L'œil de François Gabart - Sauvetage de Kevin Escoffier : "La course, on s'en fout dans ces cas-là"
Comment avez-vous vécu cette situation, ces heures d'angoisse pour Kévin Escoffier mais cette fois sans prendre part à la course ?
François Gabart : "Ce n'est pas très confortable. C'est un peu nouveau de suivre de l'extérieur, j'ai rarement eu des expériences comme ça à terre. On est impuissant, dans l'attente. J'étais concerné dans le sens où ce sont des amis, on se connaît tous. On a pas mal d'informations par différents canaux, mais nous ne sommes pas impliqués dans les gestions de crise. C'est important d'avoir des infos précises, factuelles, et pas des hypothèses. Et ce n'est pas facile de faire la part des choses. On avait quand même un marin certes très costaud et aguerri, mais dans un radeau de survie. Heureusement, il y avait un vrai petit groupe de bateaux autour de Kévin. Je m'étais fait la réflexion hier matin que les bateaux étaient vraiment très proches. Forcément dans ce genre de situation, c'est plus confortable pour porter assistance. Et encore, les bateaux n'étaient pas trop loin des côtes, les secours terrestres auraient pu arriver d'Afrique du Sud. La sécurité dépendra encore plus des autres concurrents par la suite en pleine mer."
"Kévin est un des marins les plus compétents d'un point de vue technique"
Toute l'histoire du sauvetage de Jean Le Cam est digne d'un film. Cette solidarité entre navigateurs, entre marins, elle est innée, c'est une évidence ?
F.G. : "La question elle ne se pose même pas. La course, on s'en fout dans ce cas-là, ce n'est pas le sujet. Surtout dans cette situation-là. Un marin dans un bateau de survie, il faut aller le chercher rapidement. Ce n'est pas un démâtage, quelque chose d'inconfortable. Là, c'est quelqu'un qui est en détresse. La TPS, la combinaison de survie, fait augmenter fortement les chances de survie. Le risque pour le naufragé à ce moment-là, c'est l'hypothermie, même si l'eau n'était pas trop froide sur zone, autour de 12-13°. Avec la rapidité de l'accident, Kévin aurait très bien pu être en train de se changer, sans veste, sans ciré, sans TPS, rien. L'hypothermie aurait pu arriver très, très rapidement."
Un bateau coupé en deux comme ça a été le cas pour le PRB de Kévin Escoffier, comment cela peut arriver ?
F.G. : "C'est forcément une surprise. Certes, le bateau PRB est reconnu pour sa légèreté, mais qu'il ne soit pas de dernière génération signifie aussi qu'il a pas mal bourlingué pour se dire qu'il est normalement solide. Les conditions étaient musclées, mais pas exceptionnelles par rapport à l'historique du bateau. Est-ce qu'il y avait un problème structurel sur le bateau en amont, est-ce qu'il y avait eu de la casse plus tôt qui aurait entraîné une autre casse aussi rapide ensuite ? Cela restera sans doute un point d'interrogation longtemps. Kévin est un des marins de ce Vendée Globe les plus compétents d'un point de vue technique, sur la connaissance structurelle d'un bateau. Il est ingénieur, il a travaillé en bureau d'études. Il a une excellente connaissance de ce type de bateau. S'il avait eu un problème à détecter avant sur le bateau, il y avait difficilement mieux placé que lui pour le faire. A priori, il n'y avait pas de réparation dont nous n'étions pas au courant."
Kévin Escoffier a expliqué que son bateau s'était comme cabré avec toute une partie dont son cockpit, sous l'eau, ce n'est quand même pas fréquent.
F.G. : "Sur un bateau comme celui-là, tout flotte plutôt bien sauf la quille. On un gros bloc de plomb qui peut entraîner tout vers le fond. Mais c'est extrêmement rare sur un bateau de ce type-là de couler aussi rapidement. Les bateaux sont compartimentés pour toujours avoir une partie flottable, 95% des éléments d'un bateau flottent. Là, il y avait déjà un des deux radeaux de survie qui était déjà immergé sous l'eau. Est-ce que la partie arrière du bateau est toujours à la surface ? Heureusement qu'il avait sa TPS et son radeau."
Jean Le Cam a été particulièrement retardé alors qu'il était en bonne position avec un magnifique début de Vendée Globe. Quand on est interrompu en plein élan comme cela, c'est encore possible d'avoir des objectifs de victoire ?
F.G. : "On ne sait pas encore ce qui va se passer dans les jours qui viennent. Est-ce que Jean va emmener Kévin jusqu'en Afrique du Sud ? C'est très compliqué, mais pas impossible de repartir, comme pour Jérémie Beyou qui était revenu aux Sables d'Olonne pour repartir. A priori, le jury va redonner des bonifications en temps, ce qui s'était passé en 2008 quand Jean Le Cam avait été repêché par Vincent Riou et qu'Armel Le Cléac'h et Sam Davies étaient restés sur zone. Jean va devoir désormais se déporter pour déposer Kévin sur la terre ou au moins sur un bateau plus proche des côtes pour un transfert. Forcément, ça va chambouler la course derrière, mais elle est encore très longue. On peut imaginer que les leaders n'aient pas des conditions météo favorables, qu'avec les bonifications qui vont être données très rapidement, on peut très bien avoir dans trois semaines le peloton qui revient."
Vous aviez déjà connu une situation pareille en course, même comme simple spectateur ?
F.G. : "J'ai vécu une scène un peu comparable sur la Solitaire du Figaro en 2008, un marin était tombé à l'eau, et l'ensemble de la flotte avait été réquisitionnée pour porter assistance. On était 15-20 un peu plus loin à être comme ça en convoyage vers la zone. Ce moment de mer depuis le bateau était insoutenable à vivre, ce n'était vraiment pas un bon moment. Jean et les autres bateaux qui ont été déroutés vont reprendre leurs repères, mais il ne faut pas oublier les autres concurrents dans ce genre de situation. Les autres non plus n'ont pas dû passer une bonne nuit. Nous on est impuissants et inquiets au sol mais eux, c'était sur un bateau au début des mers du Sud, avec des conditions météo tout sauf simples. J'imagine que les 28 autres marins n'ont pas dû passer un bon moment. Ils sont forcément soulagés ce matin mais ils ont pu y laisser un peu d'énergie, et un peu de confiance. Savoir qu'un bateau se plie en deux, ce n'est quand même pas rassurant."
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