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Roland-Garros : mais pourquoi les joueurs de tennis crient-ils ?

Ne l'ébruitez pas, mais il y a des raisons scientifiques, historiques et même psychologiques à tous ces "ahhh-hiiiiii".

Article rédigé par Pierre Godon
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 8min
La joueuse russe Maria Sharapova lors d'un match face à Mirjana Lucic-Baroni, à Rome, le 16 mai 2017. (MAX ROSSI / REUTERS)

"Forzaaaa" crie "Kiki" Mladenovic après chaque point. "Ah-heuuuu" lâche, guttural, Rafael Nadal quand il envoie une frappe lourde du fond du court. Les tympans des spectateurs de Roland-Garros sont pourtant relativement épargnés puisque Maria Sharapova, Victoria Azarenka et Serena Williams, les plus grandes voix du circuit féminin, se sont fait porter pâles pour l'édition 2017 du tournoi. Mais est-ce que ça sert vraiment à quelque chose de crier comme un putois quand on lâche un revers long de ligne ? Pesons le pour et le contre.

La pionnière, Monica Seles

Les vétérans du circuit datent le début des joueurs-crieurs aux alentours des années 1960. Quand Vicki Palmer déboule sur le circuit américain en accompagnant ses coups d'un grognement, elle hérite aussi du surnom de "Grunter", "la Grogneuse". Suivront Jimmy Connors, Andre Agassi et surtout Monica Seles. En 1992, la jeune Yougoslave de 18 ans déboule à Wimbledon avec l'étiquette de n°1 mondiale que rien n'arrête. Du coup, tout est bon pour freiner la joueuse à abattre. En quart de finale, Nathalie Tauziat se plaint à l'arbitre de ses grognements. "On était à 3-3 dans le deuxième set, je l'ai expédiée 6-3", raconte Seles. Le lendemain, en se rendant à l'entraînement, Seles passe devant un kiosque à journaux : "ils ne parlaient que de moi, et tous avaient le mot "grunt" – grognement – dans le titre". 

En demi-finale, elle se retrouve face à Martina Navratilova. Au bout d'un set, la joueuse américaine n'y tient plus et demande à l'arbitre d'intervenir pour que son adversaire baisse d'un ton. "Je me demandais quand intervenir, à la fin du set, après le match... J'ai perdu patience", explique des années plus tard Navratilova à ESPN. L'arbitre demande à Seles de crier moins fort. "On s'était affrontées une demi-douzaine de fois avec Martina, et ça ne lui avait jusque-là jamais posé problème", grognera Seles dans son autobiographie Getting the Grip. En sourdine, Seles expédie Navratilova dans la troisième manche. En finale, face à Steffi Graf, elle n'ouvrira pas la bouche. L'Allemande lui coupe le sifflet 6-2, 6-1. Aujourd'hui encore, Seles qualifie ce vœu de silence de "pire décision de [s]a carrière."

"Vas-y, crie plus fort"

Ainsi débute l'ère du joueur-crieur. Inspirée par Agassi ou Seles, une génération de manieurs et de manieuses de raquette allait ponctuer toutes ses frappes d'un cri rauque, aigu, guttural. Et parfois, comme la Russe Irina Khromacheva, changer de cri à chaque coup, ce qui perturbe encore plus les spectateurs. "J'adorais la façon de jouer de Seles, j'adorais sa façon de crier", confiera Serena Williams à ESPN. "Mon cri s'inspire un peu du sien." Le cri de la Yougoslave, naturalisée américaine en 1994, élégamment comparé par un commentateur à "celui d'une dinde de Noël sur le point de passer à la casserole", est devenu iconique. Au point d'avoir été le ressort d'une pub particulièrement drôle d'American Express. Pas au point d'avoir été déposé, comme le rugissement du lion de la Metro Goldwyn Meyer, mais presque...

Monica Seles a fait école : Maria Sharapova a été mesurée à 101 décibels, Venus Williams autour de 95 db, Victoria Azarenka, 105. La BBC a lancé un "grunt-o-meter" pour que les spectateurs puissent mesurer la puissance des cris en direct, et a longtemps cherché une solution technique pour couvrir ce bruit, comme l'avaient fait les chaînes de télé du monde entier pendant le Mondial sud-africain de foot face aux vuvuzelas. Aujourd'hui, Maria Sharapova explique qu'elle ne pourrait pas s'empêcher de crier, car cela fait partie de son jeu "depuis qu'elle a 4 ans." "Vas-y, crie plus fort", lui a un jour lancé l'Américaine Ashley Harkleroad, provoquant l'hilarité du public. Le cri est devenu la norme, au point qu'en 2003 le Daily Telegraph saluait la victoire "sans bruit" de Roger Federer à Wimbledon.

Crier plus fort, c'est frapper plus fort

Les scientifiques ont fini par se pencher sur la question. Une étude montre que crier en frappant la balle augmente sa puissance de 4% (5% au service, veut croire une autre étude). Comme au javelot ou au lancer du poids, quand le thorax se relâche au moment de l'effort. Sauf que la comparaison avec le javelot s'arrête là : "dans ce sport, l'athlète produit son effort maximal, puis récupère pendant 5 à 10 minutes, avant de le reproduire seulement cinq fois. En tennis, il y a des centaines d'efforts à chaque heure, qui requièrent plus de finesse que de force brute", nuance Victor Thompson, spécialiste de physiologie du sport dans le Telegraph

Plus intéressant, une autre étude britannique montre que crier pourrait perturber l'adversaire. Le temps de réaction augmente d'un tiers, et l'adversaire a plus de mal à deviner où va partir la balle. Crier reviendrait-il à camoufler son coup, dans un sport qui se joue beaucoup à l'oreille ? Ivan Lendl élevait la voix contre le barouf d'Andre Agassi en 1988 : "Quand il lâchait un coup, son cri était bien plus fort que le bruit de la balle. Ça perturbait mon temps de réaction". De là à y voir un atout de la panoplie du tennisman, comme le lift, il n'y a qu'un pas."Je pense que certaines joueuses grognent exprès en match, car elles restent silencieuses à l'entraînement", dénonçait la (silencieuse) Danoise Caroline Wozniacki.

Retour du silence dans une génération ?

Les coachs apprennent-ils à leurs joueurs à crier pour gratter les petits avantages qui font les grandes victoires ? "Quand c’est appris, comme on le voit dans certaines académies, cela touche au rituel, voire à la superstition, avec l’idée que si on ne crie pas, on ne va pas bien jouer", avançait Makis Chamalidis, psychologue de la fédération française dans Le TempsAccusé, Nick Bollettieri (dont l'académie a formé les crieurs Agassi et Sharapova, entre autres) nie. N'empêche, le médecin de sa structure a rédigé une note dans laquelle il exhorte les joueurs à ne pas "utiliser cet avantage injuste et inique". Vince Spadea, un ancien joueur américain, n'a pas la même expérience : "J'ai eu un coach qui me disait de crier sur chaque coup, comme ça, même si je perdais le match, j'avais eu l'air de tout tenter", raconte-t-il à ESPN. Méthode Coué ? Le Canadien Daniel Nestor s'est ainsi mis à crier en cours de carrière. Il a atteint son meilleur classement, la place de n°1 en double, après dix ans en pro et quelques mois de cris. 

Le sujet revient régulièrement – plus souvent chez les dames que chez les hommes, comme si un râle viril passait mieux qu'un cri aigu – mais comment pénaliser les joueurs ? Il existe des pénalités pour comportement incorrect, jamais appliquées. A la WTA, on table sur la baisse du niveau sonore... pour la prochaine génération de joueuses, qui auraient la bonne idée de s'inspirer des taiseux. A l'académie Bollettieri, on développe de nouvelles techniques de respiration pour jouer sans bruit. Le mal est-il déjà fait ? Une petite fille de 9 ans s'est fait exclure de son club, en Australie, sous prétexte qu'elle criait trop fort raquette en main...

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