Roland-Garros : comment les papys du tennis font de la résistance
Roger Federer est entré dans sa quarantième année, Rafael Nadal a 34 ans et Novak Djokovic fait presque figure de jeunot avec ses 33 printemps. Comment expliquer que ces joueurs restent compétitifs à l'âge où leurs glorieux devanciers coulaient une retraite paisible près de leur piscine ?
Un jour, Roger Federer arrêtera de jouer au tennis. Et un soir, au coin du feu, installé dans un fauteuil en cuir, il expliquera à ses petits-enfants que tout était prévu depuis le début, ou presque. Il leur redira peu ou prou ce qu'il a confié au journal argentin La Nacion en 2019 : "J’ai commencé à rêver et espérer pouvoir jouer si longtemps peu après avoir pris la tête du classement ATP." C'était en 2004. Chez les Federer, on ne se contente pas de rêver, on se donne les moyens d'y parvenir. "Rodge" alpague son préparateur physique et lui fixe une feuille de route un rien ambitieuse : "Je lui dis : 'J’aimerais affronter plusieurs générations. Mettons en place un programme qui me permettra d’y parvenir.' Quinze ans après, je suis toujours capable de rivaliser avec les meilleurs."
Si le Suisse a fait l'impasse cette année sur Roland-Garros, les favoris sont quand même des trentenaires bien tassés comme Novak Djokovic et Rafael Nadal qui n'ont, eux non plus, pas l'intention de raccrocher la raquette. Sans oublier, chez les dames, Serena Williams qui court toujours à 39 ans, même si elle a dû abandonner le tournoi cette année en raison d'une douleur au tendon d'Achille. Mais comment expliquer cette incroyable longévité ?
Avant, le tennis était un sport qui se jouait à deux sur un court séparé d'un filet, et où on prenait sa retraite à la trentaine, cassé en deux par un sport traumatique. Demandez à Andre Agassi – qui faisait figure de vétéran quand il a arrêté, en 2006, à l'âge de 36 ans – qui raconte dans son livre qu'il ne parvenait pas à sortir de son lit au matin de son dernier match, tant il était perclus de douleurs.
Quand l'entraîneur Patrice Hagelauer raconte la préparation de Yannick Noah pour son Roland-Garros victorieux de 1983, cela sonne comme un retour brutal à la préhistoire : "80 ou 90% de la préparation physique se faisait sur le terrain. J’avais été formé comme prof d’éducation physique, donc j’en faisais un peu avec Yannick. Lors des six semaines qui précédaient Roland-Garros 83, il courait une heure, match ou pas match, avec l’idée de tenir le choc des matchs en cinq sets. Quand on regarde la vitesse des échanges dans les années 1980 et aujourd’hui, il y a un monde."
Une PME pour jouer mieux
Il y a aussi un monde entre la préparation physique d'aujourd'hui et celle d'hier, constate Sébastien Durand, préparateur physique de Grigor Dimitrov et, auparavant, de Serena Williams. Avec un maître-mot : la prévention des blessures.
Avant, un joueur qui se faisait une entorse allait chez le kiné, et on faisait de la rééducation. Aujourd'hui, on utilise ces techniques de kiné à l'entraînement pour éviter qu'il se blesse.
Sébastien Durandà franceinfo
Corollaire de cette préparation de plus en plus poussée, l'entraînement raquette en main n'est plus que la partie émergée de l'iceberg. "Ça nécessite de passer, tous les matins, une heure ou une heure et demie sur la table à se faire masser", pointe-t-il.
Pour ceux qui s'accrochent, ça paye. "Quand j'ai eu Serena Williams pendant trois ans, mon seul objectif, c'était qu'elle ne se blesse pas. Si elle peut s'entraîner, elle peut progresser et si elle joue un tournoi, il y a de bonnes chances qu'elle l'emporte." Si ce sont les papys et les mamies de la petite balle jaune qui font l'article de ces méthodes, elles se sont aussi généralisées chez les plus jeunes. Aujourd'hui, même un espoir de 15 ou 16 ans passe ses matinées chez le kiné.
Un préparateur physique, un kinésithérapeute, un masseur et un médecin, parfois un chef cuisinier aiguillé par un nutritionniste... L'entourage des meilleurs joueurs de la planète ressemble de plus en plus à une PME. "Les entraîneurs laissent de plus en plus de place à des métiers comme le nôtre, il y a une vraie prise de conscience, souligne Laurie-Anne Marquet, "sport scientist" et experte en nutrition.
On est arrivé à un point où les staffs ont pris conscience que ce niveau de détail peut faire la différence sur une carrière.
Laurie-Anne Marquetà franceinfo
Exit la préparation uniquement à base de pâtes, place à des plats calibrés au gramme près pour pallier les carences du joueur, surveillées comme le lait sur le feu via des analyses sanguines régulières. Les spécialistes savent aussi paramétrer les réactions de l'organisme : après un effort, ils peuvent décider de générer du stress métabolique (pour inciter l'organisme à taper dans les graisses pour rebooster les muscles) plutôt que croquer une barre de céréales au sortir du court. Le régime sans gluten miracle de Djokovic ou les 50 sushis engloutis par Andy Murray après un match à rallonge ne sont que les têtes de gondole d'une révolution silencieuse.
Même hors compétition, rien n'est laissé au hasard. Didier Lanne, ancien entraîneur d'Arnaud Di Pasquale, entre autres, garde un souvenir vivace d'un entraînement où son poulain de l'époque, Benjamin Balleret, servait de sparring-partner à Novak Djokovic. "Il y avait son préparateur physique qui ramassait les balles, et un tas de gens étaient là pour lui tout au long de la journée, alors que moi j'occupais toutes les casquettes tout seul ! Tout [le déroulement de la séance d'entraînement] était écrit à l'avance. On devait systématiquement engager sur Djokovic, qui voulait travailler ses qualités de contreur. Il jouait chaque point comme s'il était en match, il devait systématiquement dominer l'échange."
Hors de question de quitter un entraînement avec le moral dans les chaussettes. Ni qu'un kiné sape sa confiance par une remarque mal à propos. "La préparation mentale, c'est tout le monde dans l'entourage d'un joueur, tout le temps", abonde Sébastien Durand.
Métro, boulot, dodo ou presque
Le moral, c'est ce qui a eu raison d'un Pete Sampras qui "ne pouvait plus voir les avions en peinture", racontera son coach au Financial Times (article en anglais). "Qu'est-ce que je fous là ?" s'est un jour demandé l'élégant joueur américain aux 14 titres du Grand Chelem, un chiffre qui semblait indépassable en 2002 quand il a raccroché, à l'âge de 31 ans. C'est un des dangers qui menacent les joueurs, qui jonglent avec les fuseaux horaires toute l'année. "Pour avoir vécu comme eux quelques années, mes amis s'extasiaient devant la liste des destinations où je m'étais rendu, raconte le préparateur mental Jean-Philippe Vaillant, qui s'est penché sur les cas de Marcos Baghdatis ou Paul-Henri Mathieu. Mais en fait, tout ce que j'avais vu du pays, c'était l'aéroport et l'hôtel. C'est une vie extrêmement usante." Avec dix jours de vacances en fin d'année et des Noël fêtés dans les avions pour se rendre en Australie avant l'Open, début janvier.
A moins... que vous n'ayez les moyens, comme Djokovic, Nadal ou Federer, de vous concocter un programme aux petits oignons pour vous accorder des plages de récupération allant parfois jusqu'à trois semaines. Jouer moins pour jouer mieux, et ne pas courir les cachetons à six ou sept chiffres que font miroiter les organisateurs de tournois.
Un autre risque, quand on a tout gagné, c'est de craquer une fois qu'on n'est plus au sommet. Prenez Björn Borg, qui a baissé pavillon une fois détrôné à Wimbledon 1981, avec cette phrase définitive : "Une fois que vous êtes n°2, vous n'êtes plus personne." Le même Suédois avait prédit que Federer raccrocherait après avoir perdu la finale du tournoi anglais contre Rafael Nadal... en 2008 ! Avoir été un grand joueur ne fait pas forcément de vous un grand psychologue. Le Suédois avait tenté un improbable come-back dans les années 1990 avec sa raquette en bois. Sans avoir compris qu'un des secrets pour durer, c'est de savoir évoluer à mesure que le kilométrage augmente. "Un Roger Federer utilise de moins en moins d'énergie à mesure qu'il vieillit, et son jeu de jambes s'améliore avec les années. C'est clinique", s'enthousiasme l'entraîneur Didier Lanne.
Qu'est-ce qui fait encore courir, raquette en main, Federer, Nadal, Djokovic ou Williams, dont la fortune et la gloire sont acquises pour plusieurs générations ? "Dans le sport de haut niveau, il existe un état d'excellence qui s'appelle 'la zone', décrit Jean-Philippe Vaillant. Je pense que ces joueurs sont devenus des accros à cet état-là. C'est le plaisir qui les fait courir." Un plaisir réservé à une élite, car dès qu'on descend un peu dans le classement, les séries de victoires se font rares. "Regardez le 80e mondial. Lui aussi rêvait d'être un champion. Si ça se trouve, il a eu une belle carrière en juniors. Mais son quotidien aujourd'hui, c'est de perdre deux matchs sur trois."
Des points communs avec le marathon
La différence entre le bon et le grand joueur se joue parfois à quelques points. Comme le résume Toni Nadal, oncle et longtemps entraîneur de Rafael, cité dans la revue Courts : "La technique permet de gagner des points, mais c’est le caractère qui permet de gagner de grands matchs." Prenez Roger Federer en finale de Roland-Garros 2009. L'occasion est unique. Son vieil ennemi Rafael Nadal s'est fait surprendre en 8es de finale, et en face de lui se présente un Robin Söderling qui n'a rien d'un foudre de guerre. Le Suisse sert pour le match... et c'est à ce moment-là que son bras tremble. "Il a fait trois erreurs évitables dans ce jeu-là. Le cerveau, qui doit organiser le corps de façon à atteindre la cible, a donné un ordre négatif : ne la mets pas dans le filet. Et bien sûr, le corps fait le contraire. La spécificité de ces joueurs d'exception fait que les mauvais ordres arrivent le plus tard possible. Dans ce même jeu, Federer claque trois services gagnants et remporte le match. Les joueurs moins forts ne vont pas se rendre compte qu'ils sont entrés en mode négatif."
Même les cracks sont sur une ligne de crête. Demandez à Jean-Philippe Vaillant de désigner le joueur le plus solide mentalement sur le circuit, il répond sans hésiter Djokovic. Pourtant, le Serbe a connu une saison cataclysmique il y a deux ans. "Je l'avais vu à Roland-Garros, ce n'était pas le même joueur. Mais ne cherchez pas, c'est l'année où il a eu des problèmes avec sa femme. Quand on voit Federer qui transbahute sa famille sur tous les continents, une des clés de son succès repose sur cette cellule familiale très équilibrée."
Une modification d'importance sur le circuit a aussi joué un rôle non-négligeable pour la longévité des papys du tennis : les surfaces dites "rapides" (gazon, dur, synthétique) ont évolué et sont devenues plus "lentes", la balle y rebondissant un peu plus lentement. "Ça réduit l'importance du service, et entraîne une prédominance du jeu de fond de court et un allongement des points", souligne la statisticienne Stephanie Kovalchik qui tient le site On the T (en anglais).
Du coup, on passe d'un jeu basé sur l'explosivité à un autre qui favorise l'endurance. Comme pour le marathon par exemple, ce sont des disciplines dominées par des athlètes plus âgés qui ont dépassé la trentaine.
Stephanie Kovalchikà franceinfo
Cette dernière observe que l'âge moyen du Top 100 (trois ans de plus depuis 2002) et l'âge moyen du Top 1 000 (deux ans de plus depuis 2002) suivent la même tendance. La tendance est-elle irréversible, Dominic Thiem, Alexander Zverev et consorts vont-ils à leur tour dominer jusqu'à leurs 40 printemps ? La statisticienne Stephanie Kovalchik se garde bien de donner un avis trop tranché : "Dans la jeune génération figurent plusieurs joueurs comme Zverev ou Tsitsipas qui font une tête de plus que les membres du 'Big 3'. Un avantage qui pourrait leur permettre de développer un jeu plus agressif, même sur terre battue. S'ils relancent la mode du style offensif, on pourrait voir de nouveau des joueurs briller plus jeunes." Et renvoyer les papys du tennis à la condition de dinosaures d'une autre époque...
Commentaires
Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.