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Tour de France : les "forçats de la route" sont-ils sous-payés ?

Si les conditions salariales se sont améliorées depuis le reportage d'Albert Londres en 1924, la précarité et les inégalités sont toujours de mise dans ce sport pas si collectif.

Article rédigé par Pierre Godon
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 8min
Le coureur français de l'équipe AG2R-La Mondiale Blel Kadri, lors de sa victoire d'étape entre Tomblaine (Meurthe-et-Moselle) et Gérardmer (Vosges), le 12 juillet 2014.  (CHRISTIAN HARTMANN / REUTERS)

"Nous sommes des prolétaires !" Cyrille Guimard, coureur et patron du syndicat des coureurs cyclistes français, lance ce cri en 1974. Depuis, l'image des "forçats de la route", terme qu'a inventé Albert Londres après avoir vécu une étape du Tour en 1924, demeure dans les esprits, suivie juste après par l'étiquette des "smicards du sport" qu'on a accolée aux coureurs dans les années 1980. Est-ce une légende ou une réalité ?

"Un fanion et une centaine de francs" pour une victoire

Lors du premier Tour de France, en 1903, les coureurs pédalent pour la gloire, ou presque. Un des engagés, Jean Dargassies, forgeron à Brignoles (Var), plaque tout pour disputer le Tour. Il fait partie des 21 courageux qui finissent l'épreuve, sur les 60 au départ. Montant de ses gains : 95 francs de frais de séjour et 50 francs de primes pour trois semaines d'effort. A l'époque, le salaire d'un ouvrier est de 2 francs de l'heure... 

Si les salaires des leaders grimpent petit à petit - Eddy Merckx perçoit l'équivalent de 6 000 euros par mois dans son équipe Molteni - ceux des équipiers restent désespérément bas. A la même époque, un grand espoir du cyclisme belge, Jean-Luc Vandenbroucke, se souvient dans L'Equipe qu'il gagnait "270 000 anciens francs français par mois, soit 430 euros. Je n'étais pas mieux payé qu'un autre. A l'époque, une étape dans le Tour rapportait un fanion et une centaine de francs." Qu'il fallait partager entre tous les équipiers. Bernard Thévenet, double vainqueur du Tour, en 1975 et 1977, touchait "le salaire d'un cadre", se souvient Roger Legeay, coureur dans les années 1970 devenu directeur d'équipe.

"Plus d'argent que tu n'as jamais imaginé"

Les équipiers marchent "à la musette". Les directeurs sportifs leur imposent un salaire fixe très bas, et ils améliorent l'ordinaire en gagnant des étapes ou en brillant sur les critériums, une série de courses sur circuit qui s'étire tout l'été après le Tour de France, et où les coureurs sont payés pour participer et pour gagner. "Tu as vite compris, dans le métier, que tu ne gagneras pas beaucoup de courses, raconte, désabusé, un coureur qui a tenu à rester anonyme dans le Nouvel Obs, en 1977. D'abord à force d'aider ton leader, tu n'as plus de jus pour flinguer à proximité de l'arrivée. Ensuite, même accroché au bon wagon, l'échappée victorieuse, tu n'as pas d'argent pour acheter la victoire", explique-t-il en référence à une pratique de l'époque via laquelle les coureurs achetaient leur victoire auprès de leurs compagnons d'échappée.

Les choses changent quand Bernard Tapie déboule - il n'y a pas d'autre mot - dans le cyclisme. L'homme d'affaires débauche d'abord Bernard Hinault, puis le grand espoir américain Greg LeMond pour les intégrer dans la même équipe. Son argumentaire est efficace : "Tu vas gagner plus d’argent que tu ne l’as jamais imaginé." Contrairement à tous les usages, Tapie rend public le montant du contrat de l'Américain, un million de dollars sur trois ans (soit plus du double de ce que touche Hinault, quadruple vainqueur du Tour, pourtant dans la même équipe). Vent de fronde dans le peloton. "Des équipiers, jusque-là payés juste au-dessus du smic, réclament aussitôt 50 000 francs par mois, ce que leurs employeurs sont dans l'incapacité de leur donner", écrit Airy Routier, dans son livre Le Phénix, le retour de Bernard Tapie.

Encore des coureurs à "2 francs du kilomètre"

Greg LeMond, qui a remporté trois fois la Grande Boucle, pense signer le "contrat du siècle" avec l'équipe "Z", à 1,8 million annuel en 1990. Ce n'est que le début d'une inflation galopante des salaires pour les têtes d'affiche. Laurent Jalabert, un cran en dessous de LeMond en terme de palmarès, le dépasse déjà en 1997, d'après L'Expansion. Comme le remarque Jean-Luc Vandenbroucke dans L'Equipe, "Axel Merckx a dû gagner plus d'argent qu'Eddy [son père]." Pourtant, le rejeton n'a remporté qu'une poignée de courses, quand le paternel affiche onze grands tours à son palmarès. 

Alberto Contador à l'issue de l'étape des pavés du Tour de France, entre Ypres (Belgique) et Arenberg (Nord, France), le 9 juillet 2014.  (LIONEL BONAVENTURE / AFP)

Aujourd'hui, Alberto Contador est le coureur le mieux loti du peloton, avec environ 4 millions d'euros annuels. Et les équipiers dans tout ça ? Un salaire minimum a été instauré en 2002 - une revendication du peloton depuis 1957. Il s'élève à l'époque à 20 000 euros annuels, soit "2 francs du kilomètre" sur le Tour pour un néo-pro tel Samuel Dumoulin, comme le rapporte Libération. Aujourd'hui, ce montant est passé à 29 500 euros pour une équipe participant au Tour de France. Une majorité des coureurs de la modeste formation Bretagne-Séché sur le Tour 2014 sont à ce tarif, a reconnu le directeur sportif Emmanuel Hubert dans Le Parisien. D'après l'Union cycliste internationale, le salaire moyen tourne autour de 12 000 euros mensuels, ce qui situe le cyclisme en France au-dessus du basket, mais en dessous du rugby et bien sûr du football dans la grille des salaires du sport.

"Changez de métier"

Les différences sont encore criantes dans le peloton : la masse salariale de l'équipe Sky, dévoilée par le site spécialisé The Inner Ring (en anglais), représente trois fois le budget d'une équipe comme Europcar, qui compte dans ses rangs Thomas Voeckler et Pierre Rolland. Certaines équipes étrangères rémunèrent leurs coureurs comme travailleurs indépendants pour rogner sur les impôts. La Belgique n'a mis un terme à cette pratique qu'en 2013, relève La Dernière Heure.

Dans le documentaire "Le Prix de l'échappée" diffusé sur France 2, Steve Chainel, coureur d'AG2R La Mondiale, explique gagner "entre 130 000 euros et 180 000 euros annuels suivant les primes". En fin de contrat et écarté par son équipe, il sait que sa valeur marchande décroît au fur et à mesure que l'échéance de son contrat approche. Surtout si les résultats ne viennent pas.

Le chômage et la crise sont des réalités qui touchent durement le peloton.  "En juin, certains coureurs avaient des propositions à 200 000 euros par an. Aujourd’hui, ils sont à 40 000 euros", racontait en novembre 2013 l'agent de coureurs Michel Gros, sur 20minutes.fr. Une vingtaine de coureurs français sont actuellement sur le carreau, sur 120 pros. Au total, une centaine de coureurs n'ont pas d'équipe en Europe. 

La précarité touchait déjà le peloton des décennies plus tôt : en 1974, sur 99 coureurs pros français, une cinquantaine fut au chômage après l'arrêt de plusieurs équipes emblématiques, comme Bic. Le Nouvel Obs résume leurs rendez-vous avec l'ancêtre de Pole emploi. "Le plus souvent, les indemnités chômage sont refusées aux cyclistes professionnels, à qui l'on conseille simplement de changer de métier." L'après-carrière est toujours aussi délicat. Beaucoup d'anciens pros qui ne sont pas restés dans le milieu ouvrent un magasin de vélos ou acceptent le premier job venu, faute de qualifications. Comme le coureur irlandais Ciaran Power, qui raconte sur le site spécialisé Sticky Bottle : "Je suis passé d'interviewer sur RTE, la télévision irlandaise, à accepter un petit job au smic dans une usine le lundi suivant. C'était très dur."

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