Beaucoup de femmes ne se sentent pas en sécurité, ou restreignent leur pratique dans la rue, surtout le soir. Un raisonnement qui s’ancre dès le plus jeune âge. "Les femmes sont socialisées, formatées dès l'enfance, à faire attention à tout, à leur apparence, à ce qu’elles peuvent faire ou non parce qu’elles sont des femmes, à ceux qui pourraient un jour les agresser", analyse Catherine Louveau, sociologue du sport, spécialiste des inégalités filles-garçons et auteure en 2014 d'un article sur le sujet : "Qu’est-ce qu’une vraie femme pour le monde du sport ?". "Elles ne sont pas éduquées avec le même rapport à l'espace que les garçons, poursuit l'universitaire. Il est proposé traditionnellement aux jeunes filles des activités d’intérieur, quand les garçons sont encouragés à explorer le monde extérieur."
Des injonctions et stéréotypes que l’association veut combattre. "On a des femmes qui ne vont pas courir le soir car elles ne se sentent pas à l’aise, elles ont peur, ou leur entourage à peur pour elles, commence Leïla Mahri, salariée de Sine qua non. D’autres n’ont pas envie d’y aller car elles ont reçu des remarques sexistes et/ou déplacées lors de leur activité, ou encore se sont fait siffler."
"Nous ce qu’on veut, c’est pouvoir faire notre sport paisiblement dans l'espace public, au même titre que les hommes. Une femme doit pouvoir courir où elle veut, quand elle veut et dans la tenue qu’elle veut."
Leïla Mahri, salariée de l'association Sine qua nonà franceinfo: sport
Vêtues de leur legging, baskets et veste de running, les runneuses s’élancent dans leur parcours du soir, accompagnées par deux ambassadrices, qui encadrent le groupe lors de chaque sortie. Aujourd’hui, Alice Reynaud et Nathalie Tshilenge ont pour mission de les guider à travers les rues du 19e arrondissement parisien et du Parc des Buttes-Chaumont. En petites foulées, le groupe 100 % féminin est parti pour une boucle de 5 km, à laquelle s’ajoutent quelques séances de renforcement musculaire le long du parcours.
"Je ne suis pas à l’aise" de courir seule le soir
Nathalie Rodin et Flora Boday participent à leur première sortie avec l’association. "Je les suivais depuis longtemps sur les réseaux sociaux et j’avais très envie de me lancer car la cause me tient vraiment à cœur", confie la première, coureuse passionnée de 53 ans, vêtue de son coupe-vent bleu. "Je ne cours jamais seule le soir, seulement avec l’association comme aujourd'hui, ou avec mon club d’athlétisme, car je ne suis pas à l’aise", glisse celle qui pratiquait la course à pied quatre fois par semaine avant qu'une blessure ne l'éloigne des pistes. A contrario, à côté d'elle, Flora, en footing modéré pour pouvoir discuter, n’a jamais renoncé à une sortie de course à pied par peur : "Mais mes proches s’inquiètent parfois. Ils ont plus peur que moi. Encore plus en ce moment, après la découverte du corps démembré d'une jeune femme dans ce parc", souligne celle qui court deux fois par semaine.
Comme Flora, Alice, legging orange et cheveux noués en chignon haut, n’a jamais eu peur de courir seule le soir mais elle reste vigilante sur les parcours choisis. "Une fois, je suis allée courir à Pantin, le long du canal, et c’est vrai, je n’étais pas tranquille", raconte l’habitante du 19e arrondissement parisien. Si elle n’a "jamais été embêtée" lors de sa pratique sportive, elle le justifie notamment par sa pratique du judo étant plus jeune. "Il s’agit d’un sport qui donne confiance en soi et en son corps. Et une femme qui a confiance en son corps, ça se ressent d’un point de vue extérieur, et je pense qu’on est, de fait, ‘moins des cibles’", estime Alice, en ajoutant : "Bon, des fois je provoque un peu en portant mon tee-shirt de l’OM, sourit-elle. Comme je suis une femme, ça fait un peu plus réagir les hommes. Certains s’exclament ‘Allez l’OM’ quand ils me croisent, d’autres me huent, mais ça reste bon enfant."
Après un kilomètre et demi de course, Nathalie Tshilenge marque un arrêt au cœur du parc parisien pour une première session de renforcement musculaire. Cette cadre manager de 48 ans, dont l'énergie et le sourire sont communicatifs, donne le rythme et les indications, avant de remettre le groupe sur les rails de la course. Si elle n’a jamais eu peur d’aller courir seule de nuit, Nathalie s’est engagée dans l’association pour courir utile, transmettre et encourager d’autres femmes à pratiquer. "Ici, on n'est pas là pour la performance ou pour préparer un marathon. On se regroupe pour le plaisir de se retrouver le temps d’une course. Et derrière, l’idée est d’éveiller les consciences."
Remontée du terrain à la mairie
Alors que la nuit tombe sur la ville, le groupe de runneuses se guide grâce à l’éclairage public du parc. Ou du moins, essaie. "Bon là par exemple, ce n’est pas hyper sûr", relève Alice en constatant plusieurs dizaines de mètres sans lampadaires actifs. Une irrégularité qui sera notifiée par l’association. En partenariat avec les mairies des lieux fréquentés, Sine qua non remonte chaque anomalie aperçue sur le parcours de course : défaut d’éclairage, zone compliquée d'accès etc.
La deuxième séquence de renforcement musculaire a lieu devant la place de l’Hôtel de ville du 19e arrondissement, où les lampadaires diffusent une lumière jaunâtre, pas toujours agréable. "On va faire monter le cardio", avertit Nathalie Tshilenge. Les souffles s'accélèrent, mais les sourires restent.
Aller courir sans gêne ou appréhension
"Beaucoup de femmes nous rejoignent car elles n’osent pas faire du sport seules le soir. Mais avec l’association, elles prennent confiance et pratiquent de plus en plus. C’est une belle victoire", se réjouit Nathalie Tshilenge. C’est justement le parcours de Sylvie Petton. Il y a encore un an, cette cadre administrative de 48 ans n’osait pas courir seule le soir. Elle ne s'octroyait même qu’une soirée par semaine à la salle de sport.
"Aujourd’hui, je n’ai plus de gêne ou d’appréhension, confie-t-elle. Participer aux squads avec l’association m’a permis de passer outre les remarques sexistes, les sifflements, et de prendre du plaisir. Ces rendez-vous m’ont aussi permis d’avoir une régularité d’entraînement chaque semaine et d’augmenter mes séances, passant de 5-6 km à mon premier semi-marathon cette année", se réjouit celle qui est devenue ambassadrice de l'association il y a trois mois pour le secteur de Montreuil. "Maintenant, je vais courir plusieurs fois par semaine, seule ou en groupe, sans réfléchir, et dans la tenue que je veux, en short et brassière sans hésiter s’il fait chaud. Ce n’était pas le cas avant. J’ai pris confiance en moi."
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