Tour Triangle : Paris est-il réactionnaire en matière d'architecture ?
Le Conseil de Paris a voté, lundi 17 novembre, contre le projet de la tour Triangle de Paris. Pour l'architecte Christian de Portzamparc, ce rejet est un mauvais signal. Entretien.
Paris n’aura peut-être pas sa tour Triangle. Lundi 17 novembre, le Conseil de Paris a rejeté le projet de construction de ce gratte-ciel de 180 m de haut, qui devait s’élever Porte de Versailles, dès 2017. La maire, Anne Hidalgo, qui conteste le vote, a saisi le tribunal administratif pour le faire annuler et a promis aux Parisiens qu'un nouveau scrutin aurait lieu.
Quelles peuvent être les conséquences de l’abandon d’un tel projet ? La France est-elle réactionnaire en matière d’innovations architecturales ? Francetv info a demandé à l’architecte français Christian de Portzamparc, prix Pritzker 1994, son sentiment sur l’avenir des grands projets architecturaux dans le pays.
Francetv info : Que pensez-vous du projet de la tour Triangle ?
Christian de Portzamparc : Le projet a de l’originalité, de la beauté et de la finesse. Il offre une forme inhabituelle qui marque les lieux. Il a le mérite d'être un grand projet de construction neuve, dont nous manquons dans le Paris et le Grand Paris d’aujourd’hui. Il peut donner un élan et encourager d’autres constructions dans toute la zone. Nous sommes dans un climat général de blocage, de pessimisme et de mauvaises nouvelles concernant notre avenir industriel ou commercial : il est donc dommage de décourager les élans positifs.
La tour Triangle est jugée, par ses opposants, trop chère, trop peu écologique, peu esthétique. Vous comprenez ces arguments ?
Les oppositions au projet sont compréhensibles, mais il devient indispensable, d’utiliser les sites placés en bordure du Paris intra-muros plutôt que de continuer à étaler nos constructions. Pour la tour Triangle, l'endroit est stratégique : elle est collée au Parc des Expositions, sur un grand territoire industriel. Le périphérique donne beaucoup de liberté, et l'endroit choisi est un lieu dans lequel nous pouvons imaginer des projets nouveaux en hauteur, sans gêner le Paris historique.
La plupart des opposants à la tour Triangle déplorent qu’elle soit uniquement destinée à accueillir des bureaux sur 80 000 m2, alors que de nombreux bureaux sont déjà vacants dans la capitale...
Ce sont des bureaux modernes qui vont y être construits, et il y a une réelle demande pour ce genre de grands bureaux qui s’étendent sur des plateaux de près de 1000 m2. La plupart des bureaux vacants parisiens n’ont pas ces caractéristiques et ne trouvent donc pas preneur. Ceux-là, il serait effectivement plus vertueux de les transformer en logements plutôt que de les laisser vides.
C’est aussi très positif de répartir le tertiaire et le travail dans toute la région parisienne et de ne pas concentrer les tours et les bureaux à La Défense. Actuellement, on est en train d’essayer d’y trouver les derniers espaces disponibles pour y serrer quelques tours de plus. Il faut plutôt encourager la répartition du travail et de l’habitat de la meilleure façon possible. Si l’on ne construit pas des surfaces capables d’accueillir de très grands bureaux, ils iront s’installer ailleurs, sur des territoires beaucoup plus lointains, avec comme conséquences un étalement urbain et une augmentation des temps de transports. Les tours permettent de ne pas trop s’étaler et d’éviter de conquérir des surfaces agricoles.
Les écologistes dénoncent ces hautes constructions. Les gratte-ciel sont-ils incompatibles avec l'écologie ?
C’est un faux argument. Il y a évidemment un travail à faire sur le plan énergétique, mais actuellement, la géothermie nous le permet. Il est important d’arriver à une transition énergétique, à un développement vert, mais nous ne pouvons pas y arriver en interdisant toute grande construction parce qu’elle n’est pas 100% verte. C’est bloquer un secteur de l’économie qui a des répercussions sur les autres.
Comment expliquer la frilosité des Parisiens en matière d'innovations architecturales ?
L'opinion publique a été traumatisée par l’époque de la fin des trente glorieuses, où l'on a fait un urbanisme assez brutal. Les besoins nouveaux s’imposaient quoi qu’il arrive sur le site et sur les villes historiques. C’était l’idée qu’une ville neuve devait en remplacer une autre. Il était alors inscrit que les trois quarts de Paris seraient transformés, rasés ou encore que l’on élargirait toutes les avenues. Il y a eu, bien sûr, le traumatisme de la tour Montparnasse [inaugurée en 1973], mais aussi de "l'urbanisme sur dalle". On a voulu faire des quartiers où il n’y aurait pas de rues et où l’on construirait en hauteur, par exemple aux Olympiades (13e arrondissement), ou à Beaugrenelle (15e arrondissement). Ce fut un échec et les quartiers bâtis sont plutôt décevants.
Mais nous apprenons de nos erreurs. Actuellement, des essais sont en cours pour enlever la dalle sur le Front-de-Seine (15e arrondissement) et faire en sorte que les rues donnent directement accès aux tours construites. Nous sommes dans un mouvement de balancier. Il y a eu une trop grande brutalité à l’époque et maintenant, nous devenons trop craintifs. Nous sommes dans le rejet total : plus de béton, plus de constructions, plus de grands projets, mais ce n’est pas la solution.
Le mot "tour" est devenu peu à peu un chiffon rouge. Mais le but n’a jamais été de multiplier les tours de façon inconsidérée. Elles sont chères à construire et à entretenir. Il ne peut y avoir des tours que dans des endroits stratégiques où il y a une forte pression foncière et une activité économique qui le demande.
La tour n’est pas la panacée. Un bon urbanisme, c’est d’abord savoir trouver l’air et la lumière, avoir des accès pratiques aux immeubles, des rues dans lesquelles on puisse s’orienter, des jardins... La ville moderne n'implique pas forcément des tours, mais il ne faut pas en avoir peur.
L’Unesco estime que Paris est l’une des rares villes horizontales préservées et que ce serait une erreur d’y multiplier les tours. Vous entendez cet argument ?
Dire que faire des tours sur le périphérique gène le Paris horizontal historique n'est pas vrai. Le Paris historique a été parfaitement préservé en ville horizontale. Vous ne verrez, par exemple, aucune tour devant les Invalides. Il y a effectivement une zone taboue de la ville historique. Mais c'est injustifié de penser que tout le ciel de Paris est interdit. La tour Triangle devait s’élever dans un quartier moderne, celui du 15e arrondissement, et ne gêne en rien le Paris historique.
Les opposants de la tour Triangle ne veulent pas qu’elle se voit. Mais nous avons besoin de repères visuels qui peuvent se remarquer de loin, depuis Créteil [Val-de-Marne] ou Le Bourget [Seine-Saint-Denis], pour se dire que là-bas aussi nous faisons partie de Paris. Les perceptions physiques sont nécessaires. La tour marquera les contours du "ring", l'anneau périphérique, comme un lieu de transition entre la ville historique et la ville moderne. Et il y a des avantages à avoir des points hauts dans un territoire urbain très dense qui ressemble à un immense labyrinthe et où il est difficile de se repérer.
Les villes représentent le passé, le présent et elles nous montrent le futur. Elles assurent la coexistence des générations, comme une sorte de "calendrier" où nous vivons dans ce que nos ancêtres ont construit et que nous transformons pour nos enfants. Les villes racontent une histoire, mais elles doivent aussi nous montrer que le futur existe, il ne faut pas interdire que des constructions neuves et de grande qualité s'y insèrent. Il peut y avoir des variations dans la ville historique qui vont l’embellir et la transformer un peu.
Le rejet de la tour Triangle signifie-t-il un enterrement durable de tels projets dans la capitale ?
Il y a effectivement un risque et ce serait un désastre. C’est en tout cas un signal inquiétant. Parce que ce rejet peut constituer une jurisprudence pour d’autres projets en cours. Nous sommes un grand pays, une grande métropole européenne et nous devons être capables de renouveler notre ville et nos installations.
Il faut penser à la situation internationale de Paris et surtout aux gens qui arrivent par les aéroports d’Orly et de Roissy-Charles-de-Gaulle, qui veulent atteindre rapidement un lieu pour travailler. Il faut aussi penser à ceux qui veulent installer un siège de société. Si nous ne construisons pas pour répondre à la demande, ils iront à Londres, Bruxelles ou Francfort.
Nous sommes dans un univers mondialisé. Paris ne peut pas devenir un partenaire endormi au cœur de l’Europe. Sinon, ce ne sera plus qu’une destination touristique, avec son centre horizontal merveilleux qui deviendra l’attraction majeure proposée aux touristes qui se rendent pour quatre jours à Disneyland.
Trouve-t-on davantage de liberté dans les projets architecturaux à l’étranger qu’en France ?
Partout dans le monde, chaque projet a sa part de difficultés. Il peut y avoir des problèmes avec l’administration et l’urbanisme ou avec la technique et les moyens de construction, ou encore avec les commanditaires publics qui auront changé d’avis ou qui n’auront plus d’argent. Il y a par exemple davantage de liberté de création et d’espace au Brésil, où j’ai créé la grande Cité de la musique à Rio, mais les problèmes d’indécision politique compliquent aussi beaucoup les choses.
Dans une ville comme New York, les projets sont autant encadrés qu’à Paris, mais il y a une plus grande capacité à monter en hauteur. La différence notable entre New York et Paris se trouvent dans les habitants. A New York, quand on présente un nouveau projet aux associations de riverains, il ne disent pas "non" tout de suite. Ils se disent que c’est formidable, que cela va enrichir le quartier et que les logements vont prendre de la valeur. En revanche, il est demandé au promoteur d'aménager, en concertation avec les habitants, un rez-de-chaussée vivant, en créant des magasins ou en arrangeant la station de métro. Il y a une émulation et une discussion plus positive qu’à Paris.
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