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RECIT. "Ils avaient pitié de nous" : le 15 février 1992, le jour où le XV de France a touché le fond face à l'Angleterre

Pierre Godon le dimanche 2 février 2020

L'arbitre du match France-Angleterre du Tournoi des cinq nations montre le chemin des vestiaires au talonneur français Vincent Moscato, qu'il vient d'expulser, au Parc des Princes, le 15 février 1992. (JEAN-PIERRE MULLER / AFP)

"Quand on pénètre sur la pelouse du Parc des Princes, on a l'impression d'être des gladiateurs." On l'imagine bien frétiller d'aise, quand il écrit cette phrase, Brian Moore, le talonneur du XV de la Rose aux 64 sélections. S'il parle de l'enceinte parisienne comme d'un "stade électrique", il peut aussi le comparer à son jardin : le talonneur n'a jamais perdu porte d'Auteuil. Il y a fait régner sa loi à cinq reprises, mais jamais l'Anglais n'a autant savouré son triomphe que ce 15 février 1992, dans le sommet du Tournoi des cinq nations. Le jour où le XV de France a touché le fond. Piqûre de rappel, alors qu'un France-Angleterre alléchant ouvre le Tournoi des six nations, samedi 2 février, au Stade de France.

Perfide Albion contre sauvages Gaulois

L'équipe de France pose pour la photo officielle, le 15 février 1992, à quelques heures du coup d'envoi du match du Tournoi des cinq nations contre l'Angleterre au Parc des Princes. (JEAN-LUC PETIT / GAMMA-RAPHO)

"C'était ma première sélection, mais au lieu de me parler rugby, les journalistes ne me parlaient que de Waterloo et de la guerre de Cent Ans." Et pourtant, il en a bavé pour revêtir ce maillot bleu, Dries Van Heerden. Ce Sud-Africain d'origine a attendu de longs mois pour obtenir son passeport et pouvoir porter le maillot frappé du coq. A 30 ans, le troisième ligne sait que ses meilleures années sont derrière lui. Et espère profiter de chaque minute de sa première cape : "J'attendais tellement de ce match..."

Peu importe de quel côté de la Manche on se situe, ce match fait figure de revanche du quart de finale de la Coupe du monde 1991. Déjà au Parc des Princes. Déjà Brian Moore et consorts. Déjà une défaite pour les Tricolores, battus 19-10. Côté français, on ergotera longtemps sur le contrat placé sur la tête de Serge Blanco par les Anglais. Côté anglais, on se souvient d'un match d'une rare violence, et Dieu sait que le "Rosbif" n'est pas tendre, surtout en première ligne. Le Times parle de "hooligans sur le terrain", le centre Jeremy Guscott évoque des "animaux" dans le camp adverse, et Brian Moore promet un "match de boxe", dans sa chronique publiée quelques jours avant le match de 1992, dans un tabloïd anglais. "C'était un manipulateur de première, il n'avait pas une formation d'avocat d'affaires par hasard", persifle le journaliste Pierre Salviac, la voix du rugby pendant trois décennies sur France Télévisions.

Le talonneur anglais Brian Moore à l'entraînement en janvier 1993, à Lanzarote, aux Iles Canaries. (MIKE HEWITT / GETTY IMAGES EUROPE)

Selon la légende, pardon, selon Brian Moore, dans son livre Beware of the Dog, Philippe Sella aurait placardé cette chronique dans le vestiaire tricolore, histoire de chauffer ses partenaires, qui n'en avaient pas besoin. Personne, dans le camp français, ne se souvient de cette anecdote. "Vous savez, Brian, qui est un ami, n'a besoin de personne pour faire sa publicité, quitte à en rajouter un peu", sourit Jeff Probyn, son compère de la première ligne anglaise. "Il ne faut pas tout prendre au pied de la lettre."

N'empêche, les Français – qui mangent des nourrissons rôtis à la broche au petit-déjeuner, à lire les tabloïds – sont attendus de pied ferme par la presse anglo-saxonne. Des sourires polis répondent à Philippe Sella, le capitaine, qui promet "une équipe bien plus disciplinée qu'à la Coupe du monde. Nous avons retenu la leçon". Qui se souvient – à part lui – que le nouveau sélectionneur, Pierre Berbizier, s'est fendu d'une conférence de presse outre-Manche pour apaiser les tensions ? "J'avais assuré que les problèmes de discipline en équipe de France, c'était du passé. Vous imaginez qu'après ce qui s'est passé, j'avais l'air fin." Le Guardian résumera le match en ces termes : "Le match de 1991, c'est la bagarre générale à la fermeture du bar. Celui de 1992, c'est sa poursuite sur le parking."

"Bienvenue à Paris"

Le Parc des Princes lors d'un match du Tournoi des cinq nations, à l'hiver 1992. (JEAN-YVES RUSZNIEWSKI / CORBIS SPORT)

Livre 4, verset 12 de l'évangile selon Brian Moore : "La première mêlée du match donne le ton. Au moment où les deux premières lignes se touchent, Philippe Gimbert me fait une fourchette. Bien que ce soit la faute la plus cynique du jeu, j'ai gardé mes nerfs, et je n'ai pas répondu par un coup de poing. J'ai juste ôté sa main avec la mienne. L'arbitre n'avait rien vu, mais a deviné à cause de mes cris que quelque chose s'était passé." Ah oui ? "N'importe quoi !", se récrie Philippe Gimbert, qui ne passait pourtant pas pour un tendre. "Brian Moore, sa carrière n'est fondée que sur l'agression, verbale ou physique."

À écouter Dries Van Heerden, ce sont, une fois de plus, les Anglais qui ont tiré les premiers : "Dès le toss [le tirage au sort pour déterminer le côté du terrain où jouera chaque équipe et celle qui donnera le coup d'envoi], Brian Moore a balancé un truc à Philippe Sella, qui n'a pas trop compris." Les Français n'auraient pas tardé à répliquer, selon le demi de mêlée David Pears, qui raconte au magazine Rugby Paper (en anglais) : "On jouait depuis une minute à peine que Jean-François Tordo me cassait le nez. Bienvenue à Paris !"

Les Français ont bâti leur stratégie sur la mêlée et la discipline. "Vous savez, à l'époque, on parlait moins de technique collective que d'engagement et de combat, et on y passait beaucoup moins de temps à l'entraînement", soupire Alain Penaud, le demi d'ouverture de l'équipe. Le pilier tricolore Grégoire Lascubé a même fait couper les manches de son maillot, pour que l'adversaire ne puisse pas s'y accrocher en mêlée. Il a beau faire un petit 8 °C sous le ciel gris et bas qui surplombe le Parc des princes, les Français sont là pour suer et souffrir. Même les centres français ont pour mission de contenir la paire adverse Guscott-Carling, qui leur avait donné le tournis six mois plus tôt.

"La limite entre l'engagement maximal et la connerie est subtile au très haut niveau", abonde le centre Franck Mesnel, qui n'a guère vu le ballon lors des 80 minutes du match. "Les Anglais nous ont manœuvrés de manière caricaturale… Et ça a marché."

Le centre du XV de France Franck Mesnel lors du match du Tournoi des cinq nations 1992 contre l'Irlande, à Lansdowne Road. (GILBERT IUNDT / CORBIS HISTORICAL)

Jusqu'à la 38e minute, tout va bien pour l'équipe de France, qui mène 4-3, grâce à un essai du juvénile ailier Sébastien Viars sur le terrain. Certes, il y a eu une alerte quand Philippe Sella et l'ouvreur anglais Rob Andrew se sont percutés. Mais seul l'Anglais a dû quitter le terrain. "J'ai pris un sacré coup sur la tête, mais c'était totalement involontaire", raconte Andrew, unique joueur de Toulouse, pourtant champion de France en titre, sur le terrain. "Du coup, j'ai suivi la fin du match sur le banc, ce qui m'a permis de ne pas être trop mal reçu en club le lendemain. Quand les choses se sont gâtées, je n'étais plus sur le terrain." A l'époque, le fameux protocole commotion n'existe pas. À l'homme de terrain d'Antenne 2, le kiné de l'époque glisse tout juste que le capitaine de l'équipe de France n'a pas l'air dans son assiette.

38e minute donc, le deuxième ligne Jean-François Tordo sauve la patrie en empêchant Peter Winterbottom d'aplatir à un mètre de la ligne. Partie remise : l'arbitre accorde un essai de pénalité au XV de la Rose, quand la mêlée tricolore s'écroule à deux reprises devant son en-but. Sévère. Et dans la minute suivante, l'arrière Jonathan Webb double la mise. "Ce qui m'a alarmé sur le coup, c'est que Webb avait déposé Sella, alors qu'il n'était pas particulièrement connu pour être un dévoreur d'espaces", souligne Alain Penaud, penaud. Rory Underwood, l'ailier de sa Majesté, se remémore avec gourmandise le moment où le fameux chant Swing Low, Sweet Chariot, le "On est chez nous" des Anglais, descend des tribunes.

<em>C'est à ce moment-là qu'on a senti le match basculer. Le public français est devenu apathique. Ils avaient compris qu'on avait pris le dessus.</em>

Rory Underwood, à franceinfo

Mi-temps : un 15-4 qui pique pour le XV de la Rose.

Des Bleus, des bosses, et des rouges

L'arrière anglais Jonathan Webb sème le centre français Philippe Sella pour inscrire un essai, le 15 février 1992 au Parc des Princes.&nbsp; (JEAN-PIERRE MULLER / AFP)

En ce temps que les moins de 30 ans ne peuvent pas connaître, l'essai vaut 4 points et les joueurs ne rentrent pas au vestiaire à la mi-temps. Ils se rassemblent en cercle sur la pelouse, pour une brève respiration de cinq minutes. C'est à ce moment que la machiavélique stratégie anglaise tisse sa toile dans les têtes tricolores : "Notre plan était de résister le plus longtemps possible, les empêcher de déployer leur jeu, pour générer de la frustration chez eux, se souvient Rory Underwood. Et in fine, qu'ils perdent leurs nerfs." Rien n'a été laissé au hasard par le staff de Geoff Cooke, le sélectionneur anglais : "On savait que l'arbitre – l'Irlandais monsieur Hilditch – était un professeur tendance vieille école et passion discipline. On en a tenu compte dans notre façon de jouer", poursuit Jeff Probyn.

Autre handicap pour le rugby tricolore de l'époque, la barrière de la langue. Selon les commentateurs de l'époque, qui disposent du son du micro accroché au maillot vert de l'arbitre irlandais, il baragouine deux mots de français. Mais son phrasé et son accent irlandais à couper au couteau restent impénétrables à qui a grandi avec la langue de Molière. "Moi-même, je ne comprenais pas tout ce qu'il disait, sourit Dries Van Heerden, pourtant bilingue. C'est aussi là que le match s'est joué. Chaque fois que l'arbitre parlait à un Anglais, ce dernier tapait sur l'épaule de l'arbitre pour lui signifier qu'il avait compris."

Les Français, qui ne pigeaient rien à ce qu'il&nbsp;disait, le reluquaient comme on regarde un con.

Dries Van Heerden, à franceinfo

Si Philippe Sella a des yeux de merlan frit, c'est à cause de sa rencontre avec le crâne de Rob Andrew une demi-heure plus tôt. Le staff tricolore abrège son calvaire et le remplace à la 55e minute. Un sacré coup au moral pour ses équipiers : "On était orphelins de Philippe, c'était le meilleur centre du monde à l'époque", note Philippe Gimbert. "En face de l'équipe de Carling, qui culminaient tous à 50-60 sélections, on était combien à avoir disputé le quart de finale de la Coupe du monde ?", s'interroge Philippe Saint-André. Six, pas un de plus, quand les Anglais alignent onze titulaires victorieux du match d'octobre 1991.

Dans les vestiaires, Philippe Sella va de surprise en surprise, ou plutôt de cauchemar en cauchemar : "J'entends du bruit, mais un bruit horrible. Je vois un joueur arriver, et je dis : 'c'est quoi le score ? Le match est terminé ?' Et il me dit : 'non, je me suis fait virer.' C'était Grégoire Lascubé. Et quelques instants plus tard, rebelote. Je vois Vincent Moscato arriver. 'Le match est terminé, c'est quoi le score ?' Il me dit : 'non, le match est pas terminé, je me suis fait virer'. Et là, je dis : 'mais c'est pas possible, il se passe quoi ?' Et puis ça continue, du bruit, toujours, je vois Jean-Luc Sadourny qui arrive dans le vestiaire. Je lui dis : 'Le match est terminé ?' Il me répond, 'Non, je me suis rentré dedans avec Alain Penaud, je suis blessé'."

Rembobinons le fil des événements. Quand Sella sort, Sadourny entre. Le Columérin est un arrière de formation et un ailier de remplacement. C'est pourtant à ce poste qu'il s'installe. Mêlée française à suivre. La combinaison est prête. Mais Alain Penaud veut tout annuler : "Je lui dis 'On oublie cette combinaison, on ne l'a pas travaillée ensemble'. Il me répond 'Mais si, pas de souci, on y va !'" Et paf, la collision.

"J'ai encore mal à la gencive rien que d'en reparler", sourit Jean-Luc Sadourny. "Je ne me rappelle plus très bien, mais je crois que je n'avais pas encore touché le ballon." Finis les projecteurs du rectangle vert, direction les néons blafards de la salle d'opération du Parc des Princes. "Je me suis fait recoudre sur place, sept points de suture à la gencive, raconte Sadourny. Ça a duré un peu de temps. J'ai encore un peu les boules après Alain sur ce coup-là." Réponse du berger briviste à la bergère columéraine : "Je l'attendais en croisée, il vient à ma hauteur, je veux bien prendre une petite part de responsabilité pour sa gencive, mais pas plus !"

Tandis que les Français voient trente-six chandelles, les Anglais dépassent la barre des 20 points. Le fulgurant Rory Underwood a profité de la confusion pour aplatir entre les poteaux. "Pas l'essai le plus difficile de ma carrière", commente l'intéressé, qui a vu un boulevard s'ouvrir devant lui dans la défense tricolore. Le score est de 24-7. Le public du Parc des Princes passe de l'apathie à la franche hostilité.

On arrive au carton rouge de Grégoire Lascubé. Le talonneur agenais se fait prendre par la patrouille pour avoir piétiné un adversaire. À l'époque, la différence est subtile entre le stomping (le piétinement) et le rucking (le talonnage), l'un étant sanctionné et pas l'autre. "Il a fait du Fred Astaire sur ma tête", commente Martin Bayfield, le géant (2,08 m) de la troisième ligne anglaise, qui doublera plus tard Hagrid dans Harry Potter.

Ce n'est pas tout à fait la version de l'intéressé, qui s'exprime le lendemain dans l'émission Stade 2 : "Je talonne, il y a un joueur anglais au sol qui empêche le ballon de sortir. Je le touche un peu, peut-être. L'expulsion, c'est quand même assez grave. Le ciel m'est tombé sur la tête." Un sentiment d'injustice partagé par ses coéquipiers. "On avait été victimes des mêmes gestes, certains d'entre nous en portaient encore les marques en sortant du terrain, se souvient Dries Van Heerden. Franck Mesnel nuance.

<em>Eux, quand ils nous marchent dessus, ils le font dans les règles de l'art.</em>

Franck Mesnel, à franceinfo

Onze points de retard (Alain Penaud a marqué un essai de raccroc en contrant un dégagement), un joueur en moins… Alors forcément, quand Olivier Roumat entre sur le terrain, il ne se berce guère d'illusions : "Quand tu rentres, tu sais que le match est perdu. Tout ce que j'espérais, c'était limiter la casse, prendre le moins de points possible. Et que le match se termine vite, surtout." Malheureusement, le naufrage de l'équipe de France n'est pas tout à fait terminé.

Lascubé dehors, le coach Pierre Berbizier procède à une réorganisation tactique, en faisant passer Jeff Tordo au talon et Vincent Moscato pilier gauche. Le sanguin Tordo est hors de lui depuis le début du match. "Il ne supportait pas que les Anglais se jettent dans les regroupements au niveau des genoux, il avait déjà piétiné un adversaire, et je l'avais averti : 'Jeff, ne fais plus ça, l'arbitre va t'expulser'", décrit Van Heerden. Sur la mêlée suivante, Tordo et Moscato collent leurs têtes au moment de l'introduction en mêlée, ce qui empêche leur adversaire, Jeff Probyn, de se placer correctement. L'arbitre interrompt les deux packs. "L'arbitre disait qu'il fallait qu'on reste calmes. Tu parles !", soupire Philippe Saint-André.

Le troisième ligne Dries Van Heerden lors du match du Tournoi des cinq nations face à l'Ecosse, à Murrayfield, le 7 mars 1992. (CHRIS COLE / GETTY IMAGES EUROPE)

Dries Van Heerden, le Jiminy Cricket de l'équipe de France, la petite voix de la raison, qu'on n'écoute pas toujours :

<em>"Moscato est prévenu par l'arbitre : 'Au prochain coup, je vous expulse'. Je traduis, et il me répond en rigolant : 'Tu parles ! Ce 'Rosbif' ne peut pas m'expulser, c'est jamais arrivé qu'il y ait deux cartons rouges dans un match international !'"</em>

Dries Van Heerden, à franceinfo

Le pilier béglais tente alors d'asséner un coup de tête à Probyn, le rate. L'arbitre, qui n'a rien perdu de son geste, lui indique les vestiaires, où il rejoint Philippe Sella et les autres.

"Une vraie injustice, s'insurge Philippe Gimbert. S'il n'avait pas joué à Bègles, le club qui faisait peur à toute l'Europe, s'il ne s'était pas rasé le crâne, il serait encore sur le terrain." Ce n'est pas tout à fait une preuve de cette démonstration, mais le chevelu Probyn termine le match. "Je savais ce qui allait se passer. Je lui ai mis un marron lors de sa première tentative. L'arbitre m'a averti : 'Si vous le refaites, je vous mets dehors.'"

L'arbitre qui laisse passer une mandale, mais pas deux ? La coutume à l'époque, reconnaît Rob Andrew, notre ouvreur cantonné au banc des remplaçants en fin de première période : "Si on était au mauvais endroit au mauvais moment, il arrivait régulièrement qu'on s'en prenne une. L'arbitre demandait 'Vous avez terminé ?' et le jeu reprenait." N'empêche, ni les crachats de Brian Moore ni un attentat de Jason Leonard à la dernière minute ne sont sanctionnés par monsieur Hilditch. Le rugby français paie sa réputation, pas totalement imméritée. "À l'époque, le président de la Fédération, Albert Ferrasse, refusait qu'on diffuse à la télévision les matchs du championnat avant les phases finales", se souvient Pierre Salviac. Officiellement, parce que les meilleurs joueurs, tous amateurs, n'étaient pas toujours présents. Aussi, parce que le spectacle n'était pas toujours beau à voir.

Lady Di, costume blanc et soupe à la grimace

La joie des joueurs anglais après leur victoire à Twickenham lors du match du Tournoi des cinq nations 1991, le 16 mars. (GETTY IMAGES / HULTON ARCHIVE)

La fin du match est inregardable. Les Tricolores essaient de limiter la casse et les Anglais savent que le match est gagné. "Ils ont même arrêté de nous brancher", confie Olivier Roumat. "Ils avaient pitié de nous." Un dernier essai gag concédé plus tard, et les Français rentrent aux vestiaires, tête basse, avec un excédent de bagages de 31 points (score final 31-13). Enfin, ils essaient. Un essaim de policiers et d'officiels en imperméable entourent l'arbitre, de peur que les joueurs français ou un membre du staff ne viennent asséner ses quatre vérités à l'homme en vert, comme en 1991. "Je me souviens très bien de cet arbitre, persifle Franck Mesnel, toujours rancunier près de trente ans plus tard. Ajoutez-lui une grande robe noire, et il ferait un parfait méchant dans Game of Thrones."

Alain Penaud lâche deux phrases à un journaliste au bord du terrain, et toute l'équipe de France s'enferme dans les vestiaires. Le malheureux Dries Van Heerden, notre néophyte, a commis l'impair de demander à quel moment les deux équipes allaient échanger les maillots. "On m'a fait comprendre que ce n'était pas le moment." Michel Palmié, ancien international taillé comme une armoire à glace, l'un des joueurs les plus effrayants de l'histoire, selon la presse britannique, monte la garde pour que se règle "une affaire de famille", selon ses termes.

Pour l'entraîneur de l'équipe de France, qui portait encore les crampons, le baptême du feu est rude. "Je revois encore son discours d'avant-match sur le fait qu'il était important de garder sa lucidité, même à haute intensité", se souvient Philippe Saint-André. Clairement, c'est loupé. "Il avait une approche très professionnelle du rugby", poursuit celui qui occupera le poste de sélectionneur de 2011 à 2015. Toute l'équipe ne peut pas en dire autant. Pas de soufflante de Berbizier, juste vingt joueurs qui regardent leurs pompes, dans la vapeur du vestiaire. Pas trop le genre du coach, la gueulante. "Parfois, Berbizier pouvait être juste subtil, cynique, en nous remerciant après une défaite", glisse Alain Penaud.

Plutôt que de gronder, le sélectionneur cogite. "Très vite, j'ai compris que ce match était le point final d'une certaine époque, et d'une partie de l'équipe", raconte Pierre Berbizier. Vincent Moscato ne sera plus jamais rappelé en bleu. "Il n'a jamais compris que je ne pouvais plus le reprendre, vis-à-vis des Anglais, pour redonner de la crédibilité au XV de France." Une décision qui fait encore quelques remous. "Moscat' méritait vingt sélections de plus, au moins", peste son ami Jean-Baptiste Lafond. Même Jeff Probyn, la cible du coup de tête loupé, en parle comme d'un "garçon charmant, très correct". "On s'est recroisés, vingt ans plus tard, aux toilettes, lors d'une cérémonie organisée par Midi Olympique. Il m'a glissé 'Jeff, are we OK ?' J'ai répondu sans hésiter 'Yes, we are Vincent'."

Suspendu plusieurs mois, après ce match, le pilier béglais troquera le ballon ovale pour les gants de boxe. "Avant, seule la presse spécialisée connaissait Moscato, après ce match, la France entière ne parle que de lui", note Pierre Salviac. Lors d'une réunion de boxe à Amiens quelques mois plus tard, il aura les honneurs du maire, Gilles de Robien, alors que son adversaire entre par la porte de service. C'est pourtant la dernière fois que les rugbymen français feront parler d'eux avec leurs poings. "À partir de la fin 1992, on est devenu l'équipe la moins sanctionnée au niveau international", souligne Olivier Roumat.

Reste une dernière formalité à accomplir : le banquet d'après-match. "C'était la seule et unique fois que c'était organisé au Concorde Lafayette", raconte Jean-Baptiste Lafond. Le rugbyman est du genre superstitieux, et ce ne sera pas la seule "première fois" de la soirée. "Avec Vincent Moscato, on avait loué pour l'occasion des smokings blancs. C'était écrit 'black tie' sur la convocation, ça veut dire smoking, mais ils ne précisaient pas la couleur. Sauf que quand tu prends 30 points chez toi, c'est pas facile à assumer. Dans l'histoire du Tournoi, on est les deux seuls à avoir osé." Sans doute pas le bon soir.

<em>Nous, en costume noir, on faisait déjà pas les beaux à boire des canons, mais alors eux ! Je chambre régulièrement Vincent quand on se croise à RMC sur ce grand moment de solitude !</em>

Philippe Saint-André, à franceinfo

Contrairement à ce qui se fait outre-Manche, les deux équipes sont séparées sur deux grandes tables. "Le problème, c'était la barrière de la langue, se remémore Rory Underwood. Mis à part Franck Mesnel, ils n'étaient pas très nombreux à baragouiner trois mots d'anglais". Le cœur n'y est pas, quoi qu'on y fasse. "À l'époque, on n'avait pas trop envie de se mélanger avec les Anglais de toute façon", grommelle Jean-Luc Sadourny.

"J'ai souvenir d'un banquet un peu 'soupe à la grimace' côté français, avec une pointe d'arrogance en face, raconte Alain Penaud. Notez que si on avait gagné, le scénario aurait été inverse." Ce n'est pas le souvenir qu'en garde Franck Mesnel, le plus fluent de la bande, qui se souvient d'un long récit de Will Carling. Le capitaine anglais a des anecdotes croustillantes à raconter. "Il était en train de conquérir de Lady Di ! On avait d'autres chats à fouetter que de se faire la gueule." Il faudra quand même attendre 1995, et une troisième mi-temps mémorable à base de crème fraîche, pour que les joueurs de deux camps brisent finalement la glace, et mettent l'horrible "crunch" de 1992 dans l'armoire à (mauvais) souvenirs.

>> Texte : Pierre Godon

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