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Enquête franceinfo "Si je témoigne, je suis grillée" : dans le milieu de la voile, la difficile émergence de la vague #MeToo

Article rédigé par Pierre Godon, Raphaël Godet
France Télévisions
Publié
Temps de lecture : 12min
La parole commence à se libérer dans le monde de la voile sur la question des violences sexistes et sexuelles. (PAULINE LE NOURS / FRANCEINFO)
Alors qu'une enquête est ouverte contre le navigateur Kevin Escoffier pour des soupçons "d'agression sexuelle ou comportements inappropriés", une tribune publiée fin septembre tente de faire évoluer les mentalités, dans un sport qui préférait jusque-là "protéger son image".

C'est un texte d'une trentaine de lignes, clair et incisif, comme le milieu de la voile n'en avait encore jamais connu. Cette tribune, publiée fin septembre sur le site du magazine Voiles et Voiliers, causait encore des remous au départ de la Transat Jacques-Vabre, dimanche 29 octobre, depuis le port du Havre (Seine-Maritime). Le texte dénonce "le silence qui entoure les victimes d'agressions sexuelles" dans cette discipline où règne encore "une omerta". Les 200 premiers signataires, parmi lesquels les skippeurs François Gabart, Isabelle Autissier et Loïck Peyron, évoquent des "agresseurs identifiés mais pas inquiétés" qui "sont toujours licenciés", qui "régatent, occupent des postes à responsabilité, encadrent".

"Cette tribune est un appel au secours, souffle la skippeuse Mathilde de la Giclais. C'est la seule chose que je pouvais faire à mon petit niveau. Diffuser ce texte, récolter des noms et espérer qu'il se passe quelque chose." Jusqu'à présent, "dans ce petit milieu où tout le monde se connaît", la parole ne sortait pas des conversations WhatsApp et des pontons. Du moins, jusqu'à l'affaire Kevin Escoffier. Mis en cause par plusieurs femmes, le navigateur français est visé depuis juillet par une enquête du parquet de Paris, après un signalement portant sur "une agression sexuelle ou des comportements inappropriés". Suspendu 18 mois par la commission de discipline de la Fédération française de voile (FFV), le Malouin de 43 ans est interdit de compétition. Son sponsor, le cimentier Holcim (propriété du groupe Lafarge), l'a même éconduit dès le mois de juin, en pleine Ocean Race.

Des "comportements graveleux"

L'affaire Escoffier et la publication de la tribune ont permis de délier quelques langues. Dans le cadre de son enquête, franceinfo a interrogé une trentaine de personnes. Des femmes surtout, des navigatrices, des membres d'équipes, des grands noms et des petites mains. Leurs témoignages dépeignent une discipline qui "préfère ne pas faire de vagues", "protège son image" alors qu'"il se passe des choses inacceptables". Un chiffre l'atteste : lorsque la Fédération internationale de voile a lancé une grande enquête auprès de ses membres en 2019, environ 20% des 4 529 répondants affirmaient avoir été victimes de harcèlement sexuel.

Plusieurs femmes interrogées décrivent "un univers ponctué parfois de comportements graveleux", ce qui, selon le droit, relève bien du harcèlement sexuel. Une ancienne championne de dériveur cite ainsi le cas de son entraîneur qui "a raconté un jour en plaisantant qu'il n'avait rien eu besoin de faire" pour la motiver avant une régate. "Qu'il m'avait juste 'retournée et enculée'. J'avais 14 ans".

Chiara Aliprandi évoque, elle, le mauvais souvenir d'une course de 2022 : le Spi Ouest-France. "Cinq minutes avant le départ, quelqu'un a passé des enregistrements de film porno à la VHF, la fréquence radio commune à tous les bateaux. C'était déstabilisant, se rappelle la navigatrice, qui milite pour développer la voile au féminin. Tout ce que la présidente du jury a pu faire, c'est un rappel à l'ordre." Christophe Gaumont, le directeur de la course, confirme la scène à franceinfo. "La VHF est un moyen de communication ouvert, et ce jour-là, il y avait 2 500 personnes sur les bateaux. Celui qui a diffusé ces sons en faisait partie. Nous condamnons fermement ce type d'attitude lâche et anonyme qui a choqué plusieurs personnes."

Le skippeur Kevin Escoffier, le 11 octobre 2022, lors d'une sortie en mer au large du Finistère. (LOIC VENANCE / AFP)

Une autre navigatrice, qui souhaite rester anonyme, affirme avoir reçu dès 2021 "plusieurs" photos de pénis de la part de Kevin Escoffier. Dans un échange de messages, que franceinfo a pu consulter, la navigatrice exprimait pourtant clairement son refus. L'intéressée, qui entretenait une relation "professionnelle, qui aurait pu devenir amicale" avec le Malouin, réitère aujourd'hui ses propos : "Je lui ai dit plusieurs fois que je ne voulais pas recevoir ce type de photos et il a insisté." Pourtant, pas question à ses yeux de porter plainte. "Je n'ose pas... Qu'est-ce qui va se passer ? Ils n'ont pas d'autre moyen de défense que de décrédibiliser la victime. Et ça passe par des fausses allégations sur le caractère et les mœurs de la victime. Est-ce que j'ai envie de ça ? Est-ce que mon sponsor, qui finance le projet, a vraiment envie de s'embarquer là-dedans ?"

Contactée, l'avocate de Kevin Escoffier assure que son client "reste sur la ligne de contestation ferme de toute agression sexuelle". Aussi, "nous refusons catégoriquement de commenter toute dénonciation anonyme et toute rumeur", poursuit Virginie Le Roy.

La peur n'a pas changé de camp

Dans les couloirs de la Fédération française de voile, située rue Henri-Bocquillon, à Paris, on vante la cellule consacrée aux violences sexistes et sexuelles mise en place "dès 2020". Cinq personnes se relaient pour traiter "sous 48 heures" les témoignages. En trois ans d'existence, l'équipe en a reçu "une cinquantaine", dont 24 en 2023. Mais parmi les femmes qui y ont fait appel, plusieurs estiment ne pas avoir reçu le soutien escompté. "J'ai envoyé un e-mail en juin, ils ont mis plus de trois mois à me rappeler. Ils m'ont encouragée à porter plainte. Je réfléchis", grince une skippeuse qui souhaite rester anonyme, quand d'autres regrettent d'avoir reçu "un simple accusé de réception".

"Quand vous êtes une victime, chaque jour qui passe est un jour de trop, concède Jean-Luc Dénéchau, le président de la FFV, à franceinfo. Mais on a aussi un délai et une procédure à respecter. La commission de discipline a 10 semaines pour instruire une affaire, et même 14 lorsque des éléments nouveaux apparaissent. C'est exactement ce qu'il s'est passé dans l'affaire Escoffier."

"Je veux dire aux victimes et aux gens qui ont été des témoins directs, qu'ils parlent. Parlez, parlez !"

Jean-Luc Dénéchau, président de la Fédération française de voile

à franceinfo

Plus facile à dire qu'à faire. "Si je témoigne, je suis grillée. En tant que maman solo, je ne peux pas me le permettre", ajoute une athlète, qui préfère rester anonyme. Une autre manque de s'étouffer : "Certains m'ont reproché d'avoir signé la tribune parce que le timing n'était pas idéal avant les JO de Paris. Pardon mais il n'y aura jamais de bon timing !"

Même le président de la FFV admet son embarras et son impuissance : "Je peux comprendre que certains aient peur de témoigner, car ils peuvent se dire qu'untel connaît untel. C'est la difficulté de ce sujet-là. Tout ce que je peux faire, c'est décrocher mon téléphone mais personne ne va trembler."

Une première tentative de #MeToo en 2020

En juin 2020, Raphaëlle Ugé a bien tenté, avec quelques monitrices, de faire bouger les lignes en lançant "Balance ta voile", un groupe Facebook et un compte Instagram destinés à recueillir des témoignages de violences sexistes et sexuelles dans le nautisme. "Tous les soirs, j'étais au téléphone avec une femme qui voulait témoigner", se souvient-elle. "Nous étions deux victimes à vouloir prendre la parole. Personne ne nous a crues. En débrief, on m'a dit que j'avais 'manqué de sang-froid'", rapporte Raphaëlle Ugé, qui raconte à franceinfo avoir été agressée sexuellement lors de son monitorat.

"Balance ta voile" n'a finalement pas pris. "On n'a pas réussi à embarquer tout le milieu avec nous", constate-t-elle aujourd'hui, amère. Pire : "J'ai perdu des engagements à cause de mon militantisme. Je me souviens d'un entretien d'embauche lunaire, où on me posait des questions absurdes, à deux doigts de me demander si je savais diriger un bateau."

Les bateaux de la Transat Jacques-Vabre alignés dans le bassin Paul-Vatine au Havre (Seine-Maritime), le 20 octobre 2023. (QUENTIN DEHAIS / MAXPPP)

Selon la sociologue du sport et des corps Gisèle Lacroix, le monde du ciré jaune n'a rien de spécifique : "Globalement, même si les choses changent, les chefs de bord sont masculins, les seconds sont masculins. Si je schématise, les femmes sont, au mieux, équipières. On retrouve les mêmes mécanismes que dans le reste de la société, cette solidarité masculine poussée à son maximum."

A l'image de ce qu'a dû gérer Gaëlle* dans son club, avec un moniteur accusé de viol et d'agression sexuelle par au moins quatre membres. "Avec le président, on s'est retrouvés en minorité au sein du comité directeur. Dix membres sur 16 ont voulu enterrer l'affaire." La FFV a fini par suspendre le moniteur pendant un an. Contacté par franceinfo, ce dernier dément les accusations mais confirme être également sous le coup d'une mesure d'urgence du Service départemental à la jeunesse, à l'engagement et aux sports (SDJES), l'interdisant d'exercer le temps de la procédure. A ce jour, au moins deux plaintes ont été déposées selon nos informations : l'une en février et l'autre, en mars.

Des règlements en cours de changement

Ce constat d'impuissance fait bondir Stéphane Conte, team manager de Loïck Peyron et récemment d'Amélie Grassi, engagée sur la Transat Jacques-Vabre : "J'ai signé la tribune parce que je voulais vraiment soutenir les victimes et assurer à celles qui ont peur que, si je peux les embaucher, je le ferai." Le skippeur Yves Le Blevec, spécialiste de la course au large, veut lui aussi croire que le texte va faire changer les mentalités. "Tant qu'on en restera au stade de la rumeur [de harcèlement ou d'agression sexuelle], les faits seront contestés. J'ai toujours encouragé mes proches qui savent des choses à témoigner", assure-t-il. 

Depuis l'ouverture de sa cellule d'écoute en 2020, le ministère des Sports a reçu "38 signalements touchant à la voile, pour des affaires notamment de viols et d'abus sexuels". Parmi ces affaires, 22 sont closes et 16 sont en cours de traitement.

Ces signalements, pourtant, ne suffisent pas encore à faire bouger les règlements et les organigrammes. L'Imoca, la puissante association des marins sur monocoque, dont Kevin Escoffier était le vice-président, a traîné des pieds avant d'effacer le nom du skippeur, en juillet, selon Isabelle Joschke. "Je suis allée les voir mi-juin, après la révélation de l'affaire. J'ai demandé qu'on discute de son cas, raconte à franceinfo la navigatrice, en lice chez les Imoca dans la Transat Jacques-Vabre. Je n'ai pas vraiment senti les autres à l'aise pour en parler. Et finalement, je suis repartie avec un : 'Laissons la justice faire son travail'. Peinée. Choquée." 

"L'omerta dont on parle dans la tribune, j'en suis témoin."

Isabelle Joschke, skippeuse

à franceinfo

Lors de l'assemblée générale de l'association, mi-octobre, Damien Seguin a officiellement remplacé Kevin Escoffier au sein du conseil d'administration de la classe Imoca. Surtout, "il a été décidé qu'on allait mettre à jour notre règlement intérieur, avance Antoine Mermod, son président. Jusque-là, nos textes évoquaient juste des mauvaises conduites. On va donc repréciser beaucoup plus les cas qui peuvent poser problème. On doit montrer l'exemple, on ne peut accepter ce type de comportements." Le nouveau règlement devrait être validé d'ici la fin de l'année. 

Avant le départ, les organisateurs de la Transat Jacques-Vabre ont aussi envoyé un e-mail à tous les concurrents. En pièce jointe, un document de deux pages rappelle la procédure à suivre pour signaler des faits de violences, notamment sexuelles. Une première en 16 éditions. 

Kevin Escoffier, qui aurait dû prendre le départ de la course, a décidé de faire appel de ses 18 mois de suspension infligés par la commission de discipline de la Fédération française de voile. Selon nos informations, la FFV va aussi contester cette sanction : elle l'estime pas assez sévère.

* Le prénom a été changé à la demande de l'intéressée.

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