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: Enquête franceinfo Stéroïdes, corticoïdes, cocaïne : quand les rugbymen chargent

Publié Mis à jour
Article rédigé par Sylvain Tronchet
Radio France

 Alors que la France affronte l'Écosse, dimanche 11 février, dans le Tournoi des Six Nations, franceinfo a enquêté sur un tabou dans l’ovalie : le dopage, jamais admis, rarement dénoncé. Pourtant, le rugby n’est pas épargné par le phénomène...

"C’était un sport d’évitement, de stratégie, c’est devenu un sport de destruction". Voici un constat largement partagé dans le monde du rugby et étayé par de nombreux travaux statistiques. "Le nombre de rucks [mêlées ouvertes], donc le nombre de contacts, a explosé ces dernières années, fait remarquer Adrien Sedeaud, chercheur à l’Institut de recherche biomédicale et d'épidémiologie du sport (IRMES). Les clubs s’arment en conséquence. Certaines études ont parlé de 'course à l’armement'. Le dopage, jamais admis, rarement dénoncé... Pourtant, le rugby n’est pas épargné par le phénomène.

Le milieu des années 1990, "l'ère des stéroïdes"

Depuis 1987, d’une Coupe du monde de rugby à l’autre - tous les 4 ans - les joueurs internationaux grossissent de 1,5 kilo en moyenne, soit deux fois plus que la population. Cette prise de poids n’a pas été toujours linéaire. "Les All Blacks sont passés, pour les joueurs arrières, de 85 kilos à 95 kilos en moyenne entre 1995 et 1999, indique Adrien Sedeaud, et pour les avants, on est passé de 100 kilos à 110 kilos sur la même période. Donc, ce sont des prises très massives sur des laps de temps courts qui sont similaires à ce qu'on avait pu constater sur les sports américains." Aux États-Unis, cette période - le milieu des années 1990 - a même été baptisée "l’ère des stéroïdes". Dans un rapport rendu en 2007, l’ex-sénateur américain Georges Michell établissait un large usage des stéroïdes anabolisants et de l’hormone de croissance dans les Ligues majeures américaines en baseball.

Le rugby a-t-il pris le même tournant ? L’usage des stéroïdes dans l’hémisphère sud a été confirmé par plusieurs témoignages, notamment celui de Felipe Contepomi, en France, en 2013, devant la commission d’enquête sénatoriale. L’ancien joueur du Racing club toulonnais et du Stade français avait affirmé que les stéroïdes étaient largement utilisés dans les années 1990 en Argentine, estimant que ces années étaient révolues. "J’ai du mal à croire que nous soyons passés d’une utilisation massive à rien du tout", sourit encore aujourd’hui le sénateur socialiste Jean-Jacques Lozach, qui fut le rapporteur de cette commission.

L'image du rugby français écornée

La France a-t-elle été épargnée par le phénomène ? Peut-être un peu. En tout cas, les statistiques sur l’évolution physique des joueurs du XV de France ne font pas apparaître les mêmes "atypicités" que pour certaines équipes de l’hémisphère sud. Néanmoins, une étude rendue publique en 2009 par l’Agence française de lutte de contre le dopage (AFLD) a sérieusement écorné l’image de "sport propre" du rugby. L’AFLD avait réalisé des prélèvements capillaires sur 138 sportifs, dont 30 rugbymen. D’après les analyses, cinq d’entre eux (16,7%) avait pris de la DHEA, un puissant stéroïde. L’analyse capillaire n’étant pas reconnue par le code mondial antidopage, ces résultats sont restés anonymes. Mais elle a marqué les esprits. Tout comme les "profilages sanguins" que l’Agence avait également réalisé dans la foulée du Tour de France 2008, afin de voir si d’autres sports pouvaient être concernés par le dopage sanguin.

"Concernant le rugby, nous avions vu d’énormes variations durant les périodes de trêve, se souvient Jean Pierre Verdy, qui était le directeur des contrôles de l’AFLD à cette époque. Cela signifiait que les sportifs récupéraient d’une manière incroyable, ou alors qu’ils avaient pris des produits pour les y aider. Les scientifiques évoquaient la prise d’EPO, ou des transfusions sanguines, voire les deux."

L'ancien rugbyman Christian Bagate admet avoir déjà vu des variations de paramètres physiologiques anormales chez des rugbymen de haut niveau. Joueur de bon niveau, médecin et dirigeant de club, il a été en charge de la lutte antidopage à la Fédération française de rugby (FFR) pendant près de 20 ans. Cet homme très secret a toujours contesté l’existence d’un "dopage organisé" au sein de son sport, comme on a pu le voir dans certaines équipes cyclistes par exemple.

Christian Bagate, ici en 2013, a été en charge de la lutte antidopage à la Fédération française de rugby pendant près de 20 ans. (MAXPPP)

Il avance une explication pouvant permettre de comprendre que, parfois, certains joueurs incontestables à leur poste n’aient pas été sélectionnés. "Quand vous êtes en équipe de France, on multiplie les analyses, explique Christian Bagate. Et parfois, on a vu des choses qui nous faisaient douter. C’est arrivé rarement, mais c’est arrivé. On ne l’a jamais dit, mais c’est arrivé. Et ces joueurs, ils ont compris. Ils se sont remis à travailler pour essayer de revenir. Mais, comme par hasard, c’était toujours des joueurs qui avaient quelqu’un dans leur environnement qui les conseillait de façon pas toujours très honnête."

Étranges méthodes des préparateurs physiques

Ces "conseillers" aux méthodes parfois douteuses sont connus dans le milieu du rugby. "C’est une vraie spécificité de ce sport, explique Damien Ressiot, l’actuel directeur des contrôles à l’AFLD. Il y a, dans le rugby, des préparateurs physiques itinérants qui ne sont pas attachés à un club. Certains sont très compétents, d’autres plus douteux. Ces gens, marginaux, nous en avons identifié dans le passé, et leur présence perdure."

L’un d’entre eux était clairement dans le collimateur de la FFR et de l’AFLD : Alain Camborde, décédé en 2015 dans un accident de la route. Il avait notamment officié auprès des clubs de Pau et Biarritz, mais aussi auprès de l’équipe nationale argentine. Dans les brochures qu’il éditait, il revendiquait suivre près de 150 joueurs professionnels dont quelques membres de l’équipe de France. Et puis, un jour de 2011, les gendarmes découvrent des cachets de clenbuterol, un stéroïde anabolisant. La justice, qui l'a condamné à trois mois prison avec sursis pour "importation et détention de marchandises prohibées et exercice illégal de la profession de pharmacien", n'a pas retenu les accusations de dopage de sportifs. Pourtant, les autorités antidopage avaient de forts soupçons. L’ancien directeur des contrôles de l’AFLD, Jean-Pierre Verdy, révèle qu’il y a eu dans cette affaire "une mauvaise collaboration entre les douanes et la gendarmerie ce qui a débouché sur un beau raté".

Extrait du dossier de presse du préparateur physique Alain Camborde. (RADIO FRANCE)

Ces soupçons sont notamment étayés par des analyses sanguines étranges, pratiquées sur des rugbymen professionnels entre 2006 et 2008 : 150 joueurs ont présenté des taux d’hormones thyroïdiennes anormaux. Ces variations peuvent permettre de soupçonner la prise de produits dopants tels que l’hormone de croissance. "On a repéré qu’ils jouaient tous dans la même région, dans le Sud de l’Aquitaine", se souvient Christian Bagate. "On a essayé de comprendre, et on a vite repéré qu’ils avaient tous le même préparateur physique", poursuit-il, sans livrer son nom.

Une rapide vérification permet de l’identifier. Il s'agit de... Alain Camborde. Lors de son audition devant la commission d’enquête sénatoriale sur le dopage, Bernard Laporte, le sélectionneur de l’époque, avait dû admettre que cette affaire était remontée jusqu’à ses oreilles. Il a reconnu en avoir parlé avec les joueurs internationaux suivis par Alain Camborde : "Je leur ai dit qu’il y avait des suspicions mais, eux, étaient catégoriques. Ils m’ont dit qu’ils faisaient confiance à ce mec. Je sais que ça engendré plein de doutes, mais, cela n’a été que des rumeurs." Fermez le ban.

Quand corticoïdes et cocaïne sont "autorisés"

Le 6 octobre 2016, les révélations du quotidien sportif L’Équipe entretiennent le malaise au sein du rugby : les urines de trois joueurs du club champion de France, le Racing 92, comportaient des traces de corticoïdes lors d’un contrôle effectué au soir de la finale du Top 14 (article payant), le 25 juin précédent. La star du championnat, Dan Carter, présentait un taux plus deux fois supérieur au seuil de détection. Finalement, les trois joueurs seront blanchis. Les corticoïdes, interdits en compétition, sont autorisés à certaines conditions lors des périodes d’entraînement.

Dan Carter, le 24 juin 2016, lors de la finale du Top 14 de rugby, RCT-Racing 92. (MAXPPP)

Mais, le soupçon repart de plus belle autour de ces produits que l'ancien pilier du Racing 92, Laurent Bénézech, interrogé par le Midi Olympique, surnomme "l’hormone du courage" (lire l'article). Utilisés comme anti-inflammatoires, les corticoïdes permettent aussi de repousser le seuil de la douleur. "Ils permettent de passer par-dessus les douleurs consécutives à un match le dimanche et d’en chaîner sur un bloc de travail intense à l’entraînement dès le début de la semaine", explique Laurent Bénézech, qui a raconté dans son livre, Rugby, où sont tes valeurs (éd. La Martinière, 2014), comment il avait ressenti les effets bénéfiques de ces substances à l’entraînement après qu’on lui en eût prescrit suite à une opération à un œil.

L’affaire du Racing a laissé des traces. Jean Chazal, le président de la commission médicale de l’ASM Clermont Auvergne rugby, reste dubitatif : "On nous explique que ces joueurs auraient subi des infiltrations [autorisées] à l’entraînement, mais en cas d’infiltration, le passage sanguin est très faible. Si un joueur présente un taux de corticoïde à deux ou trois fois la limite admise, c’est que les corticoïdes sont passés dans le sang et qu’ils ont boosté le joueur. Je veux rester politiquement correct et n’accuser personne, mais si vous avez un tel taux de corticoïdes, vous devriez être pénalisés !"

De son côté, Christian Bagate, qui a eu à traiter ce dossier à la FFR, ne cache pas qu’il pense, comme beaucoup d’autres, que les joueurs ne devraient pas jouer s’ils sont sous corticoïdes. "Mais la règle c’est la règle, martèle-t-il. Le règlement de l’Agence mondiale antidopage, dominée par les Anglo-saxons qui sont beaucoup plus tolérants que nous sur les corticoïdes, permet ce genre de choses. Et je ne peux qu’appliquer la règle !" Les corticoïdes ne seraient pas les seuls produits "autorisés" utilisés pour supporter les charges d’entraînement. Depuis plusieurs années, il se murmure que certains joueurs les associeraient avec de... la cocaïne. 

Ce stupéfiant prohibé par le Code pénal n’est interdit qu’en compétition par le code de l’Agence mondiale antidopage. En clair, un contrôle positif à la cocaïne ne peut déboucher sur aucune sanction sportive hors période de match. Dans les couloirs de l’ovalie, on parle de "dopage LMM". "LMM, comme lundi-mardi-mercredi, explique, selon Jean-Pierre Verdy. La cocaïne est utilisée en début de semaine pour estomper les effets des chocs des matchs du dimanche. Comme elle ne reste que 48 heures dans les urines, elle n’est plus détectable le week-end suivant. Et comme elle n’est pas interdite à l’entraînement, elle est utilisée."

Alerte sur les compléments alimentaires

L’obsession de la "prise de masse" chez les joueurs a fait entrer les compléments alimentaires dans les vestiaires de rugby. Jusque-là, cette gamme de produits se consommait surtout chez les culturistes. Il s'agit de concentrés de protéine, vendus le plus souvent sous forme de poudre à diluer, qui permettent d’éviter d’avaler des quantités astronomiques d’œufs et de viande de poulet en période de musculation intense, pour accompagner l’effort.

Mais ces produits sont très controversés. Pour le professeur Xavier Bigard, conseiller scientifique de l’AFLD, "il y a quelques compléments alimentaires qui peuvent présenter un intérêt, mais limité, une grande masse qui n’ont aucune propriété, et puis ceux qui sont très efficaces. Ces derniers sont quasiment tous pollués par des substances dopantes."

Vendus sur internet pour la plupart, ils sont pourtant bien souvent "garantis" par les sites qui les commercialisent. Mais certains fabricants étrangers peu scrupuleux ajoutent des substances cachées. C’est la mésaventure qui est arrivée à Alexis, un joueur de Fédérale 2 - quatrième division - qui a raconté son histoire à franceinfo : "Après un match je me sentais fatigué, j’ai donc pris une dose de complément pour la première fois de ma vie. Trente minutes plus tard, je suis contrôlé. Un mois après, je reçois une lettre me disant que je suis positif à un stimulant interdit. J’ai été suspendu six mois. J’ai cru que le ciel me tombait sur la tête."

Les compléments alimentaires "adultérés", c'est-à-dire trafiqués, inquiètent l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentaire, de l'environnement et du travail (Anses) qui a publié, en 2016, une alerte sur ces produits. "Certains ingrédients des compléments visant le développement musculaire ou la diminution de la masse grasse sont décrits dans la littérature scientifique comme causant des effets indésirables parfois graves, principalement cardiovasculaires, neuropsychiatriques, hépatiques et rénaux", ont écrit les scientifiques de l’agence qui ont relié certains cas de pathologies avec la consommation de ces produits.

Pourtant, plusieurs témoins le confirment : ces produits sont extrêmement répandus aujourd’hui dans le rugby. Certes, les clubs professionnels mettent en place des procédures strictes pour que leurs joueurs utilisent des produits certifiés et fiables. Mais leur usage n’est pas anodin. Pour le professeur Xavier Bigard, il faudrait même les bannir des centres de formation : "On a établi de manière très formelle un lien entre la consommation de compléments alimentaires et l’ouverture vers des substances dopantes, c’est-à-dire le risque de franchir la ligne jaune. C’est pour cela qu’il faut les interdire chez les jeunes et les ados". D’après nos informations, ils seraient au contraire de plus en plus prisés.

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