Coupe du monde de rugby : 17 juin 1995, le jour où les Springboks ont dérobé la finale au XV de France pour quelques centimètres
1995. Troisième Coupe du monde de rugby de l'histoire. Pour la première et la dernière fois, elle se déroule en Afrique, dans son pays le plus austral : l'Afrique du Sud. Cette édition marque la première de l'équipe nationale. Les Springboks avaient été mis au ban du rugby mondial lors des deux premières éditions de 1987 et 1991, du fait du régime ségrégationniste d'apartheid, aboli en 1991.
En face, l'équipe des Bleus qui s'aligne face aux Boks lors de la demi-finale du 17 juin 1995 comptait plusieurs des meilleurs joueurs tricolores de l'histoire, et avait tout pour briguer le trophée. Le destin, entre réhabilitation de l'Afrique du Sud, tempête ravageuse et controverses, en a décidé autrement.
Sous la pelouse de Durban, la politique
A Durban, cité balnéaire située à 600 kilomètres au sud de Pretoria, la toile de fond est un ciel diluvien mais surtout un enjeu hautement politique : le président Nelson Mandela entend unifier une nation où les inégalités raciales font toujours rage. Pour cela, il nourrit l'espoir de rendre populaire le rugby des Springboks, sport des colons par excellence. L'équipe est à l'image du travail qu'il reste à accomplir : tous les joueurs sont blancs à l'exception de Chester Williams, érigé en symbole de l'intégration des noirs. "Pour le Mondial, les gens du marketing m'ont vendu comme le produit d'un signe de changement", dira-t-il plus tard dans son livre, lui qui se faisait traiter de "Sale nègre" par son futur coéquipier de 95, James Small, lorsqu'ils jouaient ensemble dans l'équipe de Western Province.
Pour que l'histoire soit belle et espérer une vague de paix verte et or, les hommes menés par François Pienaar et soutenus par "Madiba" en personne, se doivent de soulever le trophée. Alors qu'importe que le terrain soit totalement détrempé, cette rencontre doit avoir lieu sans quoi les Boks seraient disqualifiés. "Aujourd'hui, un match dans de telles conditions ne serait jamais joué. C'était un déluge sur la pelouse, le ballon ne rebondissait même pas !", se souvient Abdelatif Benazzi à L'Equipe.
Pour quelques centimètres de plus
Repoussée plusieurs fois, la rencontre commencera deux heures après l'heure initialement prévue "dans un bocal de poisson rouge", rembobine Philippe Saint-André, capitaine des Bleus. Si le match était déjà mémorable par l'insoutenable attente, il sera historique par ce qui a été qualifié comme "une escroquerie sportive" par Pierre Berbizier, l'entraîneur du XV français.
Quand les guerriers entrent enfin en scène, c'est un jeu à haute intensité qui se déroule. Les glissades se multiplient, le jeu patauge, les en avants à répétition épuisent les joueurs avec des mêlées qui ne tiennent pas et les bourrasques perturbent les pénalités. Après un essai sud-africain que beaucoup jugeront non valable, les Français s'accrochent au score et inscrivent deux essais, tous refusés par l'arbitre gallois Derek Bevan. Menés 19 à 15 à la 78e minute, il devient impératif pour les Tricolores de remonter au score. Les mêlées avortées s'enchaînent à quelques mètres de l'en-but sud africain quand le troisième ligne Abdel Benazzi récupère la gonfle de manière fulgurante et s'élance pour marquer l'essai. Les Bleus jubilent déjà.
Coup de tonnerre qui gronde encore aujourd'hui : Derek Bevan estime que le ballon n'est pas aplati derrière l'en-but et refuse pour la troisième fois du match l'essai au XV de France. "Tout s'est joué sur 15 centimètres. Abdelatif Benazi est tombé avant la ligne", avait déclaré Philippe Saint-André en sortie de match à l'AFP. Quinze centimètres qui ruinent les espoirs français. Les Bleus sont évincés du Mondial deux minutes plus tard, sous les vivats de la foule célébrant les Boks. Si l'auteur de l'essai français qui aurait pu tout faire basculer assure qu'il avait pourtant bien aplati le ballon ovale, il retiendra surtout qu'"en 1995, j'ai perdu sportivement mais j'ai gagné humainement".
Victoire sur la forme, ombre sur le fond
Même François Pienaar avoua que "s'il y avait eu 40 000 spectateurs français dans le stade, l'essai [de Benazzi] aurait été accordé". Ces déclarations sont apparues pour certains comme la confirmation d'une erreur d'arbitrage. Pour ne rien arranger, l'arbitre de la rencontre s'est vu offrir une montre en or par le président de la Fédération de rugby sud-africaine à l'occasion du banquet de la fin de mondial, geste jugé déplacé par les équipes françaises et néo-zélandaises, qui ont alors quitté la célébration. Aujourd'hui encore, Pierre Berbizier refuse de prononcer le nom de l'arbitre.
Un deuxième point vient contraster la victoire des "Sudafs" : quatre des Springboks de 1995 sont aujourd'hui décédés et deux souffrent de maladies handicapantes rares. La question d'une santé abîmée prématurément pour cause de dopage s'est posée. François Pienaar a admis dans son autobiographie qu'ils s'injectaient des vitamines B12, connues pour augmenter les effets de l'EPO, dopant notoire, "mais plus tard, elles ont été interdites, alors on a tout arrêté", avait-il assuré à Stade 2 en 2015. Même si les Boks ont une histoire avec le dopage, aucune preuve ne permet d'accuser la génération de 95 d'avoir boosté leurs performances.
"De toute façon, l'Afrique du Sud avait tout mis en place pour gagner cette Coupe du monde", conclura laconiquement l'ancien demi d'ouverture Christophe Deylaud dans un entretien accordé à L'Equipe en 2020. Pour cause, comme l'avait pressenti Nelson Mandela, dépeint par le film Invictus de Clint Eastwood (2009), la victoire sud-africaine pavera non seulement la route de la finale, mais aussi celle de la naissance du mythe de la nation "arc-en-ciel", unie dans la différence. Car si dans le King's Park de 1995, on ne retrouvait le métissage que du côté de la foule de parapluies bariolés, aujourd'hui, l'équipe des Boks est sous le capitanat d'un homme noir, Siya Kolisi.
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