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Tour de France : une petite histoire de la pause-pipi

N'allez pas croire que la pause-pipi, c'est dix cyclistes qui s'arrêtent sur le bord de la route. C'est beaucoup plus que ça.

Article rédigé par Pierre Godon
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 8min
Trois coureurs du Tour de France en pleine pause-pipi, lors de l'étape Troyes-Nancy, le 7 juillet 2005. (FRANCK FIFE / AFP)

Scène habituelle de début d'étape. Une échappée a pris quelques minutes d'avance, le peloton a encore 150 km pour mener la chasse. Le maillot jaune se retourne. Le peloton comprend le signal... et les coureurs qui en ont envie s'arrêtent sur le bord de la route pour se soulager. Pas d'autre solution quand on passe cinq à six heures par jour sur un vélo - sans compter la petite heure protocolaire en début d'étape et les éventuelles interviews une fois la ligne d'arrivée franchie. La pause-pipi fait partie intégrante du métier de cycliste... et de l'histoire du cyclisme. Voici son histoire.

"Je me suis déjà fait pisser dessus"

L'article 12.1.040.29 du règlement de l'Union cycliste internationale est formel. Tout coureur repéré par les commissaires en train d'uriner devant des spectateurs écope d'une amende de 100 francs suisses (environ 80 euros). C'est - de loin - l'amende la plus répandue dans le peloton. Trouver des endroits déserts sur le bord de la route du Tour de France - 12 millions de spectateurs - relève de la gageure. Un commissaire de course justifiait sur RFI l'amende infligée au coureur français John Gadret en 2011 : "Il s'est arrêté dans le jardin d'une maison. Or, il y avait des gens à l'intérieur. Il faut chercher un lieu plus discret. Il faut qu'il comprenne qu'il faut travailler l'image du cyclisme en général."

Lorsque le peloton est lancé à vive allure, deux options : attendre jusqu'à l'arrivée. Ou se soulager sans descendre de vélo. "Ça demande un peu d’entraînement, mais c’est faisable", explique le Belge Philippe Gilbert à la RTBF. Quand vous voyez trois coureurs qui se tiennent par l'épaule, les deux qui ne pédalent pas sont en train d'uriner. En général, les incontinents évitent le milieu du peloton. En général. "Je me suis déjà fait pisser dessus, c'est sûr, sourit le coureur australien Michael Rogers, interrogé par la télévision australienne (en anglais). Ce n'est pas intentionnel, mais ça arrive. Un petit coup sur le casque de l'intéressé résout le problème." 

Attaquer pendant la pause-pipi, à vos risques et périls

Le code d'honneur - non écrit - du peloton stipule qu'on n'attaque pas pendant une pause-pipi. "Parfois, le maillot jaune en abuse, rappelle Sean Yates, directeur sportif de l'équipe Discovery Channel, dans le New York Times (en anglais) en 2007. Il peut commander plusieurs arrêts alors que son équipe est en difficulté." Comme tout code d'honneur non-écrit, il n'est pas toujours respecté. Jacky Durand, baroudeur emblématique du peloton dans les années 1990-2000, se confesse dans le journal suisse Le Gruyère : "C’est le moment que je choisissais pour partir." Ce qui lui a valu un contentieux avec Laurent Jalabert, maillot jaune au début de Tour de France 2000, qui l'a perdu sur une pause-pipi au timing malheureux : "Je remonte sur le vélo mais, le temps de prendre en main la poursuite, les échappées ont creusé l'écart, raconte-t-il dans France Soir. Comme personne ne veut nous donner un coup de main, Manolo Saiz, mon directeur sportif, décide de les laisser filer. J'ai perdu le maillot jaune sur un coup en traître. Ça m'a donné les boules."

Ce genre de coup pendable peut valoir à l'intéressé une rancune tenace de la part de ses pairs. "Si le peloton ne veut pas que tu gagnes, tu ne gagneras jamais", rappelait le coureur américain Frankie Andreu dans le Los Angeles Times (en anglais). Le cas le plus célèbre de vengeance du peloton remonte au Tour de France 1978. Le coureur Dante Coccolo brise le tabou en attaquant pendant une pause-pipi massive sur l'étape Bordeaux-Biarritz. "Il faisait ça tout le temps, il trouvait ça amusant, se souvient l'ancien coureur Paul Sherwen, cité par Fortune (en anglais). Mais quand vous attaquez pendant que vingt ou trente gars urinent, vous vous faites vingt ou trente ennemis." Quand arrive le tour de Coccolo de stopper pour un besoin naturel, deux coureurs qui s'étaient laissés décrocher du peloton empoignent son vélo, l'emportent sur plus d'un kilomètre, et le jettent dans un champ, le plus loin possible. Coccolo termine avant-dernier du Tour, et ne participa plus jamais à la Grande Boucle. 

"Si je ne m'arrête pas pisser, je ne prends pas le maillot jaune"

Le coureur luxembourgeois Charly Gaul lors d'une étape de montagne du Tour d'Italie, le 4 juin 1957. (GAMMA-KEYSTONE / GETTY IMAGES)

Le Tour d'Italie 1957 est entré dans la légende à cause d'une pause-pipi. Le leader du classement général, le Luxembourgeois Charly Gaul s'arrête sur le bas-côté lors de la montée du Monte Bondone. Aussitôt, Raphaël Géminiani tape sur les fesses de son leader, le Français Louison Bobet, l'enjoignant à passer à l'attaque. Gaul ne reviendra jamais, perd le Giro et gagne le sobriquet de "Chéri-Pipi", inventé par les Français. Le soir, il lâche à Bobet : "Je suis un ancien boucher, tu l'as peut-être oublié. Je vais vous ouvrir le ventre." Il se venge en se mettant au service de l'Italien Nocentini - qui n'hésitait pas à se faire pousser par les spectateurs dans les cols, sous  le regard bienveillant des commissaires de course... italiens. Bobet termine second du classement général, à 19 malheureuses secondes du leader Nocentini. Conclusion d'un journaliste français : "Le Giro s'est joué sur une poussette et sur une pissette."

Les plus belles épopées se jouent parfois à un rien. Prenez Vincent Barteau, maillot jaune surprise du Tour 1984 : "C'était mon premier Tour de France, j'étais dans le peloton avec Greg LeMond, on s'est arrêtés tous les deux à un moment pour un besoin naturel, raconte-t-il au Monde. Ça a attaqué au même moment. Ça ne m'a pas plu, je suis remonté en tête du peloton, j'ai rattrapé le mec qui avait attaqué au moment où on pissait, j'ai fini avec dix-sept minutes d'avance et j'ai pris le maillot jaune. En fait, ce jour-là, si je ne m'arrête pas pisser, je reste en centième position, je ne prends jamais le maillot !" Il le garde douze jours.

"Passe-moi ta casquette !" "Pour quoi faire ?"

Reste le cas - délicat - de la grosse commission. Le coureur français Arnaud Démare a trouvé la parade en utilisant les toilettes d'un camping-car de supporters, samedi 19 juillet, entre Grenoble et Risoul. Mais bien souvent, c'est le système D qui prédomine, avec du papier journal ou des lingettes pour bébé - un truc du coureur américain Christian Vandevelde - dans le meilleur des cas. Le sprinter australien Robbie McEwen raconte au site australien The Roar (en anglais) : "Je n'avais pas de papier. J'ai donc utilisé ma casquette, que j'ai balancée ensuite."

Les leaders, eux, sont contraints de ne pas quitter leur selle, ni leur cuissard souillé. La pire anecdote est racontée dans le livre Slaying the Badger (en anglais), consacré au Tour de France 1986. Sur une étape de plaine, Greg LeMond s'est laissé décrocher en fin de peloton, entouré par ses équipiers. LeMond, victime d'une diarrhée causée par une pêche croquée avant le départ, ordonne à un de ses équipiers : "Passe-moi ta casquette." La réponse - "Pour quoi faire ?" - est superflue. La casquette de l'équipier n'y suffit pas. "Ça coulait sur ses jambes", se rappelle un de ses équipiers, Paul Kimmage, dans son livre Rough Ride. "L'odeur était épouvantable. Moi, j'aurais abandonné, mais lui pouvait gagner le Tour de France. Je suppose que c'est ça qui fait la différence." LeMond a bien fait de ne pas renoncer. Quelques jours plus tard, il remportait son premier Tour de France.

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