Roland-Garros : Quand Federer subissait le plus grand coup de pression de sa carrière
Dès la fin de son entraînement, au moment où il pose le pied dans les allées de la Porte d’Auteuil, quelques secondes hors de sa bulle de concentration, il la sent. L’atmosphère, suspendue. Roland-Garros ne respire plus. Un séisme couve. Rafael Nadal est mené 2 sets à 1. Aucun sismographe n’avait pu le prévenir. Pas même celui de Roger. Lui, l’ultime joueur de tennis, en est aussi un fin observateur ; et pourtant, il ne l’a pas du tout vu venir. Robin Söderling, le premier joueur à battre Rafael Nadal à Roland-Garros ? Impossible. Pas cet attaquant incapable de glisser, plus habitué à aligner les aces sur moquette qu’à résister aux lifts de l’Espagnol. Pas celui que Rafa a battu 6-1 6-0 quelques jours plus tôt, à Rome. Non. Il prend sa voiture et rentre à l’hôtel, ignorant magistralement la rumeur qui grondait déjà : Paris vivait un moment historique.
Quand le malheur de Nadal terrasse Federer
« A ce moment-là, je me dis qu’il va renverser ce match » se souvient-il dans l’Equipe. Trop de fois l’armure de Nadal avait semblé se fissurer. Souvent sous ses assauts à lui, d’ailleurs. Trop de fois il s’en était sorti, encore plus puissant, encore plus invincible qu’avant. Il ne tomberait pas une nouvelle fois dans le piège.
Et pourtant. Söderling l’emporte en quatre sets. Federer découvre le résultat en arrivant à son hôtel, accompagné de sa famille proche et de son équipe. Il regarde un moment son écran de télévision, hébété, immobile. Il ne dit rien. Personne ne souffle mot. Il pense. Il est submergé. Enseveli par une vague de peur, d’angoisse, et d’excitation. « Je me suis dit : Ok, et maintenant qu’est-ce qui se passe ? » Un moment de panique, suivi d’un éclair de lucidité. « C’est là où j’ai compris que c’était maintenant. Il faut tout faire... et en même temps rester calme » Tout faire sans rien défaire. Il n’a plus d’excuse. Quatre ans que Roland-Garros se refuse à lui et s’offre à l’Espagnol. Mais quatre ans aussi où l’on pouvait se dire « s’il n’y avait pas eu Nadal, Roger aurait tout gagné... » Sans Nadal, le voilà sans roue de secours. Il faut sauter et, quoi qu’il arrive, atterrir avec le titre en poche.
« Le fait que l’insurmontable obstacle Nadal ait été écarté lui pesait » analyse Chris Bowers, auteur du livre Roger Federer, The Greatest. Pourtant, en conférence de presse cette année-là, le Suisse affirme n’avoir pas du tout été affecté. « Ça a sûrement tourné la tête à quelques autres, mais pas à moi » assure-t-il avec son flegme habituel. Quelques mois plus tard, il admettra que ce n’était là qu’un masque. « La défaite de Nadal a eu des effets conséquents sur moi. J’avais alors en tête l’immense opportunité qui se présentait à moi, en plus de mon jeu et de mes adversaires. Cela a été la seule fois de ma vie où j’ai vraiment ressenti la pression». Car dès le lendemain, il faut se remettre dedans. Tommy Haas, l’un de ses meilleurs amis sur le circuit, s’avance face à lui en huitièmes de finale. A priori, rien d’insurmontable pour Roger sur terre. Pourtant, il jouera l’un de ses pires matches à Roland-Garros.
Très vite, on sent que les coups ne sortent pas de sa raquette. Son bras, si relâché en temps normal, est tendu comme un bâton. Après deux heures d’un match sans rythme, il est mené 7-6 7-5 4-3. Il sert. Commet deux horribles fautes en coup droit. Doit sauver une balle de break à 30-40. A ce moment-là, il sent le souffle glacial de la fin. De l’irréparable élimination. L’année où jamais ? Il s’effondre, comme un château de cartes, dès le premier match face à un Tommy Haas qu’il a battu 10 fois sur 12 à ce moment-là. A quoi pensait-il au moment de lancer la balle dans le ciel bleu de Paris ? A l’instant où tout un public serrait les mains, persuadé d’assister à un deuxième séisme en deux jours ?
Divin coup droit
Certainement à rien. Seul le vide peut laisser place au coup suivant. Un coup droit décroisé à peine contrôlé, venu embrasser la ligne extérieure. Une inspiration descendue du ciel, un trait de génie ou simplement un coup de chance. Peu importe après tout. “Ce coup a sauvé ma journée, raconte Federer. J’ai le sentiment que ça a été mon premier bon coup du match. Avant, je n’avais jamais trouvé mon rythme du fond de court. Le vent n’aidait pas. Haas, lui, servait bien et variait son jeu à merveille. J’étais vraiment mal et ce coup est arrivé”. Ce coup « est arrivé ». Comme s’il n’avait pas eu son mot à dire dans cette frappe. Comme s’il s’était laissé guider, l’espace de quelques secondes. Ne penser à rien, et laisser les choses « arriver ». « Honnêtement, dès que j’ai sauvé cette balle de break à 4-3 dans le troisième, je me suis dit : « voilà c’est fait, je vais renverser la vapeur » Effectivement, le match tourne. Complètement. Le Suisse remporte les neuf jeux suivants, et les trois prochains sets 6-4 6-0 et 6-2.
Federer est en quarts de finale à Roland-Garros sans Rafael Nadal ni Novak Djokovic. C’est inédit. C’est une chance inouïe. Et un immense fardeau que fait surtout peser la presse et le public parisien sur lui. Il l’a senti, ce poids, lors de ses deux premiers sets face à Haas. Il s’en est sorti grâce à un coup irrationnel. Mais il n’est pas certain que le ciel lui vienne en aide deux fois. Il lui faudra mieux gérer la pression, celle qu’il avait jusqu’ici toujours réussi à dompter tout au long de sa carrière.
La fierté d'une légende
Dix ans plus tard, à Roland-Garros 2019, il se souvient encore très bien de ce sentiment. « C’est en tout cas l’un des tournois où j’ai ressenti le plus de pression, peut-être avec Wimbledon 2003 ou 2007. Après la défaite de Nadal, j’ai compris que les dix jours qui suivraient seraient une éternité. Que le tournoi, au lieu de devenir plus facile, serait de plus en plus difficile à cause de cette pression ». Au prochain tour, il affronte Gaël Monfils. Puis viendrait Juan-Martin Del Potro. Et Robin Söderling, le bourreau de Rafael Nadal. Avec, à chaque tour, cette pression à canaliser dès ses premiers pas sur l’ocre du Chatrier. Un supplice ? Non. « C’était intéressant à vivre. Et puis, aujourd’hui, je suis fier d’avoir su gérer tout ça». Federer avait dit en 2008, quand (déjà) on l'envoyait à la retraite après quelques défaites surprenantes, lui qui avait tout gagné les trois années précédentes : "J'ai créé un monstre". Un monstre à qui l'on interdit la défaite. A Roland-Garros, en 2009, ce monstre a rugi comme jamais. Et il l'a terrassé.
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