Traumatismes crâniens dans le sport : l'encéphalopathie traumatique chronique "est une bombe judiciaire à retardement", alerte un neurochirurgien
L'encéphalopathie traumatique chronique (ETC) est une maladie encore mal connue en France, pourtant les séquelles sont bien visibles.
Les commotions cérébrales dans le sport sont un sujet tabou. L’ETC ou encéphalopathie traumatique chronique, la suite possible des commotions, l’est encore plus. Si cette pathologie est de mieux en mieux connue, elle reste encore rare à l'échelle d'un pays. Mais les dégâts des commotions sur le cerveau, et les séquelles qui en découlent, sont eux bien visibles.
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Jean Chazal, neurochirurgien à Clermont-Ferrand, l'un des premiers à avoir alerté sur le danger de la violence des chocs dans le sport et auteur du livre Ce rugby qui tue (éditions Solar) est revenu pour franceinfo: sport sur cette maladie, ses conséquences et la façon dont les instances sportives le prennent en compte.
Franceinfo: sport : Qu’est-ce que l'encéphalopathie traumatique chronique, aussi appelée ETC ?
Jean Chazal : C’est une maladie qui est la conséquence la plus redoutable de commotions cérébrales à répétition. La commotion cérébrale est le résultat d’un traumatisme crânien, qui entraîne un dysfonctionnement du cerveau. Lors de ce traumatisme, le cerveau est ébranlé à l'intérieur de la boite crânienne. Il faut imaginer le cerveau comme de la gélatine. Si vous secouez la boite la contenant, elle va se fendre, et à l’extrême se disloquer. C’est la même chose pour le cerveau.
"Le cerveau est en construction jusqu'à l'âge de 25 ans"
Jean Chazal, neurochirurgienfranceinfo: sport
L’ETC est soumise à un effet de seuil. On peut avoir trois, quatre, cinq commotions, sans aucun trouble clinique ou alors très passagers. Après un repos intellectuel et physique, le patient récupère et un beau jour, après une nouvelle commotion, il ne récupère plus. Mais l’ETC peut aussi survenir dix ou quinze ans après une ou plusieurs commotions, sans trouble sur le moment, et qui, un jour, deviennent symptomatiques. Une évolution vers un état démentiel ou pseudo-démentiel est possible. C'est imprévisible.
Les symptômes de l’ETC sont très divers : maux de tête, fatigue, hypersensibilité au bruit et à la lumière, insomnie, trouble de l’humeur, de la concentration, de l’équilibre, du sommeil, perte de mémoire, dépression... Le diagnostic peut-être donc complexe à poser.
Oui, car certains patients vont avoir des troubles de la mémoire plus ou moins avérés, vont être très irritables par exemple. Ces symptômes peuvent vous gêner dans votre vie de tous les jours mais pas suffisamment pour qu'on vous prenne au sérieux.
Les médecins vont généralement mettre cela sur le compte de l’âge, du caractère, de l’hygiène de vie ou d’une autre pathologie. Et c’est d’ailleurs souvent les proches qui interpellent en disant : "Je ne le reconnais plus". C’est très fin, et c’est ce qui fait que les expertises sont difficiles. Pour diagnostiquer l’ETC, il faut en avoir une grande expérience.
Si l’ETC est reconnue en France par la communauté sicentifique, elle est toutefois mal connue des médecins. Sans oublier qu’elle est complexe à déceler.
Oui, dans le domaine sportif particulièrement, c'est potentiellement une bombe judiciaire à retardement. Le problème, ce sont les expertises. Il y a beaucoup de médecins et d'experts qui n’ont pas forcément une bonne expérience de cette pathologie, de ses causes et de ses mécanismes. Pour conclure une expertise dans le domaine de la traumatologie crânienne, trois ans de recul peuvent se justifier.
"Au détour de la première commotion, il se peut que l’imagerie ne révèle aucune anomalie"
Jean Chazal, neurochirurgienfranceinfo: sport
Après un traumatisme crânien qui laisse des séquelles, il y a une première expertise à T0, puis à 6 mois, à 1 an et une dernière à 3 ans. Pendant cette période, des examens sont pratiqués notamment des tests neuro-psychologiques et des IRM de contrôle. Il faut ensuite les comparer avec les précédents examens réalisés depuis l’apparition des premiers symptomes. Au détours de la première commotion, il se peut que l’imagerie ne révèle aucune anomalie significative.
L’idéal serait de pouvoir réaliser des séquences d’IRM particulières à l’aide de logiciels, et révélant des microlésions, comme la tractographie. Ce procédé est capable de montrer les multiples faisceaux qui permettent au trafic neuronal (un courant electrique) de passer d'une partie du cerveau à une autre. A la suite d’une ou de plusieurs commotions, il peut être observé une rupture d’un ou de plusieurs de ces faisceaux. C'est évidemment une anomalie importante, une véritable lésion cérébrale expliquant le dysfonctionnement du cerveau et donc certains symptomes.
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Mais c'est presque de la recherche, et pour l’instant, il n’y a pas d'études suffisamment systématiques, ni d'études de cas en nombre suffisant pour tirer des conclusions. Toutefois, avec l’âge avançant, par exemple vers 40 ou 50 ans, l’atrophie cérébrale finalement provoquée par les commotions à répétition se distingue très bien à l’IRM conventionnelle. C’est donc un travail de très longue haleine, et très détaillé. Et il n’est malheureusement pas fait de façon systématique.
A quoi cela est-il dû ?
Je suis moi-même expert, et je vois bien que les dossiers sont souvent incomplets, que les rapports d'expertises ne font que trois ou quatre pages seulement. Ils ont été écrits par des médecins qui ne sont pas complètement compétents et au courant de tout ce dont on vient de parler. A leur décharge, les dossiers sont parfois insuffisamment documentés et renseignés. J’ai déjà entendu des experts, médecins, de la Sécurité sociale par exemple dire : "tout ce dont ce joueur souffre (insomnie, trouble de l’humeur etc.), je n’ai aucune preuve, alors je ne vais pas le mettre inapte". Alors même qu’il a été victime de commotions.
Mon propos n’est pas de critiquer les collègues, mais de dire qu’il faut renforcer la formation, insister sur la sensibilisation au problème, en ayant recours dans les cas difficiles à un collège de plusieurs experts. C’est un sujet grave, de santé publique et sportive, et je pense qu'il faudrait aller beaucoup plus loin.
"Le problème est en fait le sport business"
Jean Chazal, neurochirurgienfranceinfo: sport
Voulez-vous dire aussi que l’ETC est tabou en France ?
Il y a une forme de déni et d'omerta dans certains clubs pour des raisons financières. Au-delà du fait que peu de médecins ont la bonne formation, ils peuvent subir des pressions des présidents de clubs ou des instances dirigeantes nationales et internationales du rugby.
J’ai été expert à la Ligue de rugby. En 2017-2018, j'ai participé à l'Observatoire national de la santé des joueurs de rugby à la fédération, ce après quoi je n’ai plus été invité. Pourquoi ? Parce que je m’exprimais trop sur les dangers de ce sport et que j'ai écrit un livre à la suite de cette mission, qui s'appelle Ce rugby qui tue (éditions Solar), où je détaille tout ce que je viens de vous expliquer. J'y relate par ailleurs la mort de quatre joueurs dans les suites immédiates d’un match, au cours duquel ils avaient subi un traumatisme trop violent. On m’a donc dit : ‘ce n'est plus la peine de venir, et il ne faut plus t’exprimer sur le sujet'. Mais je ne me mets pas en veilleuse, je continue à dire ce que je pense.
Dans ce livre, je parle de l’ETC, cette bombe à retardement judiciaire. Le problème est en fait le sport business. Si l’ETC est reconnue sans réserve, nombre de joueurs vont demander réparation, et cela aura un coût financier. Je crois que les présidents de club le savent, et ce ne sont pas eux les responsables, car ils font fonctionner leur club bénévolement, parfois même au niveau professionnel. Ils ne sont pas médecins. Les responsables sont les instances dirigeantes, les fédérations nationales et World rugby. Et je pense que le ministère des Sports et le ministère des solidarités et de la Santé devraient se pencher sur le sujet de façon plus attentive et précise.
Justement, auriez-vous des pistes pour limiter les commotions et donc les cas d’ETC chez les athlètes ?
Je n'ai pas de solution radicale. La seule chose que je peux affirmer avec force, c’est que le seul vrai remède est la prévention. Alors, on va me dire que ces sports ont toujours existé et qu'il y a toujours eu des commotions. Oui, mais la différence est que les joueurs étaient beaucoup moins lourds et moins puissants qu’aujourd’hui, et n'avaient pas des muscles hypertrophiées (augmentation anormale du volume ici d'un tissu) comme aujourd’hui. Du temps de l’amateurisme, ils couraient à 25 km/h alors qu'aujourd’hui, on a déjà chronométré des joueurs professionnels pointant à 36 km/h.
"On met des moteurs de 500 chevaux sur des chassis de 4L"
Jean Chazal, neurochirurgienfranceinfo: sport
Imaginez un joueur de plus de 100 kg (et c’est courant aujourd’hui) qui entre en collision avec un adversaire qui en pèse vingt de moins. A cette vitesse, les forces déployées et subies sont considérables et les dégâts peuvent être épouvantables. On met des moteurs de 500 chevaux (autrement dit les muscles hypertrophiés) sur des châssis de 4L (les os, les tendons et les articulations restent les mêmes sans hypertrophie). Le cerveau aussi reste le même, et n'a pas plus de protection pour supporter de tels traumatismes.
Pourtant, World rugby a mis en place des protocoles commotions au début de la saison 2014-2015 pour justement protéger les joueurs.
Oui, World rugby et la FFR ont mis en place des protocoles de diagnostics. Quand un joueur est victime d’un traumatisme crânien, il est examiné sur le terrain, à H+6, H+48. Si la commotion est confirmée, il est mis au repos total. Une fois guéri de tout symptôme, et c’est une condition normalement incontournable, il pourra retourner sur le terrain.
Le problème est que vous pouvez faire des têtes au foot à longueur d'année, ou subir des traumatismes crâniens apparemment mineurs à longueur d'année au rugby, sans le moindre symptôme. On appelle ça les états sub-commotionnels. Aujourd’hui, on sait que ces trauma "bien supportés" provoquent des microlésions qui s'accumulent et un jour, ces individus développent un syndrome démentiel ou pseudo-démentiel, sous les formes multiples déjà énumérées.
"Quand le cerveau a été fragilisé entre 20 et 30 ans, il vieillit prématurément"
Jean Chazal, neurochirurgienfranceinfo: sport
Pourquoi ?
Quand le cerveau a été fragilisé entre 20 et 30 ans, il vieillit prématurément. Il a accumulé des microlésions sans symptomes évidents ou gênants. Avec l’arrêt du sport, le tabac et l’alcool éventuellement consommés, le surpoids, l’hypertension artérielle, se surajoutant aux microlésions, le vieillissement physiologique s’accélére de façon anormale.
Il est parfaitement démontré par la littérature scientifique médicale que l’incidence des maladies dégénératives, que sont l'Alzheimer et le Parkinson, est significativement plus importante chez les sportifs de haut niveau qui ont subi des traumatismes crâniens. Aujourd’hui, il est par ailleurs admis qu’après la pratique de la boxe, 15 % des boxeurs souffrent, à la fin de leur vie, de troubles s’apparentant à une démence débutante.
On admet que dans le rugby professionnel actuel, un joueur peut subir jusqu'à trois ou quatre commotions entre 20 et 30 ans. On considère qu’en moyenne, il y a dix commotions pour 1000 joueurs par heure, ce qui représente une commotion tous les trois ou quatre matchs de rugby. Dans un week-end de Top 14, cela signifie qu’il y a au moins trois ou quatre commotionnés. C'est beaucoup.
On sait que pour certains, cela se terminera par une ETC, sans que l’on puisse faire de prévisions au cas par cas avec certitude. Certains joueurs y échapperont, sans qu’on en connaisse les raisons exactes, scientifiquement prouvées. On sait cependant que le risque existe, qu’il est loin d’être négligeable, et que quand les symptômes apparaissent, la vie du joueur, et de sa famille, bascule de façon dramatique.
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