Super Ligue : les menaces des instances du foot sont-elles juridiquement applicables ?
Depuis l’annonce de la création d’une Super Ligue lundi 19 avril, venant concurrencer directement la Ligue des champions, l’UEFA et la Fifa et les membres de cette Super Ligue s’attaquent à coup de menaces judiciaires. D’un côté, l’UEFA menace d’interdire les clubs engagés dans cette ligue fermée de participer aux compétitions nationales, européennes et mondiales. D’un autre, la Super Ligue affirme avoir saisi préventivement "les juridictions compétentes" afin d'assurer son existence face à la menace d'une bataille juridique avec les instances du football. Si le combat s’annonce féroce, quels sont réellement les poids de ces menaces ? Jean-François Vilotte, expert en droit du sport et droit européen chez la société d'avocats De Gaulle Fleurance & Associés., nous aide à voir plus clair.
L’UEFA et la Fifa peuvent-elles réellement interdire à des clubs de participer à des compétions nationales, européennes et internationales comme elles l'ont affirmé ? Et ces instances peuvent-elles également priver les joueurs de ces clubs de Coupe du monde ?
Jean-François Vilotte : "Tout d’abord, il y a un article fondamental dans le traité sur le fonctionnement de l’Union Européenne (TFUE), l'article 101 qui protège la libre concurrence. Sanctionner les clubs qui participeraient à une ligue fermée, pourrait être interprété comme un moyen de protéger un monopole d'organisation des compétitions, ce qui est une entrave à ce principe de l'article 101. Traditionnellement, on aurait pu tenir ce raisonnement au regard du droit européen.
Mais, il existe également l’article 165 du Traité de Lisbonne. Celui-ci indique que le sport n’est pas une compétence de l’Union européenne, et que cela reste une compétence des Etats. Toutefois, cet article précise que l'action de l'Union vise à développer la dimension européenne du sport en promouvant l'équité et l'ouverture dans les compétitions sportives. Ce qui signifie que le traité lui-même reconnait comme d'intérêt général la défense de l'ouverture des compétitions sportives. Vous avez ainsi une contradiction - le droit européen est fait de ces contradictions - entre le principe de l’article 101, et une possible exception avec l’article 165. "
Alors, comment résoudre ce type de contradiction ?
J-F. V. : "Par principe, c’est assez simple. La question qui se pose est la suivante : est-ce que la dérogation à l'article 101 se fonde sur la défense de l’intérêt général ? Est-ce que l’on vise bien à préserver l'ouverture dans les compétitions sportives ? Deuxièmement, est-ce que les sanctions éventuelles que prononcerait l'UEFA sont bien proportionnées et adaptées compte tenu de la poursuite de cet intérêt général ?
Ainsi, tout est dans la mesure, l'adaptation et la proportionnalité. C'est en cela que cette affaire devient un sujet intéressant en droit européen. Est-ce que l'Union européenne veut enfin s'occuper de sport et promouvoir un objectif, qui est l'ouverture des compétitions sportives et donc la préservation de ce lien de solidarité, fort, entre le sport amateur et professionnel ? La messe n'est pas dite."
L’UEFA peut-elle bannir de la Ligue des Champions les clubs engagés dans la Super Ligue dès cette année alors même que la compétition n'a pas commencé ?
J-F. V. : "Je ne me prononce pas sur ce sujet. Evidemment, il y a des échanges entre les deux parties et nous n'en sommes pas là en termes de calendrier."
L’UEFA pourrait-elle se servir des arguments de protection du calendrier et du modèle de solidarité pour se défendre ? Ces arguments sont-ils valables juridiquement ?
J-F. V. : "Le modèle de solidarité oui. Ensuite, la protection du calendrier renvoie à la question de l'intégrité physique, c’est-à-dire l’idée que la gestion des calendriers permet de préserver l'intégrité, la santé des sportifs. Ces arguments peuvent s'inscrire dans la droite ligne de l'article 165.
Si on dit : 'J'ai un monopole, j'entends l'exercer, je refuse absolument que toute autre initiative extérieure marche sur mes plates-bandes', dans ce cas, au regard du traité, cela ne fonctionne pas. Il s’agit d’une pratique anti-concurrentielle. Mais si les décisions sont fondées sur des principes et objectifs de l'article 165, alors cette approche est entendable par le juge. Si jamais l’affaire devait se retrouver devant la Cour de justice de l’Union européenne, c'est probablement cette approche-ci qui devrait être à l'œuvre."
Des cas de jurisprudence pourraient-ils appuyer les arguments de la Super Ligue ?
J-F. V. : "Il y a déjà eu, en effet, des arrêts de la Cour de justice de l'Union européenne qui ont sanctionné des fédérations internationales, qui avaient elles-mêmes sanctionné des sportifs ou entités sportives parce qu'elles organisaient des compétitions en marge des celles de la fédération internationale. Je pense par exemple à la fédération internationale de patinage. Mais je ne crois pas qu'on soit tout à fait dans la même situation. Je pense que l'UEFA a des arguments pour justifier que ses éventuelles mesures de sanction contre cette création de ligue fermée sont adaptées et proportionnées à un but poursuivi au niveau européen.
Pourquoi la Cour de justice de l'Union européenne a condamné la Fédération internationale de patinage à l'époque ? C’est parce que cette dernière n'a pas justifié le motif d'intérêt général qui était poursuivi en interdisant à ces athlètes de participer à des compétitions privées.
L'UEFA pourrait veiller à bien expliquer l’objectif d'intérêt général qui est poursuivi et énoncé par l'article 165 du Traité et elle expliquerait en quoi les mesures de protection sont strictement proportionnées. L’affaire est infiniment plus complexe que de dire que le traité européen, qui protège le droit à la concurrence, ne permettrait pas à l'UEFA de prendre de telles sanctions."
Du côté de la Super Ligue, qui a annoncé avoir saisi préventivement "les juridictions compétentes", sur quels leviers peut-elle s’appuyer juridiquement ?
J-F. V. : "S'il y avait des mesures de sanctions de l'UEFA ou de la Fifa, on ne doute pas que des stratégies contentieuses, notamment en référé pour obtenir la suspension de telles mesures soient prises, considérant que le trouble et les dommages sont immédiats et irréversibles.
Reste le dialogue entre ces grands clubs européens, l’UEFA et la Fifa. Aucune des parties, et singulièrement les clubs, ne peuvent avoir la certitude que la Cour de justice de l’Union européenne aurait une réponse univoque à la question posée. Alors que la crise sanitaire a plongé l’événementiel sportif dans les difficultés que l’on connaît, la position de l’Union européenne sur le sujet est particulièrement attendue : choisira-t-elle d’encourager la financiarisation du sport ou au contraire de renforcer et reconnaitre sa dimension sociétale ?"
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