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RECIT. "C'était une aventure avant d'être une course" : quarante ans après, les skippers racontent la première Route du Rhum

Pierre Godon le dimanche 4 novembre 2018

Le trimaran "Olympus Photo" de Mike Birch prend le dessus sur le massif monocoque "Kriter V" de Michel Malinovsky dans les derniers hectomètres de la Route du Rhum 1978, au large de Pointe-à-Pitre (Guadeloupe). (STAFF / AFP)

Ils seront encore des milliers à se presser sur les quais de Saint-Malo, sous le crachin breton de novembre, pour apercevoir les nouveaux héros : la quarantaine de navigateurs au départ de la 11e édition de la Route du Rhum, dimanche 4 novembre. Record à battre : à peine une semaine. Les amoureux de voile suivront la course sur une application en ligne, où les positions des bateaux sont indiquées minute par minute grâce aux balises GPS. Il y a pile quarante ans, pour la première édition, les conditions étaient tout autres. Beaucoup de marins sont partis avec une carte et un sextant, sans radio, sans expérience, sur le bateau familial et en posant des congés. L'un d'eux n'en est pas revenu, d'autres ne veulent plus en entendre parler, mais tous ont été marqués par cette épreuve. Peut-être la dernière fois qu'on a pu parler d'"aventure" sans galvauder le terme.

Naissance d'une idée folle

Eric Tabarly, star de la voile dans les années 70, défile sur les Champs-Elysées après sa victoire dans la Transat anglaise de 1976. Mais les Britanniques modifient les règles de la course : ce qui ouvre la porte à une grande transatlantique française. (JACQUES PAVLOVSKY / SYGMA)

"Comme souvent, l'idée est née lors d'un déjeuner entre copains." Florent de Kersauson, frère de, est à table avec son vieux copain Bernard Hass, au milieu de l'année 1975. Les deux se sont connus lors de leurs études, avant de prendre des chemins différents. Le premier émarge dans une banque, le second travaille pour le Syndicat des producteurs de sucre et de rhum des Antilles. Hass est chargé de trouver des idées pour booster la notoriété du tord-boyaux ultramarin. "Tu sais, on dépense un fric fou pour une opération qui s'appelle "la poële d'or" [une sorte de concours culinaire], lui lance Hass entre la poire et le fromage. Qu'est-ce qu'on pourrait faire pour mieux promouvoir le rhum ?" La réponse de Kersauson frère fuse : "Pourquoi pas une course à la voile vers les Antilles ?"

Comme Olivier, Florent a tiré des bouts et affalé des voiles sous les aboiements d'Eric Tabarly, le parrain de la voile française. Un Tabarly qui s'est fait un nom – et s'est même offert une remontée triomphale des Champs-Elysées – sur des courses organisées par des Anglo-Saxons. Ces derniers viennent justement de modifier les règles de la Transat anglaise, en interdisant aux bateaux dépassant une certaine taille de concourir. Comme par hasard, cette manœuvre disqualifie les deux favoris... français, Tabarly mais aussi Alain Colas et son monumental Club Med, de 72 mètres de long. La grogne monte dans le camp français et Kersauson sait le terreau propice chez les navigateurs.

Du côté des autorités, l'accueil est tiède. Les instances qui régissent la voile voient surtout les risques d'une traversée de l'Atlantique en solitaire, les autorités pestent car la France a signé un tas de règlements internationaux que cette course va enfreindre, notamment sur la veille 24h/24 à bord des navires. "Sans parler du fait, qu'à l'époque, il était inconcevable de déranger les chalutiers pour une course de voiliers", soupire Kersauson.

Comme pour toutes les idées nouvelles, il a fallu le temps que ça infuse.

Florent de Kersauson

Le promoteur Michel Etevenon se fait désirer un an avant de dire oui et de mettre son puissant réseau en branle. Les rhumiers de Guadeloupe, pourtant nettement minoritaires dans le syndicat, infusent plus vite que ceux de Martinique, et obtiennent que l'arrivée se déroule à Pointe-à-Pitre. Bordeaux, le principal port rhumier français, ne manifeste pas beaucoup d'intérêt. Le départ aura donc lieu à Saint-Malo. "Saint-Malo voulait vraiment la course, donc on s'est dit 'on s'en fout pour la cohérence historique'", sourit Kersauson.

Problèmes de riches, problèmes de pauvres

Le promoteur Michel Etevenon, co-créateur de la Route du Rhum, avec les navigateurs Chay Blyth et Olivier de Kersauson, sur les quais de Saint-Malo en 1978. (MAXPPP)

Trois ans après ce fameux déjeuner, en 1978, ils sont 38 à prendre le départ de cette première édition sous les remparts de la cité corsaire. Le patron de la course, Michel Etevenon a mis la main à la pâte pour convaincre les vins Kriter, une des marques de son écurie, de construire non pas un, mais deux bateaux. Le premier, un multicoque, est barré par un Olivier de Kersauzon qui n'a pas son pareil pour vendre son CV, Etevenon le cite dans son livre La Saga des Kriter"Si vous aviez un multicoque performant, mené de main de maître par un coureur de talent, moi par exemple... Non, moi tout court, votre jour de gloire est arrivé !" Le second, un monocoque, avec comme skipper Michel Malinovsky, dit "Malino", qui a su convaincre son sponsor de ne pas mettre tous ses oeufs dans le même panier : "Vous aurez un multicoque révolutionnaire et un monocoque révolutionnaire. Soit deux chances de gagner."

Chez l'une des autres têtes d'affiche, l'ambiance est plutôt morose. Alain Colas est la star de la voile française. Mais le marin aux rouflaquettes connaît une passe difficile et doit se débrouiller sans son fameux Club Med, déjà à Tahiti, où il sert d'hôtel flottant. Va pour Manureva, un bateau dont il connaît chaque recoin. "Un brave trimaran pourtant affaibli par les coups de boutoir des millions de vagues qu'il avait tapées autour du monde", écrira le Canadien Mike Birch dans son autobiographie, J'ai chevauché les océans.

Si, pour le grand public, Colas fait figure de favori, dans le milieu sa cote est nettement plus basse. La faute à un accident en 1975, où un câble avait sectionné le pied d'Alain Colas, qui devait refaire son bandage tous les jours. "Je me demandais vraiment s'il pouvait prendre le départ, raconte Félix Aubry de la Noë, son joker en cas de pépin. Je me préparais au cas où... mais il ne m'aurait laissé la place pour rien au monde." Colas, jusque-là jovial et bon communicant, n'est plus lui-même, comme écrasé par la pression de son millier de créanciers. Cette Route du Rhum, première course à être dotée d'une dotation substantielle, il doit la gagner.

C'était la roulette russe pour lui, avec ce pied coupé.

Félix Aubry de la Noë, joker d'Alain Colas

Les dernières heures sont tendues, se souvient le remplaçant. "Après son accident, on ne reconnaissait plus le personnage, devenu narcissique, désagréable. Il faisait peur à ma femme. Il savait qu'il devenait infirme. Peut-être savait-il qu'il n'avait plus d'avenir dans la voile."

Le sponsoring en est encore à ses balbutiements. Pour Yves Le Cornec, tout se passe comme sur des roulettes. Le gamin a tapé dans l'œil d'Eugène Riguidel, un marin confirmé de l'époque, qui lui a confié un de ses vieux bateaux. Arrive sur le quai un journaliste de VSD, sponsor du navire de Riguidel, qui voit tout de suite le potentiel marketing de Le Cornec. Pensez, le jeunot a 19 ans à peine et collecte des lettres de recommandation des skippers pour qu'il puisse obtenir une dérogation au règlement. L'âge minimum étant 21 ans. Ni une, ni deux, il passe le mot au Journal de Mickey, qui saute sur l'occasion. "Ils m'ont fait un chèque sur le coin d'une table, ça se passait comme ça à l'époque. Ce n'était pas une fortune, mais ça m'a permis d'acheter de nouvelles voiles." Un vrai parcours initiatique pour le Breton, qui fait l'aller-retour à Paris.

A l'époque, je n'avais pas de compte en banque, je vivais rarement avec plus du billet de 100 francs qui traînait dans ma poche.

Yves Le Cornec

La preuve : "Ce soir-là, quand je me suis rendu au guichet, gare Montparnasse, j'ai dû demander cinq francs à la personne derrière moi dans la queue pour payer mon billet retour."

Des problèmes de riche à côté de ce qu'endure Philippe Poupon. L'autre "gamin" a bien un bateau, mais pas la somme nécessaire pour s'inscrire. Il est amarré quai Vauban, sous les remparts de Saint-Malo, avec les participants déjà inscrits en bonne et due forme, comme en sursis. Ses pistes s'évanouissent les unes après les autres et son moral coule à pic. "Deux jours avant le départ, Michel Etevenon finit par me demander de changer de ponton, se souvient Poupon. Je vais noyer mon chagrin dans un bar." C'est à ce moment-là que tout se débloque : le promoteur prend pitié du marin et lui avance la moitié de la somme. Dans le même temps, la municipalité décide d'aider ce jeune skipper sans le sou et lui vote une subvention en catastrophe. Unique contrepartie, le bateau sera renommé Saint-Malo-Pointe-à-Pitre. Avant une dernière formalité : "On a baptisé le bateau dans la foulée, raconte Jacques Guihard, le maire-adjoint de la cité corsaire, en dégotant une bouteille de champagne, qu'a lancée la compagne d'Eric Tabarly."

Veillée d'armes

Le navigateur français Michel Malinovsky à la barre de son monocoque "Kriter V", sur la Route du Rhum 1978. (HENRI BUREAU / SYGMA)

Quelques jours avant le départ, l'heure est aux préparatifs. Pour certains, il n'y a pas de temps à perdre. Le marin suisse Pierre Fehlmann a dû aller récupérer son bateau en Italie, en découvrant sur place que son propriétaire avait modifié l'habitacle spartiate pour en faire un navire d'agrément. Sans parler du fait qu'il n'a pu le roder qu'en septembre, le proprio voulant se dorer sur le pont, au soleil de Méditerranée, pendant tout l'été. Michel Malinovsky a dû bricoler trois fois sa coque sur le chemin vers Saint-Malo. Olivier de Kersauson n'hérite de son bateau que six semaines avant le départ. Florence Arthaud mobilise ses copains pour bricoler son navire et souffle ses 21 bougies une semaine avant le départ.

Les habitants de Saint-Malo ont pris la mesure de l'évènement. Les commerçants, moins. Les bars n'ont pas recruté plus de personnels et ça se sent. Michel Malinovsky se souvient de quais jonchés de papiers gras et de cadavres de bouteille, Yves Le Cornec décrit un Saint-Malo à feu et à sang. "A 21 heures, les bars mettaient tout le monde dehors pour nettoyer..." Du côté des hôtels, c'est pire. Un skipper, qui avait déposé son sac dans son hôtel avant de s'occuper de son bateau au matin, a eu la surprise de découvrir au soir son bagage posé devant la porte de l'établissement, fermé sur caprice de la direction. Le tourisme sportif n'est pas encore entré dans les mœurs, raconte Jacques Guihard, qui se souvient avoir dû batailler avec les hôteliers pour qu'ils ouvrent leurs chambres au barnum du Tour de France en pleine saison, même si ce n'était que pour une nuit. "Comme pour la Route du Rhum, j'ai été obligé d'intervenir."

Florence Arthaud fait ses adieux à son père, Jacques, quelques minutes avant le départ de la première Route du Rhum, le 4 novembre 1978, à Saint-Malo (Ille-et-Vilaine). (JEAN-PIERRE PREVEL / AFP)

C'est le moment de charger la soute. Deux caisses de Médoc et 40 cannettes de bière pour "Malino", une montagne de Carambars pour Florence Arthaud... et même des croquettes pour chien pour Joël Charpentier qui voyage avec Tintin, son cabot. "La nourriture lyophilisée, ça n'existait pas à l'époque", sourit Yves Le Cornec, qui se souvient que c'était œufs à tous les repas à bord. "Ça conserve très longtemps." The place to be, c'est le petit monocoque de Jacques Palasset, qui travaille chez Promodès (aujourd'hui fusionné avec Carrefour) dans le civil. "Les skippers passaient chez moi goûter le saucisson, le foie gras, les meilleurs vins", sourit le marin d'eau douce, trois ans d'expérience sur l'eau à l'époque. "Dans mon bateau, j'avais de quoi tenir un siège."

Encore faut-il pouvoir accéder à son bateau. Le quai Vauban est noir de monde. "Pour moi qui étais habitué aux courses en Angleterre, où l'enthousiasme était mesuré, c'était incroyable. On était traité comme des rockstars ! Les gens nous acclamaient, nous posaient des questions. On pouvait passer la journée à discuter", s'enflamme Chay Blyth, le British de service. Les autorités sont totalement dépassées.

Quand j'y repense, c'est un miracle qu'on n'ait pas eu un mort.

Jacques Guihard, premier adjoint au maire de Saint-Malo à l'époque

L'édile poursuit : "Rien ! Pas un badaud n'est tombé à l'eau alors qu'on n'avait pas installé la moindre barrière..."

"Manureva" ne répond plus

Le navigateur Alain Colas à bord de "Manureva", le 29 mars 1974 à Saint-Malo (Ille-et-Vilaine) au terme d'une course autour du monde en solitaire. (- / AFP)

Pour qui veut rejoindre Pointe-à-Pitre depuis Saint-Malo, il existe plusieurs routes. La plus courte : un trait droit vers les Antilles. C'est celle qu'a choisie Michel Malinovsky, sûr de la puissance de son monocoque. Autre stratégie, filer plein Sud vers les Açores pour ensuite se faire remorquer par les alizés. Celle qu'a privilégiée la majorité de la flotte, les navires plus fragiles, comme les multicoques. Une fois définie dans les grandes lignes, la stratégie peut changer sur un détail.

Le multicoque de Mike Birch, Olympus Photo, lors du départ de la première Route du Rhum, à Saint-Malo, le 4 novembre 1978. (AFP)

Comme ce matin où Mike Birch, qui hésite à poursuivre plus au Sud, aperçoit Olivier de Kersauson qui ne se pose pas de question avec son multicoque plus rapide. Comme si adopter la même route revenait à accepter sa défaite, Birch vire de bord, plein Ouest. Une manœuvre décisive. Le Canadien expliquera à l'arrivée s'être aidé des bancs des poissons volants pour être sûr d'être dans les alizés. L'explication laissera perplexe Kersauson, qui a fait route un peu trop au Sud.

Comment voulez-vous rivaliser avec un type qui parle aux poissons volants ?

Olivier de Kersauson

En 1978, on s'oriente encore avec les poissons volants et les étoiles ; et nombreux sont ceux qui n'ont qu'une carte et un sextant pour savoir à peu près où ils sont, au beau milieu de l'Atlantique. Si calculer sa latitude à l'aide d'un sextant n'est pas très compliqué, déterminer sa longitude avec un chronomètre est une autre paire de manches. Le benjamin de la course, Yves Le Cornec, raconte ce moment où le doute s'est emparé de lui. "J'ai changé de mode de calcul. Au beau milieu de l'Atlantique. Et j'ai décidé de me tenir à ma nouvelle méthode, sans trop y croire. Le pire, c'est quand j'ai dépassé les vingt-cinq jours de course et que les vivres venaient à me manquer. Je vous passe les détails sur les escarres aux fesses à force de passer sa vie à la barre..." Plus expérimenté, Jean-Jacques Vuylstecker raconte les joies simples du marin en pleine mer : "Certains jours, rien ne me faisait plus plaisir que quand je franchissais une île qui était censée être sur mon chemin !"

Le PC Course, d'abord installé au Centre Pompidou à Paris, se transfère à l'hôtel Frantel de Pointe-à-Pitre, qui sert de ligne d'arrivée. Dans une des chambres se trouve François Goussard, un passionné de voile, informaticien dans le civil, qui a judicieusement calé une tournée dans l'île pour assister à l'arrivée. "Le PC Course était un lieu assez ouvert. A l'époque, il n'y avait pas de groupies. Les officiels avaient accroché une grande carte où ils pointaient les positions des participants, certains purement théoriques, car ils ne communiquaient pas à la radio. Comme Alain Colas par exemple."

La dernière photo de Manureva, le bateau d'Alain Colas, prise le 9 novembre 1978 au large des Açores. (JEAN-PIERRE PREVEL / AFP)

Le marin aux rouflaquettes intervenait chaque midi sur l'antenne de RMC. Jusqu'au 16 novembre. Ce onzième jour de course, Colas lâche : "Il n'y a plus de ciel, il n'y a plus de ciel" avant de cesser d'émettre. Dans son livre, Michel Malinovsky y voit une stratégie pour perturber ses concurrents. Il émet l'hypothèse avec Joël Charpentier : "Colas doit se livrer à la guerre psychologique." Son frère Jean-François résume le sentiment général : "Alain avait course gagnée après avoir franchi les Açores. Il allait entrer dans une zone de vents portants. Il avait fait jeu égal avec les monocoques sur la route du Nord, la plus courte, et il allait pouvoir exprimer toute la vitesse du bateau." Jusqu'au bout, Michel Malinovsky est persuadé qu'Alain Colas va surgir devant lui pour le coiffer au poteau. S'il a raison sur le scénario, il se trompe de personnage. 

Une régate pour conclure

Le Canadien Mike Birch accueilli en héros à son arrivée à Pointe-à-Pitre (Guadeloupe), au terme de la première édition de la Route du Rhum, le 28 novembre 1978. (FRILET/SIPA)

C'est Mike Birch et son trimaran de poche, qui se lance dans une improbable course-poursuite avec un voilier huit fois plus lourd que lui (17 tonnes contre 2). Le vent, inconstant, rajoute du suspense. A cinq heures du matin, à Fort-Royal, à l'ouest de l'île, "Malino" est en tête. Dépassé par Birch devant l'île des Pigeons deux heures après. A 8h20, Kriter V repasse en tête. On repense alors au pronostic de Tabarly, qui avait lâché à sa descente d'avion dans son style caractéristique : "Il n'y a qu'un marin, c'est Malinovsky, les autres, c'est de la merde." Tout faux.

Malinovsky navigue trop près des côtes, Birch lui porte le coup de grâce à 800 mètres de la ligne. "Sa main droite lâche un bref instant la barre d'Olympus Photo et me salue. Il passe. Il s'éloigne. Il gagne", écrit le malheureux Français. Birch s'impose pour 98 secondes, après 559 heures de course. Notre fan globe-trotter, François Goussard, n'a rien perdu de la scène. Et pour cause, il termine son dessert au restaurant du Frantel, là où est jugée l'arrivée. "Moi, j'étais très excité, j'avais préparé mon appareil photo, mes objectifs. Mais les autres clients du restaurant ne manifestaient pas d'intérêt particulier pour ce moment d'histoire sous leurs yeux. Il y avait bien quelques bateaux suiveurs derrière eux, mais aussi des gens qui faisaient de la planche à voile – et donc qui s'en fichaient pas mal – au milieu du chenal."

La cérémonie de remise des prix de la Route du Rhum, à l'arrivée à Pointe-à-Pitre (Guadeloupe), le 28 novembre 1978. (FRILET/SIPA)

Sur le podium, Birch le taiseux ne montre pas une joie démesurée. Pour ne rien arranger, Malinovsky tire une gueule de 10 pieds de long. Ce n'est pas le petit garçon qui lui a tendu une fleur et lui a dit "t'en fais pas. C'est toi qui as gagné" qui va lui remonter le moral. On jubile plus chez les officiels. Michel Etevenon a eu un final grandiose pour la première édition de sa course et juste à temps pour les journaux de 20 heures. La conseillère générale Lucette Michaux-Chevry se félicite du coup de projecteur sur son île. Et, comme le lâche dans Le Monde un connaisseur du milieu de la voile, "tout compte fait, pour l'avenir de la Route du Rhum, il valait mieux qu'un Canadien gagne. Les Britanniques, qui se méfient de tout ce qu'ils n'organisent pas, ne pourront pas dire que cette course a été truquée".

Une fois le protocole terminé, Malinovsky demande à Birch de monter à bord d'Olympus Photo pour "essayer son jouet stupéfiant". Le Canadien a lâché cette phrase cruelle au Français, qu'il reconnaissait comme le meilleur skipper du plateau : "Si tu avais eu mon trimaran, tu serais arrivé quarante-huit heures plus tôt." Ils n'ont pas navigué un mille nautique... que la dérive du trimaran casse. A quoi tient une victoire dans la Route du Rhum. Daniel Gilles, écrivain proche de Malinovsky, commentera, des années plus tard dans le magazine Voiles et voiliers : "Michel a certainement été amer de cet échec, mais, en même temps, ces 98 secondes lui ont valu une notoriété durable ; autant, sinon plus, que s'il avait gagné." 

Une bouteille à la mer

Alain Colas à la barre de Manureva lors de sa tentative de tour du monde en solitaire, le 28 novembre 1973, dans le port de Sydney (Australie). (AFP)

Les arrivées se succèdent dans une certaine indifférence, pour cette région où la plaisance n'en est qu'à ses balbutiements. "La voile, c'était encore un truc de Blancs à l'époque", explique François Goussard, qui voit arriver Philip Weld, Olivier de Kersauson (qui commentera sa performance d'un "peut mieux faire" désabusé), Florence Arthaud... Le 22e, Yves Le Cornec débarque au petit matin dans la marina de Pointe-à-Pitre après trente-deux jours de course. Une semaine qu'il se nourrit de rations. Une semaine qu'il prie pour que ses calculs soient justes. Une apparition lui a redonné courage. Celle d'un Bréguet Atlantique, un avion de la Marine nationale, qui cherchait les concurrents portés disparus. "Je me suis dit que je tenais le bon bout." N'empêche. Il pensait voir les côtes guadeloupéennes dans la nuit. A deux heures, rien. A trois heures, rien. A quatre heures, une lumière. Un phare. Celui de la pointe de la Grande Vigie, au nord de la Guadeloupe. 

Je ne vous raconte pas le soulagement, le bonheur qui m'a envahi. C'est comme si j'avais découvert l'Amérique !

Yves Le Cornec

Après ce shoot d'adrénaline, direction l'hôtel pour une sieste dans un vrai lit ? Pas le genre de la maison. "J'avais envie de faire la fête, donc je suis allé réveiller mes amis qui m'attendaient dans un bateau amarré au port, petit matin ou pas !"

Le régional de l'étape, Jacques Palasset ferme la marche. Le Guadeloupéen a démâté à mi-parcours et se traîne depuis deux semaines avec un gréement de fortune. Il est porté disparu, sa femme reçoit des messages de condoléances tous les jours et ses enfants sont la cible de railleries au collège. Raison pour laquelle il décide de faire une halte chez lui, à Deshaies, au nord-ouest de l'île. "Je suis arrivé à 11 heures, pile à la sortie de la messe. Même l'évêque est venu m'accueillir au port." Rincé, le marin s'offre une bonne nuit de sommeil avant d'achever son périple. "Mon pilote automatique était mort, ça faisait quatre jours que je barrais jour et nuit." Et n'arrive qu'une vingtaine d'heures après l'avant-dernière concurrente classée.

Les jours passent et Jean-François Colas se fait un sang d'encre. Le frère d'Alain l'attend depuis des jours à Pointe-à-Pitre comme convenu. "Ça ne lui ressemblait pas du tout de ne plus donner de nouvelles. Au contraire, c'est l'un des rares à respecter le règlement en donnant chaque jour sa position à la radio." Les secours tardent à se mettre en place et certains reporters de la grande presse ont la dent dure contre celui qui a passé un accord d'exclusivité avec les quotidiens régionaux pour communiquer. "J'ai même entendu dire 'Colas, avec son bateau pourri et son pied pourri, il est en train de se planquer pour faire parler de lui'", raconte son frère, des accents de colère dans la voix, quarante ans après. Les recherches, entreprises tardivement, ne donnent rien. "Pendant des années, à l'approche du départ de la Route du Rhum, je me remémorais heure par heure tous mes gestes, tous mes souvenirs, pour essayer de comprendre où ça avait pu casser."

Cette question n'aura jamais de réponse. Même quand le téléphone sonne chez les Colas, un jour d'avril 1979. Au bout du fil, la gendarmerie de l'île de Ré, qui a retrouvé une bouteille en plastique sur la plage, avec à l'intérieur ce qui pourrait être un message du navigateur disparu."La bouteille était scellée avec du scotch, ça c'est typique des marins, décrit Jean-François Colas. Elle était restée longtemps dans la mer, on l'a fait confirmer en la faisant analyser par un labo." A l'intérieur, ce qui pouvait être une demi-page de l'agenda de son frère, qui ne s'en séparait jamais. Quelques mots, "venez vite, Alain", suivis d'une longitude et d'une latitude indiquées avec des lettres grecques, comme à son habitude. "Mais manquait la date. Pour un marin aussi expérimenté, ça m'intrigue. C'est encore un point d'interrogation. Le dernier de cette énigme jamais refermée."

Pierre Godon

98 secondes, déjà

Les concurrents de la première Route du Rhum au départ de Saint-Malo, suivis notamment par le ferry affrété par les organisateurs, le 4 novembre 1978. (JEAN-PIERRE PREVEL / AFP)

Mêmes embouteillage lors du départ de la course. Aux 38 concurrents, partis en ordre dispersé, s'ajoute une multitude de bateaux suiveurs désireux de voir au plus près ces aventuriers. Un peu trop près, même. "J'ai eu rapidement des problèmes de maintenance matérielle et personnelle, euphémise Marc Pajot qui a embroché un canot de spectateurs dès les premiers milles. Je m'étais cassé le bras et la coque du bateau était fissurée." Il figure pourtant dans le peloton de tête au large des côtes françaises, n'en déplaise à Kersauson qui avait toisé de haut, quai Vauban, le médaillé olympique des Jeux de Munich : "Kersauson m'a dit 't'es un rigolo, reviens quand tu sauras vraiment faire de la voile et pas uniquement régater'." Au cap Fréhel, noir de monde, le petit catamaran jaune de Mike Birch est au coude à coude avec le massif monocoque de Michel Malinovsky. Son avance ? 98 secondes.

A la tombée de la nuit, Eugène Riguidel prend la tête. Sur le quai Vauban, son bateau était assiégé de fans. Pas uniquement ceux du marin qui avait stoppé clope et alcool depuis un an pour être dans la meilleure forme possible, mais aussi ceux de la marraine du bateau, Jane Birkin. L'interprète de Je t'aime... moi non plus se trouve à bord du ferry affrêté par Michel Etevenon pour permettre aux VIP et aux journalistes de suivre le début de la course. Riguidel : "Le ferry a accéléré, forcé l'allure même, pour me rattraper et balancer des images au JT. J'étais en train de manœuvrer, le bateau a fait un écart... et j'ai percuté le ferry." Les lois de la marine donnent tort au ferry, Riguidel obtiendra une compensation financière par la suite mais, sur le coup, ça lui fait une belle jambe. 

<span>Serge et Jane étaient aux premières loges pour assister en direct à la collision avec le bateau qu'ils soutenaient.</span>

Eugène Riguidel

Ce n'est pas tout à fait exact : si Jane Birkin n'a rien manqué de la scène, Serge Gainsbourg était allongé, occupé à lutter avec une gueule de bois épouvantable, racontent deux témoins de la scène.

Commence alors le ballet des avaries. L'Atlantique Nord en novembre est rarement synonyme de balade de santé. Médaille d'or de la ténacité, Pierre Fehlmann, qui rentre trois fois au port. "Que voulez-vous, je suis quelqu'un d'acharné !, sourit le Suisse. J'étais convaincu que mon bateau, même à 70% de ses capacités, avait son mot à dire pour la victoire." Il rentre à Saint-Malo pour réparer son pilote automatique, à Brest pour recharger les batteries, à La Rochelle après une avarie de drisse, où il jette l'éponge. "Le retard n'était plus rattrapable." Chay Blyth, trahi par son pilote automatique "au bout d'une heure de course" – "un appareil français, si, si, écrivez-le", insiste le Britannique en riant – décide de ne pas repartir. "Ce serait beaucoup d'efforts pour finir quinzième." Marc Pajot n'a pas eu le temps de se poser la question. Après quatre jours de course, son navire prend l'eau. Son "Mayday" est capté par le bateau du père Jaouen, un prêtre qui emmène au large des équipages de jeunes délinquants, une légende dans le milieu. "J'en avais rien à faire de la radio, mais là, j'étais content que quelqu'un ait entendu mon 'Mayday'".

Cela peut paraître incroyable aujourd'hui, mais les balises Argos n'existaient pas, le GPS est encore une expérience embryonnaire de l'US Army et une bonne moitié de la flotte ne disposait pas de radio. Les petits bateaux, bien sûr, vu la place que prenait la BLU de l'époque (un gros cube d'un mètre de large, pour communiquer au milieu des océans). Les fauchés aussi, vu le coût de l'appareil. "C'était une aventure avant d'être une course", résume Marc Pajot, qui faisait fi de l'obligation aux possesseurs de radio de donner leur position chaque jour de course. Florence Arthaud décrit le système radio dans son livre Cette nuit, la mer est noire : "Il y avait possibilité de communiquer avec le service radio toutes les heures rondes. Les trois premières minutes étaient réservées aux appels de détresse." Celle qui n'était pas encore la "fiancée de l'Atlantique" se souvient "de Kersauzon qui râlait parce que je passais trop de temps à communiquer avec ma mère".

Il faut préciser que maman est pied-noir, alors imaginez-vous les recommandations dont elle submergeait sa fifille de 21 ans partie seule sur les océans.

Florence Arthaud&nbsp;dans son livre "Cette nuit, la mer est noire"

Comble du luxe, Michel Malinovsky dialogue avec son routeur météo tous les jours. Pour éviter de donner des infos gratuites à la concurrence, les deux devisent en russe. Ce qu'ils ignorent, c'est que Florence Arthaud a étudié le russe et comprend leurs échanges.

Pour ceux qui n'ont pas de radio, deux solutions. La première, c'est de faire la traversée sans contact avec le moindre être humain. La seconde, c'est celle retenue par Jean-Jacques Vuylsteker, un vétérinaire lillois qui a posé un mois de congés pour tâter des alizés. Adieux veaux, vaches, cochons, mais pas question de laisser ses parents dans l'angoisse. La solution est simple comme un coup de fil. "Je me suis arrêté à Ponta Delgada, aux Açores, dans la nuit. J'ai appelé depuis le port l'attaché consulaire qui est gentiment venu me chercher. Dans l'enceinte du consulat, j'ai pu téléphoner en France." Il est 4 heures du matin, pas trop l'horaire idéal pour les effusions. "Je leur avais fait la surprise. Je crois que la conversation s'est limitée à deux phrases, du genre 'ne vous inquiétez pas pour moi, je serai prudent'. Et je suis reparti, le moral regonflé à bloc."

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