ENQUÊTE FRANCEINFO. Pourquoi certaines communes rêvent d'accueillir une prison (et d'autres en font des cauchemars)
Fréjus, ses plages, ses arènes, sa cathédrale et bientôt sa prison ? Le maire Front national, David Rachline, a vu rouge, en février, en découvrant que sa commune avait été retenue pour accueillir l'une des 23 maisons d'arrêt dévoilées par le gouvernement. "Je m'oppose fermement à un tel projet", a asséné l'élu varois, promettant de "faire valoir par tous les moyens" les intérêts de sa ville.
Pour David Rachline, Fréjus a sa place sur les cartes postales et non sur la carte pénitentiaire française. "Vouloir construire une prison dans une commune à vocation fortement touristique" va à l'encontre de toute "logique", soutient-il. Sur la page Facebook de la commune, des internautes redoutent déjà de devoir faire bronzette avec les prisonniers : "On va bientôt leur donner un accès à la plage aux détenus ou quoi ?" écrit l'une. "Avec vue sur la mer pendant que vous y êtes !" lâche une autre.
Directeur de campagne de Marine Le Pen, dont le programme présidentiel prévoit la construction de 40 000 places de prison supplémentaires, David Rachline précise qu'il ne rejette pas le projet "par principe". "Notre volonté est bien de renforcer le nombre de places de prison en France", assure-t-il. Mais Fréjus est "une commune qui manque cruellement de terrains pour son développement économique". En clair, le gouvernement ferait mieux d'aller voir ailleurs.
En annonçant un plan de construction de prisons, en octobre 2016, destiné à lutter contre la surpopulation carcérale, le gouvernement de Manuel Valls ne s'attendait pas à une partie de plaisir. D'autant qu'il avait décidé d'agir vite et de ne laisser que quelques semaines aux préfets pour identifier des terrains sur tout le territoire, avec un cahier des charges précis. "Il y a eu des résistances et des élus qui nous ont mis des bâtons dans les roues, reconnaît auprès de franceinfo le ministre de la Justice de l'époque, Jean-Jacques Urvoas. Mais, à l'inverse, il y a eu des communes qui voulaient absolument accueillir une prison et qui nous ont proposé un pont d'or pour l'emporter."
Un collaborateur du ministère de la Justice interrogé par franceinfo évoque "une vraie difficulté pour trouver des terrains dans les zones denses", notamment en Ile-de-France et sur la Côte d'Azur. "Les maires ont souvent plein d'idées de projets pour les quelques terrains qu'il leur reste, et le fait d'accueillir une prison est rarement en tête de liste", explique-t-il. C'est dans les territoires où les emplacements disponibles sont légion et où l'activité est faible que les projets pénitentiaires ont été les mieux perçus.
A travers le prisme des recherches foncières, c'est une certaine géographie de la France qui s'est dessinée, avec des territoires aux aspirations et aux destins contrastés. C'est aussi la place de la prison dans notre société qui a été mise en lumière, entre contraintes de politique pénale, relégation spatiale et fantasmes populaires.
"La prison fait peur"
Retour à Fréjus, en juin, quatre mois après le coup de sang de David Rachline. Dans le bureau du premier adjoint, Richard Sert, le discours est radicalement différent.
On pense qu'une prison serait une bonne opportunité pour la commune.
Pourquoi un tel revirement ? "Le sénateur-maire avait un a priori défavorable, car on ne voyait pas où construire une maison d'arrêt suffisamment loin des habitations et des campings, répond-il. Maintenant, on a trouvé un emplacement."
Dans les faits, effectivement, le terrain initialement retenu par l'Etat était un champ de manœuvres militaires situé à proximité de campings 4 et 5 étoiles. La mairie s'y est opposée, tout comme le ministère de la Défense. Lors d'une réunion en sous-préfecture, Richard Sert a alors proposé une parcelle de forêt communale dans l'extrême nord de la ville, à côté d'un site de stockage de déchets et en face d'un terrain de tir de l'armée. "On ne pourrait rien y construire sans l'aide des services de l'Etat, donc pourquoi pas une prison, qui nous apportera de l'activité économique." La proposition est désormais entre les mains de la préfecture et du ministère de la Justice.
Ce genre de rétropédalage ne surprend pas Gérald Billard. Ce professeur d'aménagement et d'urbanisme à l'université du Mans (Sarthe) a participé à une recherche de plus de trois ans consacrée à cinq prisons construites depuis 2007, un travail qui a donné naissance à l'ouvrage Les nouvelles prisons (Presses universitaires de Rennes, 2015).
Quand un projet de construction est présenté par le préfet, "la première réaction des élus est généralement la réticence, parce que la prison fait peur, et parce que cela représente un risque politique pour le maire, qui ne sait pas comment son conseil municipal et ses élus vont réagir, explique le chercheur à franceinfo. Très rapidement, les maires affinent le sujet, acceptent souvent de recevoir une prison, voire cherchent à l'accueillir."
C'est ce qui s'est passé à Fréjus, où la municipalité s'est rendu compte de l'intérêt qu'elle pourrait avoir à exploiter un terrain peu valorisable. Bien souvent, les prisons héritent ainsi des terrains les moins prestigieux, comme a pu le constater Gérald Billard : "La prison de Nancy-Maxéville a été construite dans une zone d'activité en bordure de zone urbaine sensible, celle de Nantes-Carquefou se trouve sur un ancien terrain militaire dans une zone industrielle et celle de Rennes-Vezin a pris la place d'anciens abattoirs coincés entre une ligne ferroviaire et une zone industrielle."
Un temps construits en centre-ville, à proximité immédiate des tribunaux, les établissements pénitentiaires sont désormais relégués en périphérie. "La fonction noble de la justice – le jugement et le prononcé de la peine – s’exerce toujours en ville, dans des tribunaux souvent localisés dans de beaux quartiers, note le géographe Olivier Milhaud, maître de conférences à la Sorbonne, dans la revue Urbanités. L’exécution de la peine, en revanche, se fait dans des établissements pénitentiaires qui s’établissent désormais en marge des villes."
Loin des yeux, loin du cœur
Quid de l'argument initial de David Rachline sur la "vocation touristique" de Fréjus ? Son premier adjoint, Richard Sert, ne semble pas s'inquiéter d'une éventuelle baisse de réputation de la ville si elle accueillait une prison. D'autres communes soucieuses de préserver leur image ont su trouver des astuces : Gérald Billard cite le cas de Coulaines, près du Mans (Sarthe), où le maire a "demandé que la prison ne porte pas le nom de sa commune". L'établissement inauguré en 2009 a donc été baptisé "maison d'arrêt Le Mans-Les Croisettes", d'après le nom du lieu-dit où se situe la prison.
"On a eu tendance à exagérer l'aspect d'image, qui ne se vérifie pas dans la durée", tranche Olivier Milhaud, auteur de Séparer et punir (CNRS Editions, 2017), interrogé par franceinfo. L'universitaire souligne que la maison centrale de Saint-Martin-de-Ré n'empêche pas l'île de Ré (Charente-Maritime) de rester une destination touristique attractive. "L'administration pénitentiaire est le premier employeur de l'île, mais personne de l'extérieur n'est au courant, explique-t-il. Il y a des stratégies 'd'invisibilisation', comme le fait de ne pas avoir de panneau routier indiquant la présence de la prison."
Olivier Milhaud évoque également "des stratégies paysagères ou architecturales" qui permettent de camoufler une prison. Des peupliers, choisis pour leur croissance rapide, peuvent servir de barrière végétale. Des talus le long des routes peuvent masquer un établissement. Enfin, en jouant sur les couleurs, les architectes peuvent fondre les bâtiments de détention dans le décor urbain (par exemple, en reprenant la couleur des briques du quartier).
Dans certains cas, "l'invisibilisation" est même effective sur les habitants. Gérald Billard a pu analyser les cahiers de doléances ouverts pour les citoyens de Coulaines avant la construction de la prison sarthoise. "On a pu mesurer leurs peurs, qui portaient sur la dévalorisation de l'immobilier, sur les nuisances sonores et visuelles ou encore sur l'insécurité, détaille-t-il. Il a été intéressant, en retournant sur place une fois la prison mise en service, de constater que la plupart des habitants avaient oublié leurs peurs et même oublié la prison, devenue presque invisible – sauf pour le voisinage immédiat, peu nombreux."
Lors de son opération de recherches de terrains ces derniers mois, le gouvernement s'est cassé les dents à plusieurs reprises. Ce fut particulièrement le cas en Ile-de-France, où le peu d'emplacements identifiés a contraint le garde des Sceaux à ordonner une nouvelle phase de prospection. Il a également dû faire le deuil de sa volonté de construction de maisons d'arrêt dans des agglomérations comme Lyon, Marseille, Nancy ou Strasbourg, d'où proviennent pourtant nombre de détenus.
"Ces métropoles à forte concentration urbaine ne veulent pas geler 15 hectares pouvant accueillir autre chose, regrette Jean-Jacques Urvoas. Mais derrière, il y a eu des communes super-volontaires pour récupérer le projet." Colmar a ainsi profité des réticences strasbourgeoises pour récupérer une maison d'arrêt de 550 places, tandis que Dommartin-lès-Toul a hérité de l'établissement de 600 places prévu à Nancy.
Tout l'enjeu a été "d'éviter de se retrouver avec une prison au milieu des champs", comme cela existe notamment à Vivonne (Vienne), dit l'ancien ministre, dans un souci de "maintien des liens familiaux". Car plus les prisons sont construites à l'écart des centres urbains, plus la présence des proches des détenus aux parloirs se complique.
"Les familles sont souvent dépendantes des transports en commun, qui sont peu efficaces hors des zones urbaines, confirme le géographe Gérald Billard. Quand il faut prendre un TER, puis un bus, puis finir à pied jusqu'à la prison, on se retrouve facilement avec 5 minutes de retard, et on est privé de parloir. Et pour les détenus en semi-liberté, être à l'heure au travail et à l'heure pour le retour en prison peut devenir un casse-tête et compromettre une réinsertion."
Une fausse bonne affaire ?
A l'heure du choix des sites des futurs maisons d'arrêt, le gouvernement a fait des déçus dans les rangs des villes candidates. C'est le cas de Saint-Lô (Manche), qui s'est retrouvée en compétition face à Cherbourg-en-Cotentin (Manche) et qui n'a pas été retenue. "Tout était prêt chez nous, se désole le maire divers droite de Saint-Lô, François Brière, interrogé par franceinfo. Nous avions même réservé un terrain pour la prison dans notre plan local d'urbanisme."
Pour le chef-lieu de la Manche, accueillir une maison d'arrêt devait permettre de relancer l'activité économique locale. "C'est une logique de cercle vertueux d'activité", estime François Brière.
Une prison amène du personnel, ce qui veut dire que des logements trouvent preneur ou sont construits, il y a davantage de consommateurs, davantage de patients à l'hôpital, davantage d'élèves dans les écoles.
Un enjeu d'autant plus crucial pour une ville de 20 000 habitants comme Saint-Lô, qui se bat pour sauver ses services publics. "Je me suis bagarré pour avoir cette prison comme je me bagarre pour le maintien de notre petite antenne universitaire, raconte le maire. Trop de jeunes partent à cause du manque d'activité, le solde démographique est déficitaire sur cette tranche d'âge, il faut faire quelque chose."
L'argument économique est la principale motivation avancée par les communes. Mais y a-t-il vraiment tant à gagner en accueillant une prison ? "Les choses ne sont pas si évidentes", tempère Isabelle Leroux, maître de conférences en économie à l'université d'Angers (Maine-et-Loire) et co-auteure de l'essai Les nouvelles prisons. Elle promet une belle désillusion aux maires qui s'attendent à un jackpot.
"Les surveillants vont souvent vivre dans une autre commune, pour respirer un peu et ne pas croiser les détenus en semi-liberté, affirme-t-elle à franceinfo. Du fait du turn-over, certains vont aussi se contenter d'un studio et ne vont pas faire venir leur famille." L'économiste cite en exemple une maison d'arrêt de 400 places inaugurée en 2010, dont seulement 7 des 184 fonctionnaires résidaient finalement dans la commune en 2013. Outre cet effet démographique limité, l'effet sur l'emploi est négligeable, car les fonctionnaires de la prison sont affectés au plan national et non recrutés dans le bassin local.
Que répondre à la mairie de Fréjus, qui salive devant un éventuel chantier à 100 millions d'euros ? Prudence. Si la prison est construite en partenariat public-privé, le chantier risque de peu profiter aux entreprises locales du BTP. "Si Bouygues, Vinci ou encore Eiffage remportent le contrat, ils vont utiliser leurs filiales, explique la chercheuse. Ces grands groupes s'engagent en général à faire appel à 30 à 40% de PME locales indépendantes, pour rassurer, mais dans les faits, les PME du cru n'héritent que d'environ 10% du marché."
Autre source potentielle de déception : les gains en matière de dotation globale de fonctionnement (DGF). Cette dotation est versée par l'Etat aux communes en fonction de leur nombre d'habitants. Lorsqu'une prison est construite, chaque détenu compte pour un habitant supplémentaire et permet de gonfler la DGF. L'impact est minime, prévient l'économiste : "Ce supplément représente seulement 0,5% du budget communal" pour une ville de 7 500 habitants accueillant un établissement de 400 places. Soit un gain de 40 000 euros par an.
"La plupart des maires concernés veulent tellement accueillir leur prison qu'ils s'interdisent de négocier en amont, pour ne pas plomber leur candidature", constate Isabelle Leroux. Or, une prison peut être l'occasion d'obtenir des aménagements routiers, des projets de lotissements ou encore un équipement public.
Le géographe Olivier Milhaud cite ainsi le cas de l'ancien maire de Saran, près d'Orléans (Loiret). Celui-ci s'est longuement opposé à l'accueil d'un centre pénitentiaire, à la fin des années 2000, avant de finir par y consentir. "On s'est rendu compte par la suite qu'il avait réussi à obtenir un regroupement de cliniques privées sur sa commune", avec des impôts locaux à la clé, raconte le chercheur. Son collègue Gérald Billard note que la commune de Vezin-le-Coquet (Ille-et-Vilaine) a obtenu une gendarmerie en même temps qu'une prison.
"Ce n'est qu'en menant une réflexion sur le développement autour de la prison qu'on peut échapper à un non-sens économique", conclut Isabelle Leroux. In fine, l'intérêt du détenu doit primer, estime-t-elle, appelant à veiller à développer les liens entre la prison et le tissu économique local pour permettre une bonne réinsertion et éviter la récidive.