: Enquête Tour de France 2021 : entre le cyclisme et les sponsors, un mariage de raison qui dure
Depuis sa création, le cyclisme tourne grâce à l’argent de sponsors titres. Cette année, ils seront 39 à soutenir les 23 équipes présentes sur la Grande Boucle, avec chacun leurs motivations.
Caravane publicitaire, goodies, noms d'équipes, panneaux et peintures au sol : sur le Tour de France, dont l'édition 2021 débute samedi 26 juin, les sponsors sont partout. Normal puisque l'on parle du troisième événement sportif le plus suivi au monde chaque année. Normal aussi, puisqu'on parle de cyclisme, un sport qui, depuis toujours ou presque, est abreuvé par l'argent des marques.
Tout le modèle économique de la Petite Reine repose sur ce sponsoring de masse, puisque les équipes n'ont ni droits TV ni revenus de billetterie. Mais alors, du côté des marques, quel est l'intérêt de prendre l'échappée ? Comment se fait-on une place dans le peloton et à quel prix ? Et comment ce marché évolue-t-il ?
Fin juillet 2020, une grande nouvelle embrase l'écosystème du cyclisme : Citroën s'engage aux côtés d'AG2R La Mondiale, qui devient AG2R Citroën Team. Pour la première fois depuis les années 1980 et l'équipe Renault-Gitane, un constructeur automobile français investit dans le vélo. De quoi gonfler le budget de l'équipe de Vincent Lavenu (de 17 à 23 millions d‘euros) et envoyer un message fort. "Cette arrivée de Citroën, ça montre que des gros sponsors sont désormais intéressés par le cyclisme. C'est un choix stratégique. En tout cas, c'est très bon pour le vélo", analyse Stéphane Augé, ex-directeur sportif de Cofidis.
Laurent Barria, directeur marketing de la marque automobile, éclaire ce choix : "On a longtemps performé en rallye avec Sébastien Loeb. Maintenant, on veut se tourner vers l'avenir et la mobilité de demain. Le cyclisme, c'est logique". Logique, mais aussi symptomatique de la professionnalisation amorcée depuis plusieurs saisons autour du peloton.
Professionnalisation et diversification
Dans le sillage de l'équipe britannique Sky, le cyclisme a en effet entamé sa mue à l'aube des années 2010. "Sky avait un pôle performance qui travaillait sur tout, maintenant toutes les équipes l'ont. Les tests en soufflerie, avoir des personnes pointues dans le staff : tout ça coûte de l'argent. Les équipes ont plus de besoins qu'il y a 10-15 ans", résume Stéphane Augé, qui a quitté le circuit en 2016.
À la tête de l'équipe AG2R depuis 1992, Vincent Lavenu a assisté aux premières loges à ces évolutions : "Quand j'ai créé l'équipe, le cyclisme était encore à la bonne franquette. Aujourd'hui, on a changé de dimension, confesse celui qui a attiré Citroën à ses côtés. On s'appuie sur des professionnels, c'est un métier de trouver des grandes entreprises capables d'investir dans notre sport". Et ce, même si le marché s'ouvre depuis plusieurs années.
Docteur en sciences de gestion et expert du marketing sportif, Gary Tribou nuance : "Le vélo est très authentique, donc on reste sur les grandes marques de masse. Ce ne sont pas des micro marchés pointus comme en voile ou en golf". Mais quand même : entre les milliardaires philanthropes (Ineos, qui a repris les rênes de l'équipe Sky) et les Etats désireux d'améliorer leur image (Astana Premier Tech, Israel Start-Up Nation, Bahrain Victorious, UAE Team Emirates...), le profil des propriétaires d'équipe a bien changé en quelques années. "C'est devenu un outil de diplomatie sportive et un cheval de Troie pour pénétrer le marché occidental pour ceux à qui il est difficile d'accès", explique Virgile Caillet, délégué général de l'Union Sport et Cycle. Une diversification qui n'est pas sans conséquences.
"On a beaucoup moins d'évolutions qu'en football, par exemple, où l'on a vu de grosses évolutions sectorielles."
Gary Tribouà franceinfo: sport
Dans le vélo, le sponsor-titre est au cœur du jeu. C'est d'ailleurs ce qui a motivé Citroën, confie Laurent Barria : "La magie de ce partenariat, c'est qu'on a un vrai projet sportif, une vraie implication sur la durée. C'est un projet humain". Une omniprésence assumée par les directeurs sportifs. "Sans les partenaires, on n'est rien parce que notre modèle économique est basé sur le sponsoring", concède Vincent Lavenu, en citant l'exemple de l'équipe Peugeot, devenue ensuite Gan puis Crédit Agricole.
"En 2008, l'équipe Peugeot puis Gan avait beau être centenaire, le jour où le Crédit Agricole est parti, l'équipe a disparu. Il faut savoir d'où on vient et garder les pieds sur terre."
Vincent Lavenuà franceinfo: sport
Pour Jérôme Pineau, manager de l'équipe bretonne B&B Hôtels P/B KTM, entretenir la relation avec les différents partenaires représente "70% du travail, environ, c'est une pression quotidienne". Ancien coureur cycliste avant d'enfiler la casquette de directeur sportif, Stéphane Augé résume : "Quand on est coureur, on ne se soucie pas de tout ça, on est là pour pédaler. Quand on est directeur sportif, on a des relations plus directes avec le partenaire. Il faut le choyer. On est en rapport quasiment chaque jour". Souvent, un représentant du sponsor-titre accompagne même les équipes sur les compétitions.
Une marque peut-elle alors définir la stratégie sur une étape, encourageant les coureurs à prendre une échappée vouée à l'échec juste pour "montrer le maillot" ? "Ça peut être vrai pour certaines catégories d'équipes à un moment donné. Nous, on l'a fait les premières années parce que quand tu montes une équipe, c'est important de montrer le maillot à la télé. Après, quand on court pour gagner la course, pour une équipe World Tour bien implantée, non", tempère Vincent Lavenu.
Une exposition hors norme
Si les profils de sponsors se diversifient, leurs intérêts sont tous assez similaires. D'un point de vue sponsoring, le cyclisme est un sport accessible qui offre un tas de possibilités. "Le Tour de France est un moment génial qui permet de travailler sur de nombreux projets, c'est super stimulant pour toutes nos équipes. Et il y a aussi le Giro, la Vuelta, les classiques...", énumère Laurent Barria.
La preuve : en 1997, la Française des Jeux a lancé son équipe cycliste et 24 ans plus tard, la Groupama-FDJ est toujours là. Au siège de l'entreprise, Carlos Da Cruz explique pourquoi : "Cet engagement, on le mesure à travers différentes études qui montrent que l'équipe cycliste est un levier très fort pour notre image."
Les raisons de ce succès sont multiples mais la première, c'est cette visibilité, développe Virgile Caillet : "Rien que le Tour de France, c'est la certitude d'être vu par plus d'une centaine de chaînes. Ça offre aux marques des durées d'exposition quasiment sans équivalent, même s'il faut émerger au milieu de ce peloton". D'après diverses études, dont certaines commandées par l'UCI, la Fédération internationale de cyclisme, il est ainsi plus rentable de miser un euro sur du cyclisme que sur du foot.
"On sous-estime aussi beaucoup les audiences directes au bord des routes, qui oscillent entre 10 et 20 millions de personnes selon les éditions. Avec la caravane, cela offre des opérations promotionnelles énormes."
Gary Tribouà franceinfo: sport
En 2018, une étude du cabinet Occurence estimait que AG2R avait reçu sept fois plus de visibilité que ce que lui aurait permis son investissement de base. À cette exposition sans équivalent s'ajoute le transfert d'image. Le sponsor espère que son équipe procurera de l'émotion aux spectateurs, afin de créer un lien inconscient entre ces derniers et ses produits.
"Toutes les marques impliquées dans un événement qu'on aime, on va mieux les mémoriser. Avec sa dramaturgie, le vélo regorge de ces belles histoires, cela engage les spectateurs dans quelque chose d'émotionnel. Plus tard, un spectateur fera un choix non rationnel, inconscient, vers une marque qui a brillé sur le Tour et pas une autre", expose Virgile Caillet.
Un phénomène qui a fait ses preuves, et que même les scandales de dopage n'ont pas fait disparaître. "C'est le risque. Mais quand on étudie la question, on réalise que, finalement, l'impact sur les publics est relativement faible, il y a un effet d'accoutumance. Parfois même, un feuilleton de dopage donne un regain d'intérêt pour les épreuves", assure Gary Tribou, qui a longtemps travaillé pour LCL sur le sujet. Virgile Caillet complète : "Il y a en réalité plus de risques si vous passez complètement à côté d'un point de vue sportif."
Naming, fidélité et partage du maillot
La clé de tout cela, c'est le naming. Au même titre que la voile et la Formule 1, le cyclisme a en effet cet atout précieux dans sa poche. À la FDJ, Carlos Da Cruz ne s'en cache pas : "L'équipe porte notre maillot, notre nom, nos couleurs. C'est un levier d'image très important." Souvent, on retrouve ainsi des marques en quête de notoriété ou qui viennent de changer de nom.
À tel point que certaines sont plus connues pour leur rôle de sponsors que pour leur activité première, comme AG2R ou Cofidis en France. Le naming imprime dans les mémoires des spectateurs. C'est aussi lui qui provoque une autre particularité du sponsoring dans le cyclisme: la fidélité. En France, FDJ, Cofidis ou AG2R soutiennent tous une équipe depuis plus de vingt ans.
"Le naming donne un côté sentimental, le sponsor qui quitte l'entité, c'est comme une trahison, c'est la marque infidèle, volage d'une certaine façon."
Gary Tribouà franceinfo: sport
Alors parfois, pour se désengager en douceur, les sponsors-titre ont recours au co-naming. Un ménage à trois qui se répand dans le peloton, et qui étonne l'expert en marketing du sport Gary Tribou : "Dans le sponsoring, il y a une règle, c'est d'éviter à tout prix de partager son maillot. Pour qu'il y ait efficacité, il n'en faut qu'un seul, sinon c'est du cannibalisme".
Pourtant, le co-naming devient presque la norme dans le vélo, à l'image d'AG2R Citroën, Groupama-FDJ ou Arkea-Samsic en France. "C'est pour renforcer les budgets. Ineos tourne à plus de 40 millions d'euros, les équipes françaises naviguent autour de 20 millions. Pour les concurrencer, il faut aller chercher des partenaires supplémentaires comme l'ont fait la FDJ et AG2R", justifie Virgile Caillet. "On avait besoin d'un co-namer pour monter en puissance face à la forte concurrence mondiale", confirme Vincent Lavenu.
À la FDJ, cela fait maintenant quatre ans que Groupama a accolé son nom, et Carlos Da Cruz assure que cela n'a pas eu de conséquences sur la marque : "Groupama arrivait de la voile et voulait émerger rapidement. Ils ont demandé à être les premiers cités et ont accepté de garder nos couleurs. C'est du gagnant-gagnant. Nous, on est présents depuis plus de vingt ans dans le vélo, on savait qu'on avait une notoriété assez forte pour accepter un co-namer. Et les études le prouvent : on sort toujours dans les premières positions". En Bretagne, Jérôme Pineau approuve, lui qui cherche toujours un co-namer après le départ de Vital Concept : "On a 70 partenaires mais c'est plus facile de remplacer un 70e qu'un co-namer", reconnaît-t-il.
Attention toutefois à ne pas se tromper sur le choix du partenaire : "AG2R a pris Citroën, qui ne joue pas dans la même cour. On verra avec le temps si une marque prend le dessus sur l'autre dans l'esprit des gens", prévient Virgile Caillet. Mais le président de l'Union Sport et Cycle préfère positiver : "Ce que révèle surtout l'arrivée de Citroën, c'est que le vélo est un sport qui monte en gamme. La société comprend qu'il s'agit d'une discipline qui fait du bien à la santé tout en offrant de véritables sensations. C'est un sport très hédoniste, de notre temps, propre, durable, et porteur d'une mobilité saine." Si Citroën est la première marque de son envergure à prendre l'échappée, d'autres devraient donc bientôt sauter dans sa roue.
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