Turquie : "La contestation est plus proche de mai 68 que des printemps arabes"
Depuis plusieurs jours, les manifestations contre le gouvernement s'enchaînent à Istanbul et dans le reste du pays. Mais ces protestataires ne forment pas un groupe homogène.
Ils sont chassés à coups de grenades lacrymogènes ou de tirs de balles en caoutchouc, mais ils ne renoncent pas. Le Premier ministre, Recep Tayyip Erdogan, a eu beau déclarer "la situation est en train de se calmer", en Turquie, des manifestants sont à nouveau dans la rue dans la nuit de lundi à mardi 4 juin, notamment à Ankara et Istanbul.
Alors qu’au début, ils n’étaient que quelques dizaines pour protester contre le projet d'urbanisation du parc Gezi, à Istanbul, aujourd’hui, ils sont des milliers à dénoncer le pouvoir. Mais qui sont ces Turcs qui crient à la démission du gouvernement ? Francetv info vous apporte des éléments de réponse.
Des activistes écologistes, à l’origine du mouvement
"Au tout début, il s’agissait d‘un rassemblement spontané de faible ampleur. Le point commun des premiers manifestants était leur activisme écologiste", explique Alican Tayla, chercheur à l’Iris (Institut de relations internationales et stratégiques) et spécialiste de la Turquie, joint par francetv info.
Les premiers militants associatifs ne voulaient qu'empêcher la destruction du parc Gezi, une des rares oasis de verdure à Istanbul, la plus grande ville de Turquie (8,8 millions d'habitants, et plus de 10 millions dans l'agglomération). Le projet d’urbanisme envisagé par le gouvernement est d’y créer la copie d’une caserne militaire de style ottoman pour abriter, entre autres, un gigantesque centre commercial. Ce n’est qu’un des nombreux mégaprojets de construction contestés dans la mégalopole turque. Le nouveau pont, le troisième aéroport international, un canal, des zones destinées à construire des résidences luxueuses... Un article de Today’s zaman (en anglais) dresse une liste de gigantesques projets qui "rendent la ville d'Istanbul inhabitable".
Des jeunes urbains, qui dénoncent la "réislamisation"
"Le nombre de jeunes qui se sont solidarisés avec le mouvement est impressionnant, estime Alican Tayla. Il s’agit des générations nées après le coup d’Etat de 1980, très apolitiques, qui ne protestaient jamais." Frustrés de ne trouver aucun parti qui les représente, "ces jeunes se sont organisés via les réseaux sociaux pour se faire entendre", explique-t-il.
Ces protestataires veulent surtout dénoncer la "réislamisation" du pays, initiée par le gouvernement. Les exemples de mesures destinées à séduire un électorat traditionaliste ne manquent pas ces derniers temps : la loi du 24 mai restreignant la vente et la publicité de boissons alcoolisées, la construction d’une mosquée géante ou des condamnations de plusieurs intellectuels pour "insulte à l’islam".
"On fait souvent une comparaison avec le printemps arabe, mais il serait plus opportun de faire une parallèle avec le mouvement de mai 68 en France. Le printemps arabe était un mouvement contre un régime de dictature. La contestation en Turquie, comme celle de mai 68, montre à quel point le gouvernement est déconnecté de sa jeunesse", conclut Alican Tayla.
Des alévis, qui se sentent discriminés
Dans la foule des manifestants, on compte de nombreux alévis, un courant de l’islam chiite. Cultivant un mode de vie plus libéral que la plupart des musulmans, les alévis "ne pratiquent pas les cinq prières quotidiennes, ne se rendent pas à la mosquée mais dans des cemevi, ne font pas le pèlerinage à la Mecque ni le ramadan", décrit La Croix. Aujourd’hui, l’alévisme n’est pas reconnu comme une religion. De même, leurs lieux de culte, les cemevi, ne bénéficient pas du soutien financier de l’Etat comme les mosquées, mais restent à la charge des croyants.
Fortement implantés en Turquie – ils sont 10 à 15 millions, sur 70 millions d'habitants – les alévis ont souvent été victimes de massacres et d’abus dans ce pays où la majorité des musulmans est sunnite. Aujourd’hui encore, ils affirment subir des discriminations.
La dernière polémique les concernant date du 29 mai, quand le Premier ministre Erdogan, a officiellement lancé la construction du troisième pont sur le Bosphore. Censé devenir le pont le plus large du monde, il portera le nom du "Sultan Yavuz Selim" (qui dirigea le pays de 1512 à 1520), un homme responsable de massacres d'alévis.
Pour eux, cette contestation est surtout l’occasion de faire entendre leurs propres revendications. "Les associations communautaires qui ont appelé à rejoindre la place Taksim pour grossir le flux des manifestants se sentent mises au ban de la République", expliquait Le Monde.
Des membres du parti d'opposition CHP
Le soulèvement populaire résistera-t-il à des récupérations politiques tous azimuts ? Le Premier ministre a déjà dénoncé "une manifestation à caractère idéologique" et "des actions extrémistes".
"Avec ses accusations, il cible le Parti républicain du peuple (CHP). C'est le deuxième parti du pays", explique Alican Tayla. Pourtant, selon le chercheur, le parti de Recep Tayyip Erdogan n'est pas menacé. "Il y a une scission au sein du CHP, ils ne sont pas suffisamment forts pour défier le pouvoir."
Et si dans les rangs des manifestants on trouve les sympathisants du CHP, ils marchent à côté des anarchistes, des militants de l’extrême gauche, des Kurdes et des nationalistes. La blogueuse turque Binnaz Saktanber souligne, dans un post sur le quotidien britannique The Guardian, que la particularité de cette manifestation est qu’elle n’a pas été organisée par un parti politique ou un syndicat. "Les députes du parti CHP qui sont venus nous voir ont été ignorés ou hués", raconte-t-elle.
D’après Alican Tayla, Recep Tayyip Erdogan n'est pas directement menacé par les protestataires. Mais un important changement politique pourrait néanmoins résulter des manifestations de la place Taksim. "L'ambition du Premier ministre de changer le système politique turc en un système présidentiel pour rester à la tête de l’Etat est, à mon avis, désormais enterrée. Il ne trouvera plus de soutien nécessaire".
Commentaires
Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.