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Rugby : quel entraîneur se cache derrière la moustache de Jacques Brunel ?

Article rédigé par Pierre Godon
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 10min
Jacques Brunel, à Londres (Royaume-Uni), le 4 octobre 2015. (CHRIS LEE / WORLD RUGBY / GETTY IMAGES)

Sous ses airs austères de paysan gersois, le nouveau patron du XV de France est un homme droit, adoré par ses joueurs, qui ne dédaigne pas la dive bouteille et qui s'est attiré le respect de tous. 

Un CV sans tache, une demi-douzaine de clubs et de sélections sous ses ordres, aucun licenciement, quelques titres, dont le Graal, un bouclier de Brennus en 2009 avec Perpignan, et une réputation de maître tacticien héritée de son passage comme entraîneur des avants dans l'équipe de France de Bernard Laporte. Jacques Brunel roulait tranquillement sa bosse dans le petit monde de l'Ovalie (à Bordeaux-Bègles) quand le même Laporte, devenu président de la Fédération, a décroché son téléphone pour lui demander d'endosser le rôle de pompier de service au chevet d'un XV de France en déliquescence sportive. On ignore s'il s'est fait prier ou si l'appel de la patrie a été le plus fort. "J'ai toujours écouté Bernard", s'est-il borné à répondre. Samedi 3 février, le nouveau sélectionneur, 64 ans, va connaître un sacré baptême du feu face à l'Irlande, premier épisode du Tournoi des six nations. L'occasion de revenir sur un parcours haut en couleurs.

"Ah oui, moi j'ai connu Jacques sans sa moustache !" s'amuse Michel Espié, contacté par franceinfo. Celui qui est devenu maire de Vic-Fezansac (Gers) aux dernières municipales a usé ses fonds de culottes sur les bancs du collège avec l'actuel sélectionneur. Et l'a connu glabre. Vous pouvez vous faire une idée sur ce document exhumé par La Dépêche, quand Brunel cultivait sa passion du basket et du rasoir. Une passade. Au pays du confit de canard, l'amour du ballon ovale est (presque) toujours le plus fort.

"En quatre paroles, je savais ce que j'avais à faire"

Les deux hommes se retrouvent dans l'équipe fanion de la région, le FC Auch. Le caractère de celui qui jouait à l'arrière se révèle : "Ce n'était pas le plus grand, ce n'était pas le plus rapide, mais c'était toujours le mieux placé, raconte Espié, qui évoluait à l'aile. Et pas le genre à se mettre en avant. Bien souvent, après une percée, il cadrait le dernier défenseur, me passait la balle et je marquais sur un pas." Un joueur généreux, donc. Exigeant, aussi. "Il me faisait des signes avec les yeux pour que je devine la combinaison. Et quand je n'étais pas au bon endroit, je savais que j'allais prendre", s'amuse Monsieur le maire.

C'est un Jacques Brunel en fin de carrière qu'a croisé Christophe Porcu, un deuxième ligne qui doit beaucoup à l'actuel sélectionneur. En 1985, "quand j'ai débarqué en équipe première, je connaissais à peine les bases du rugby, se souvient-il. Il m'a pris sous son aile, m'a expliqué comment jouer. En quatre paroles, je savais ce que j'avais à faire. Je n'hésite pas à dire que c'est mon père spirituel."

Et quand il est devenu entraîneur... Jacques, c'est un coach qui peut vous faire grimper aux rideaux !

Christophe Porcu

à franceinfo

Illustration lors des chocs entre Auch, l'outsider, et le Stade Toulousain, la grosse machine du rugby français. "Il se mettait au milieu des 'gros' [les avants] et sa moustache se tordait. Il nous faisait communier." La moustache de Jacques Brunel restera en travers de la gorge des Stadistes, souvent défaits au Moulias, le stade d'Auch. Et curieusement pas grâce à un jeu virevoltant d'arrières, mais à un gros paquet d'avants. Devenu coach, cette "crevette" d'1m70 pour 70 kg se passionnera pour les secrets de la mêlée. "J'ai vécu des années avec des gars de mon équipe sans les comprendre. Ils ont une technique, des mots et des mimiques qui leur appartiennent", reconnaissait Brunel dans Le Monde en 2003.

Le fameux coaching à l'armagnac

Le seul à ne pas s'être rendu compte à l'époque que Jacques Brunel avait un don pour le coaching, c'est probablement l'intéressé, qui a longtemps gardé un travail de cafetier, puis de cadre à la Mutualité sociale agricole du Gers en plus du ballon ovale. Après sept saisons passées sur le banc d'Auch (1988-1994), il s'offre une année sabbatique... qui durera deux mois. Colomiers l'appelle pour former avec Philippe Ducousso l'attelage du banc. Ce dernier décrit son acolyte comme un mélange de D'Artagnan sur le terrain et d'Athos sur le banc, le panache tempéré de pragmatisme.

On a managé quatre ans avec le mot d'ordre 'A-I-R' : ambition, initiative et rigueur. Ça résume bien sa philosophie de jeu.

Philippe Ducousso

à franceinfo

La petite équipe de la périphérie de Toulouse obtient des résultats inespérés, avec deux finales européennes (dont une remportée). La carotte en valait la peine : "Jacques avait une cuvée exceptionnelle d'Armagnac... [Ses parents étaient viticulteurs producteurs de ce spiritueux.], se souvient Philippe Ducousso qui s'arrête au milieu de sa phrase, comme s'il dégustait à nouveau le nectar. Bon, il ne la sortait pas à chaque victoire. Quand on avait droit à un petit verre, on le méritait vraiment."

Jacques Brunel, alors coach de Perpignan, crie ses instructions à ses joueurs lors d'un match à domicile contre Castres, le 7 mai 2011. (RODRIGUEZ PASCAL/SIPA)

Quand les choses ne tournent pas comme il le souhaite, la bouteille d'Armagnac reste au placard et Brunel tient le cap. A Perpignan, il avait ainsi laissé des devoirs de vacances en juin aux joueurs, charge pour eux d'étudier son plan de jeu pour son arrivée, après la Coupe du monde 2007, en octobre. Les débuts sont laborieux. "Je ne l'ai jamais vu énervé, même quand il n'arrivait pas à nous transmettre la façon dont il voulait qu'on joue, raconte Marius Tincu, talonneur du club catalan pendant les années Brunel, devenu entraîneur. Il devait être vert de rage, mais ne l'a jamais laissé paraître." Serein, on vous dit. "Lors de la finale du Top 14 qu'on gagne contre Clermont en 2009, on était menés à la mi-temps, mais il était resté très calme."

Le sens de la fête

Les colères à la Bernard Laporte, comme à la mi-temps du match contre l'Italie en 2002 où il éructait "pas de faute" après chaque phrase, très peu pour lui. "Il a des colères rares, ciblées. Quelques mots durs suffisent", décrit Philippe Ducousso. De toute façon, ce qui se passe dans le vestiaire y reste. Jacques Brunel n'est pas du genre à jeter en pâture aux médias le nom d'un joueur qui serait passé à côté de son match.

Je ne l'ai jamais entendu critiquer un joueur en public. Jamais.

Marius Tincu

à franceinfo

Sous ses dehors austères, le Gersois est salué comme un entraîneur très proche de ses joueurs. Et forcément, ça ressort plus dans les bons moments, comme après la victoire en finale du Top 14 contre Clermont. Dans la presse, il minaude, expliquant n'avoir ressenti qu'"une petite explosion de joie… de quelques secondes". Ses anciens joueurs au club catalan en gardent un tout autre souvenir. "Il avait parié avec notre pilier Sebastian Bozzi qu'il le porterait sur son dos au Stade de France si on gagnait. Il a tenu parole. Bon, sur cinq ou six mètres", sourit Grégory Le Corvec. A sa décharge, le pilier argentin accusait 116 kg sur la balance.

Jacques Brunel, alors coach de Perpignan, tient entre ses mains le journal du titre de champion de France, le 8 juin 2009. (PHILIPPE ROUAH / MAXPPP TEAMSHOOT)

La fête, oui... mais avec retenue, rôle de coach oblige. "Ce n'était pas trop le genre à sauter tout nu dans la piscine", sourit Olivier Olibeau, un beau bébé de la deuxième ligne de l'USAP de l'époque. Il n'est toutefois pas le dernier à écluser quelques pintes, à entendre Christophe Porcu, qui avait pigé à l'USAP cette saison magique : "Il est tout à fait capable de boire des bières jusqu'à six heures du matin en refaisant le match." La bringue de sa vie, il l'a faite étant jeune, avec ses coéquipiers d'Auch à l'Ile Maurice. "On y a passé quinze jours extraordinaires, glisse, sibyllin, le vieux copain Michel Espié. Je ne vous en dirai pas plus."

Un ambitieux qui ne se cache pas

La jouer faux modeste, Jacques Brunel ne sait pas faire non plus, comme devant un journaliste de La Repubblica à qui il causait tactique à table peu après Noël 2012, avec la fourchette et le couteau pour figurer les lignes de touche, un verre de Lambrusco pour symboliser la mêlée et quelques croûtons de pain pour les arrières. "On est en défense, on a la balle. Que fait-on ?" lance celui qui occupe le poste de sélectionneur du XV d'Italie depuis un an. Le journaliste italien hasarde : "On balance un grand coup de pied en touche ?" Regard noir de Brunel : "Non ! Non ! Non ! Nous avons la balle, donc nous avons l'avantage, on décide du sort du ballon, donc on relance à la main pour attaquer !" Et d'ajouter : "Fuir nos responsabilités, ce n'est pas mon genre !" A la fin du repas, le journaliste le relance sur ses ambitions à la tête de la Nazionale. Et finit, encore, estomaqué. "Ne me demandez pas combien de matchs j'espère gagner cette saison. J'espère qu'en 2013, on se demandera si l'Italie peut remporter le tournoi !"

Jacques Brunel, à Paris, le 27 décembre 2017. (JOEL SAGET / AFP)

Du Brunel tout craché. "Il ne pratique pas la langue de bois", insiste Grégory Le Corvec, un de ses relais sur le terrain à l'USAP. "C'est tout Jacques, ça, commente Michel Espié. Il ne se cache pas, il se donne les moyens de réussir. Il n'y avait pas deux mois qu'il avait été nommé sélectionneur de l'Italie qu'il parlait couramment italien !"

Ambitieux, franc, tacticien, meneur, fin psychologue, Jacques Brunel affiche sur le papier le portrait idéal du sauveur du XV de France. Autant de qualités qu'on prêtait aussi... à Guy Novès, son prédécesseur, attendu comme le messie après le mandat désastreux de Philippe Saint-André. Signe que même avec le meilleur sélectionneur du monde, le faible vivier de joueurs ou la formation déficiente chez les jeunes restent peut-être des boulets plus importants pour le rugby français.

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