Essais secrets, contrebande de vodka, Violettes et Coquelicots : ces pionnières qui ont fait naître le rugby féminin
Alors que la Coupe du monde féminine de rugby bat son plein en Irlande, franceinfo revient, en trois anecdotes, sur les débuts mouvementés de ce sport longtemps réservé aux hommes.
Exactement 130 ans après le premier essai marqué par une femme, les équipes de douze nations s'affrontent pour tenter de remporter la Coupe du monde féminine de rugby, organisée du 9 au 26 août en Irlande. Les joueuses, pour la plupart encore amatrices aujourd'hui, ont fait face à de nombreux obstacles pour être reconnues dans ce sport longtemps réservé aux hommes. Franceinfo raconte, en trois anecdotes, comment des pionnières ont fait naître le rugby féminin.
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Emily Valentine, première rugbywoman
La toute première à avoir taquiné le ballon ovale se nomme Emily Valentine. Fille du directeur de la Portora Royal School d'Enniskillen, en Irlande du Nord, elle rêve de rejoindre ses frères sur les terrains, raconte CNN (en anglais). "J'adorais le rugby, mais j'avais rarement la chance de faire plus que donner le coup d'envoi (…), témoigne la Britannique dans ses mémoires, rédigés pour sa famille. Ma véritable ambition était de jouer un vrai match et marquer un essai."
En 1887, à l'âge de 10 ans, elle assiste à une rencontre à laquelle participent ses frères. Mais un joueur manque à l'appel, et Emily Valentine le remplace au pied levé. "J'ai eu le ballon – je peux encore sentir le cuir humide, son odeur, écrit la Britannique. Je l'ai attrapé et j'ai couru en esquivant, en fonçant ; mais je voulais tellement marquer cet essai que je n'ai pas fait de passe."
La fillette file vers l'en-but adverse. "Voilà, ça y est : un dernier bond et j'ai aplati, juste sur la ligne. J'avais marqué un essai." La jeune rugbywoman, un peu sonnée, reste quelques instants au sol avant de se relever et d'épousseter ses genoux. "Les spectateurs ont exulté, poursuit-elle. J'ai souri à mes frères : c'était tout ce que j'avais toujours espéré."
Emily Valentine 1st woman to play #rugby in school team Enniskillen 1887. 1st match 1917 Cardiff v Newport Ladies. pic.twitter.com/YAYZ2ENc4B
— Angela Holdsworth (@AngelHoldsworth) 13 février 2016
Mais il a fallu attendre 2010 pour que la BBC découvre les mémoires d'Emily Valentine et raconte l'histoire de la première rugbywoman connue. Certains militent désormais pour qu'elle soit inscrite au panthéon du rugby, aux côtés de William Webb Ellis. Cet Anglais aurait, selon une légende aujourd'hui contestée par les historiens, inventé le rugby en 1823 en s'emparant d'un ballon de foot pour le déposer dans l'en-but adverse.
Violettes et Coquelicots, les pionnières du rugby français
D'après la journaliste irlandaise Alison Donnelly, citée par la BBC, quelques Françaises se seraient essayées au rugby dès les années 1890. Mais la discipline n'est véritablement apparue dans l'Hexagone que vers 1965. A l'époque, des étudiantes de Lyon et Toulouse participent à une grande campagne contre la faim dans le monde. Pour lever des fonds, elle décident d'organiser des démonstrations de rugby 100% féminines, racontent Jacques Cortie et Yaneth Pinilla dans le livre Des filles en ovalie, adapté l'an dernier en documentaire.
A Bourg-en-Bresse (Ain) aussi, deux équipes se forment : les Stendhal's Girls du lycée Edgar Quinet et les Violettes du lycée Lalande, qui portent les couleurs du club de la ville, l'USB. Un match de bienfaisance a lieu le 23 avril 1966. "Le succès populaire a été au rendez-vous, avec un millier de spectateurs pour cette première rencontre, relate Jean-Louis Rude, l'organisateur, dans Le Progrès. Quatre mille deux cent francs, c’est la recette recueillie pour la campagne de lutte contre la faim par les jeunes filles qui n’ont pas hésité à se transformer en rugbywomen. Les gens se sont montrés très généreux."
"Les filles ont décidé de continuer l’aventure et c’était la création [officielle] des premières Violettes", poursuit Jean-Louis Rude. Leur exemple inspire. A Tournus (Saône-et-Loire), des filles empruntent les maillots rouge et noir des garçons et fondent les Coquelicots tournois. Ailleurs en France, d'autres équipes fleurissent, mais toutes créées sous le régime associatif, car la Fédération française de rugby (FFR) voit d'un très mauvais œil cet engouement féminin. "Dès 1969, les premiers contacts sont pris [par les Violettes bressanes] pour faire partie de la FFR, racontent Jacques Cortie et Yaneth Pinilla. La réponse est négative."
A défaut d'être soutenues par la FFR, trois femmes décident en 1969 de fonder leur propre instance nationale. Les représentantes de six équipes (Pau, Tarbes, Toulouse, Villemur, Châteaurenard et Béziers) se retrouvent en Haute-Garonne, le 25 octobre. "Ce jour-là, rappelez-vous que l'Association française de rugby féminin est née", précise le compte-rendu de la réunion. D'autres clubs rejoignent l'AFRF début 1970, lorsque les statuts sont officiellement déposés en préfecture. L'instance coordonne ainsi l'organisation du premier championnat national, malgré le manque de moyens, d'infrastructures et la réticence des dirigeants, tous masculins. "La FFR ne voulait pas en entendre parler. Personne ne voulait des filles. La volonté d'empêcher tout cela était réelle", estime Claude Izoard, qui encadrait les Violettes bressanes, dans Des filles en ovalie. Même le gouvernement s'en mêle, puisque le directeur national de l'Education physique et des Sports de l'époque, le colonel Marceau Crespin, envoie une lettre à tous les préfets en octobre 1972.
Je pense que le rugby – sport de contact exigeant des qualités d'endurance, de robustesse foncière et de virilité – est contre-indiqué pour les jeunes filles et les femmes pour des raisons physiologiques évidentes.
Marceau Crespin, directeur national des Sportsen 1972
Le mémo ne parvient pourtant pas à entamer le moral des sportives. "Evidemment, ça nous a outrées et fait rire à la fois, admet Marie-Céline Bernard, ex-membre des Coquelicots tournois, dans Des filles en ovalie. En fait, la lettre de Crespin nous a motivées." Il faudra toutefois attendre dix ans pour que cette motivation paye : en octobre 1982, un protocole d'accord est enfin signé entre l'AFRF et la FFR. Les filles peuvent enfin intégrer les écoles de rugby, les clubs masculins ouvrir des sections féminines, les arbitres officiels de la FFR encadrer les rencontres féminines… C'est, en quelque sorte, la fin de l'illégalité du rugby féminin en France.
Les Britanniques, organisatrices de la première Coupe du monde féminine de rugby
La FFR n'est pas la seule instance du rugby à avoir boudé, dans un premier temps, les féminines. Au niveau international, les rugbywomen ont également dû se débrouiller par elles-mêmes. Quatre Britanniques ont ainsi organisé, presque toutes seules, la première Coupe du monde féminine. "Dans les années 1980, quelques femmes ont entendu dire que la Nouvelle-Zélande voulait organiser une sorte de grand tournoi (…) mondial, raconte l'ancienne joueuse Sue Dorrington sur le site du XV de la Rose (en anglais). Vu que beaucoup d'équipes étaient européennes, il semblait plus logique d'organiser un Mondial en Europe pour des questions de temps, de facilité d'accès et d'argent." Contactée par l'équipe féminine anglaise, l'International Rugby Board (aujourd'hui rebaptisée World Rugby) répond qu'elle "n'approuvera ni ne soutiendra l'initiative". Sans donner plus d'explications.
Mais il en faut plus pour les décourager. Sue Dorrington, Deborah Griffin, Alice Cooper et Mary Forsyth, toutes membres du club féminin de Richmond, décident de trouver elles-mêmes les infrastructures et contacter les autres équipes. Elles passent leurs matinées, soirées et week-ends à envoyer fax et courriers. Moins d'un an plus tard, en 1991, la première Coupe du monde réunit finalement douze équipes au pays de Galles. L'organisation est précaire. L'URSS participe mais, faute d'avoir pu entrer au Royaume-Uni avec des devises soviétiques, les joueuses se retrouvent sans le sous. Mais elles ont un plan.
Elles ont apporté de la vodka, des poupées russes, tout ce qu'elles pouvaient, et les ont vendu dans les rues de Cardiff pour se faire de l'argent.
Sue Dorrington, ex-rugbywoman anglaise
Les douanes britanniques mettent toutefois un terme à la contrebande, mais la solidarité s'organise. "La ville et les habitants de Cardiff ont pris le relais : un magasin leur a donné des maillots, un autre des vêtements et des entreprises ont payé leur logement, poursuit Sue Dorrington. Une fabrique de tartes leur a même livré de quoi manger." Les Anglaises ont, elles aussi, des difficultés matérielles. En plein milieu de la compétition, elles se retrouvent sans logement à cause d'une erreur de réservation. "A trois jours de la finale, (…) nous avons dormi dans des sacs de couchage dans une salle de réunion, c'était un cauchemar." Le XV de la Rose paye-t-il le manque de sommeil ? Les Etats-Unis s'imposent en tout cas en finale face à l'Angleterre (19-6) et remportent la première Coupe du monde féminine de rugby.
Les quatre organisatrices ont encore un problème de taille à régler : 30 000 livres (34 000 euros) de factures impayées, liées à l'organisation du tournoi ou bien laissées par l'URSS. Prêtes à "laver des voitures" ou "vendre des gâteaux" pour s'acquitter de la somme, elles auraient même, selon la rumeur, hypothéqué leurs logements. Mais surprise : c'est l'Union britannique de rugby qui, pour une fois, propose de les aider. Le secrétaire de l'instance, Dudley Wood, convoque les quatre joueuses : "[Il] a sorti son carnet de chèques, a demandé à qui on devait de l'argent et a payé la facture", se rappelle Sue Dorrington. Vingt-six ans plus tard, le travail des pionnières de Richmond s'est pérennisé. Reste à savoir si les Anglaises, victorieuses en 2014, parviendront cette année à conserver leur titre.
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