Quatre questions sur le scandale des matchs de tennis truqués
Selon une enquête de Buzzfeed et de la BBC, plusieurs dizaines de joueurs sont suspectés de truquer des matchs contre de l'argent, sans être inquiétés par les autorités.
Un scandale sans précédent secoue le monde du tennis, lundi 18 janvier. Quelques heures après le début de l'Open d'Australie, Buzzfeed et la BBC ont révélé une vaste enquête commune accusant 70 joueurs de tennis professionnel, dont 16 ont un jour appartenu aux 50 meilleurs du monde, d'avoir truqué des matchs dans le cadre de paris frauduleux au cours des dix dernières années.
Les deux médias se basent sur leurs propres investigations et sur des documents confidentiels, notamment un rapport accablant qui n'a donné lieu à aucune sanction. Francetv info revient sur les principales questions que posent cette affaire et sur les réponses contenues dans l'enquête des médias britanniques.
Qui sont les joueurs impliqués ?
D'après Buzzfeed, les noms de 70 joueurs professionnels ont été inscrits sur neuf listes de tennismen suspects, signalés aux autorités du tennis mondial. Seize de ces joueurs, parmi lesquels on compte des vainqueurs de tournois du Grand Chelem, font partie ou ont fait partie des 50 meilleurs joueurs de la planète. Ils sont suspectés d'avoir perdu des matchs pour lesquels de très importants paris suspects avaient été émis. Trois des matchs truqués se seraient notamment déroulés à Wimbledon. Au moins huit des joueurs impliqués seraient actuellement engagés à Melbourne, où vient de débuter l'Open d'Australie.
Mais la BBC et Buzzfeed n'ont révélé aucun des 70 noms de tennismen pointés du doigt. "Sans accès à des enregistrements téléphoniques, des comptes en banque ou des échanges informatiques, il n'est pas possible de déterminer qu'ils ont personnellement pris part à un trucage de match, explique la BBC, qui rappelle que les instances mondiales du tennis ont, elles, le pouvoir d'obtenir ces informations.
Comment truquer un match ?
Les noms de plusieurs joueurs apparaissent toutefois dans les documents exposés dans cette enquête. Pour montrer comment un match peut-être truqué, Buzzfeed prend l'exemple d'une rencontre impliquant le Russe Nikolay Davydenko et l'Argentin Martin Vassallo Arguello, opposés lors d'une rencontre suspecte disputée en août 2007 au tournoi de Sopot, en Pologne, sans qu'on sache si ces joueurs font partie des tennismen actuellement soupçonnés.
Davydenko, alors numéro 4 mondial et tenant du titre, est le grand favori du match. Pourtant, avant la rencontre, c'est sur Vassallo, numéro 87 à l'ATP, que des centaines de milliers de livres sterling ont été pariés chez un bookmaker anglais. Sans surprise, le Russe remporte facilement le premier set. Pourtant, chez le bookmaker anglais, de plus en plus d'argent est misé sur la victoire de son adversaire argentin.
Et soudainement, au cours du second set, Davydenko n'y est plus. Il se plaint d'une blessure à la cheville et à un orteil, demande des interruptions médicales. Il perd le set. Après trois jeux dans la troisième manche, il déclare forfait. Inquiet, le bookmaker anglais a bloqué les paris sur ce match, et alerté l'ATP. Le scandale est retentissant, mais les deux joueurs sont blanchis, faute d'éléments permettant de désigner le responsable éventuel de la fraude.
D'après les experts en paris sportifs interrogés par Buzzfeed, cet exemple est une des trois méthodes pour truquer un match. La méthode la plus basique est de payer un joueur pour qu'il perde un match sur lequel on a misé gros. Une autre méthode, celle illustrée par l'exemple du match Daydenko-Vassallo, consiste à corrompre un joueur pour qu'il commence un match en écrasant son adversaire, avant de s'effondrer au moment où la cote du pari est la plus propice, offrant un profit maximal au parieur corrupteur.
La dernière méthode consiste enfin à inciter un joueur à perdre un jeu ou un set, ou encore d'atteindre un score bien précis à un moment défini du match. Chez les bookmakers, il est en effet possible de parier sur ce type de détails, où la corruption est plus difficile à détecter.
Daniel Köllerer a été suspendu en 2011 dans une affaire de match truqué. Le tennisman autrichien explique, dans une interview à la BBC, qu'il a déjà été sollicité pour truquer des matchs. Il révèle les conditions de ces tentatives de corruption, qu'il assure avoir repoussées à chaque fois : "A Madras (Inde), on m'a offert 50 000 dollars pour perdre contre Davydenko au premier tour. A Paris, on m'a offert le double pour perdre contre Massú en trois sets, et un montant encore plus important pour perdre contre Tipsarevic à Moscou." Köllerer explique avoir été sollicité une fois directement par un homme et les deux autres fois par téléphone.
Quelles sont les preuves de ce scandale ?
Buzzfeed et la BBC se sont basés sur des documents confidentiels, détenus par l'ATP, l'association des joueurs professionnels de tennis. Ces documents ont été transmis par "des lanceurs d'alerte", selon les deux médias. On y trouve notamment le rapport d'enquête de l'ATP sur l'affaire du match Davydenko-Vassallo. Durant leurs investigations, les enquêteurs ont d'abord mis à mal les dénégations des deux joueurs sur leur implication, notamment à travers l'analyse du téléphone du joueur argentin.
Cette analyse a notamment permis de déterminer que Martin Vassallo avait été en contact avec des parieurs italiens qui ont misé gros sur lui lors du match contre Davydenko. Mark Phillips, enquêteur pour l'ATP, a poussé ses investigations autour des comptes en banque de ces parieurs suspects. Il a découvert un réseau de 28 joueurs professionnels en lien avec des groupes mafieux venant du nord de l'Italie, de Russie et de Sicile.
Pour étayer ces suspicions, Buzzfeed a procédé à l'analyse de 26 000 matchs professionnels disputés entre 2009 et 2015, se penchant sur les paris réalisés sur ces matchs. John Templon, le datajournaliste en charge de cette enquête, assisté par deux professeurs de statistiques, a ainsi sélectionné les rencontres (explications en anglais) où les cotes des joueurs ont connu d'importants mouvements en raison de grosses mises de parieurs, soit 11% des matchs.
Cette méthode a permis d'identifier 15 joueurs qui ont très souvent perdu des matchs qu'ils avaient de fortes chances de gagner et pour lesquels d'importantes sommes avaient été misées. Quatre de ces joueurs ont notamment montré des attitudes très suspectes : ils ont perdu alors que les bookmakers leur accordaient moins d'une chance sur 1000 de s'incliner. Un joueur (qui n'est pas nommé) est particulièrement pointé du doigt : sur 16 matchs à fort enjeu chez les parieurs, il en a perdu 15, alors que d'après sa côte, il avait en moyenne seulement 1 chance sur 7 500 de s'incliner.
Au cours de leurs investigations, Buzzfeed et la BBC ont pu consulter neuf listes de joueurs suspectés d'avoir truqué des matchs, compilées par des enquêteurs indépendants et des bookmakers. Parmi les 70 joueurs qui figurent dans ces listes, on retrouve six des 15 joueurs qui ressortent de l'analyse effectuée par Buzzfeed. Les cas de ces six joueurs ont été signalés à l'ATP, sans qu'aucun ne soit inquiété.
Pourquoi aucun joueur n'a-t-il été sanctionné ?
Les conclusions des enquêtes menées en 2007 ont poussé les autorités du tennis à créer, en 2008, le Tennis Integrity Unit (TIU), l'autorité chargée de lutter contre la fraude dans le tennis. Les enquêteurs qui ont mené les investigations prouvant les matchs truqués confient alors à cette instance leurs éléments accablants.
Pourtant, aucun des joueurs pointés du doigt n'a été suspendu ou sanctionné. En 2009, pourtant, l'ATP a introduit de nouvelles règles anti-corruption. Elles interdisent aux joueurs de truquer un match et offrent aux autorités la possibilité de saisir les données des téléphones et des comptes en banque des joueurs professionnels en cas de suspicion. Sauf que ce nouveau code déontologique ne concerne que les actes commis après 2009 et qu'aucune procédure n'a été ouverte contre un des 28 joueurs désignés par l'enquête de 2007.
L'inaction de l'ATP désole les enquêteurs : "On leur a tout livré avec un beau paquet cadeau, et ils n’en ont rien fait", déclare Mark Philipps à Buzzfeed. Et rien ne semble inciter le Tennis Integrity Unit à prendre en compte un phénomène jugé "massif" par ces enquêteurs déçus.
L'ATP a réagi en assurant qu'elle s'était toujours montrée intransigeante dans sa lutte contre la corruption, soulignant que les enquêtes du TIU ont abouti à des sanctions contre 18 joueurs, dont six ont été bannis à vie. Le président de l'ATP Tour a également déclaré que les autorités du tennis avaient alloué 14 millions de dollars à des programmes de lutte contre la corruption.
"Le TIU et les autorités du tennis rejettent catégoriquement toute suggestion laissant entendre que des preuves de trucage ont été supprimées pour telle ou telle raison ou ne font pas l'objet d'une enquête minutieuse, a déclaré le président de l'ATP, Chris Kermode. Je peux vous assurer que le monde du tennis s'occupe sérieusement de cette affaire. Dire que nous n'agissons pas de manière appropriée est ridicule."
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