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ENQUÊTE FRANCEINFO. Meurtres d'Angélique, d'Alexia Daval, attentats... Comment les procureurs sont devenus des pros de la communication

Fabien Magnenou le mardi 23 janvier 2018

Le procureur de Paris François Molins lors d'un point-presse au palais de justice, le 14 novembre 2015, au lendemain des attaques terroristes commises dans la capitale. (GEOFFROY VAN DER HASSELT / ANADOLU AGENCY / AFP)

Quand François Molins s'avance au pupitre, ce n'est pas bon signe. Après chaque attentat ou coup dur, le souriant sexagénaire prend sa mine des mauvais jours face aux caméras. Au fil des années, les Français ont découvert le procureur de la République de Paris à la télévision, lors de conférences de presse diffusées en direct. Ils se sont aussi familiarisés avec un style. Un phrasé clair, des descriptions chirurgicales. Avec lui, l'institution judiciaire présente un visage plus moderne, plus rassurant. "Il faut bien avouer que ça me fait un bien fou de vous voir", écrit même un journaliste de Libération, dans un billet doux publié en 2015.

A Paris ou ailleurs, ces exercices se sont multipliés ces dernières années. Dernier exemple en date, la conférence de presse du procureur de la République de Lille dans le cadre du meurtre d'Angélique. Thierry Pocquet du Haut-Jussé s'est livré à un récit glaçant et détaillé du viol et de la mort de la jeune fille de 13 ans. Une description qui a heurté de nombreuses personnes à l'image Homayra Sellier, présidente de l'association Innocence en danger, qui estime "qu'il n'y a pas forcément d'utilité à révéler autant de détails au public". En équilibre entre le temps judiciaire et le temps médiatique, les procureurs s'apparentent alors à des funambules. Mais comment sont-ils formés à ces prises de parole et quelles sont leurs techniques pour en dire assez, sans trahir les enquêtes ? 

François Molins, le magistrat dont on connaît le nom

François Molins, procureur de la République de Paris, s'apprête à donner une conférence de presse à Bruxelles (Belgique), le 21 mars 2016, après la découverte d'une trace ADN sur des explosifs utilisés lors des attaques commises à Paris.  (JOHN THYS / AFP)

Malgré son expérience, François Molins a encore le trac. "Quand je vais dans la salle pour faire le point-presse, il y a toujours une petite appréhension et puis quand je commence à parler, c’est terminé", explique le procureur, dans son bureau du quai des Orfèvres, à Paris. Et si ses déclarations ne s'apparentent pas à "une pièce de théâtre", le script est bien rédigé, à la virgule près. Le chargé de communication permanent du parquet prépare le texte, à partir des comptes-rendus de la section antiterroriste, et avec l'aide de l'ensemble du cabinet – quatre ou cinq personnes.

Le procureur de la République de Paris a pris l'habitude de retravailler l'attaque et la fin de ses déclarations, mais aussi d'ajouter sa "patte". C'est ainsi que les appartements "conspiratifs" – où sont fomentés des attentats – ont fait leur entrée dans le langage courant. Le mot, absent du dictionnaire, est emprunté aux dossiers de terrorisme basque. "J’ai même été plagié un matin par [l'humoriste] Jérôme Commandeur, sur Europe 1, à propos de l'agression de Kim Kardashian [à Paris], sourit l'intéressé. Il avait utilisé le terme d'hôtel particulier 'partousatif', ce qui m'avait fait beaucoup rire. Mais je trouve que le terme 'conspiratif' est parlant."

Avec au compteur une cinquantaine de points-presse en cinq ans, François Molins maîtrise désormais l'exercice sur le bout des doigts. Il a été l'un des premiers à fournir autant de détails sur des dossiers en cours. Ainsi, en 2016, après l'attaque du 14-Juillet à Nice, il détaille et date, pendant sept minutes, les photos retrouvées sur le téléphone du terroriste. Il évoque par exemple "un cliché du 25 mai 2015 qui est une photographie d'un article sur le captagon, intitulé 'Captagon, potion magique des combattants'". Un peu plus tard, il ajoute que les "trois" SMS ont été complétés par des messages audio "en date du 14 juillet" enregistrés par l'auteur "puis convertis via Google Search en message écrit". Chirurgical.

"Les détails qu’on livre ne sont pas des détails essentiels pour l’enquête, a priori, explique-t-il. Mais ils donnent de la chair aux journalistes." Communiquer la couleur d'un fourgon ou la minute précise d'un repérage serait-il une stratégie pour rassasier les journalistes et contenir leurs éventuelles questions ? "Un petit peu", confirme le procureur, dans un sourire espiègle. "Vu tout ce qu'on [dit], on peut se permettre de ne pas prendre de questions" lors des points-presse, devenus de facto des déclarations.

A partir d’un certain degré de trouble à l’ordre public, le point-presse devient en réalité le seul et unique moyen de gérer la masse des journalistes. Il y a tellement d’appels et de demandes... Cela permet de prendre un peu de recul et de penser à une communication plus élaborée, par rapport à la demande pressante des journalistes.

François Molins, procureur de la République de Paris

Aujourd'hui, sa communication est rodée. Jamais de point-presse dans un local de police ou de gendarmerie. Plus de fauteuil à roulettes, pour éviter de donner le tournis aux caméras : "Je suis plutôt remuant, certains disent un peu nerveux." Et face aux télévisions, le fond bleu ne comporte aucun cartouche du ministère de la Justice, lequel reste rangé dans son bureau. "C'est délibéré. Je communique sur des affaires individuelles et le ministère ne peut pas me donner d’instructions dans les affaires individuelles."

"Aujourd’hui, la communication judiciaire fait partie du métier de procureur, c'est une obligation", estime François Molins. Les procureurs sont d'ailleurs les seuls magistrats autorisés à "rendre publics des éléments objectifs tirés de la procédure", précise l'alinéa 3 de l'article 11 du Code de procédure pénale, pour éviter la "propagation d'informations parcellaires ou inexactes" ou un "trouble à l'ordre public".

Quand la justice s'est mise à table

Une session de formation aux "stratégies de communication" dans les locaux parisiens de l'Ecole nationale de la magistrature, mardi 5 décembre 2017. (F. MAGNENOU / FRANCEINFO)

Au début des années 1980, j’étais quand même face à une justice muette, rappelle Dominique Verdeilhan, le chroniqueur judiciaire de France 2. Les magistrats refusaient même de nous donner l’heure." A l'époque, la presse se tourne vers les juges d'instruction, lesquels acceptent parfois de répondre, malgré le secret de l'enquête. Beaucoup se souviennent de l'affaire Grégory et des interventions du juge Jean-Michel Lambert, qui a révélé de nombreux éléments aux médias, malgré le risque d'entraîner l'annulation de certaines pièces du dossier. "La communication de cette époque était quand même un peu surréaliste", estime aujourd'hui Hervé Lollic, procureur à La Roche-sur-Yon.

Le fiasco du procès d'Outreau, qui s'ouvre en mai 2004, est un nouveau coup dur pour l'institution judiciaire. Mais il permet d'amorcer une autre étape. Entre 2002 et 2005, le garde des Sceaux Dominique Perben lance un vaste chantier pour doper la communication judiciaire. Il crée un service dédié, le SCICOM, et charge une commission de réfléchir à l'installation de caméras dans les prétoires, en vain. Surtout, il encourage tous les procureurs à communiquer. "J’avais observé que la seule information dont disposaient les médias était soit fournie par les avocat des parties, soit par des syndicats de police ou de gens un peu extérieurs à l’affaire, explique l'ancien ministre à franceinfo. Je trouvais cela assez préjudiciable à l’idée de justice."

"Certains procureurs m'ont répondu 'D'accord, mais on ne sait pas faire', ce qui était légitime de leur part." Brigitte Angibaud, alors sous-directrice du service de l'information et de la communication du ministère, reçoit donc pour mission de mettre en place des ateliers de media-training. Une société, dirigée par un ancien de TF1, dispense des ateliers d'une journée, en novembre et décembre 2013, auprès de 153 procureurs, avec un certain succès. Selon la Chancellerie, 89% des participants manifestent alors leur souhait de renouveler l'expérience.

C’était une révolution culturelle en matière de communication. Et aussi un effort de pédagogie, car le débat judiciaire ne doit pas rester un débat d’initiés, mais se dérouler au nom du peuple français.

Brigitte Angibaud, ancienne sous-directrice du service de l'information et de la communication au ministère de la Justice

Rien à voir avec l'ambiance de 1985, quand un module "Justice et médias" avait au contraire suscité une grève des 150 étudiants de l'Ecole nationale de la magistrature, au nom de l'indépendance de la justice. Désormais, des sessions dédiées leur sont dispensées, sans réticence particulière. Des stages sont également proposés aux magistrats en exercice, dans le cadre de la formation continue. "Les collègues sont en demande, car ils sont conscients qu'une conférence de presse peut leur tomber dessus à n'importe quel moment, explique Michèle Lauret, en charge du catalogue de formation. Il m'arrive régulièrement de refuser des gens".

Rendez-vous rue Chanoinesse, à Paris. "Il faut lui répondre comme ça, à [Jean-Jacques] Bourdin, avec une grosse voix comme lui…" Dans une salle, un magistrat plaisante avec son binôme. Pendant trois jours, début décembre, Céline Clément-Petremann, responsable de la communication du parquet national financier, et Jacques Dallest, procureur général à Chambéry (Savoie), encadrent dix-sept procureurs et secrétaires généraux de parquet. Au programme : bilan d'expérience avec Thomas Sotto de France 2, analyse vidéo de conférences de presse avec Sarah Lou-Cohen, chef du service police-justice de BFMTV, visite de rédactions (franceinfo, Europe 1, M6), exercices face à la caméra...

La référence à François Molins n'est jamais loin. "Il por-tait des bas-kets de ty-pe Con-ver-se", sourit un magistrat en imitant l'accent du magistrat parisien. "Nous ne sommes pas des acteurs et ce n'est pas notre boulot, ni même notre préoccupation première, car nous avons le nez dans le guidon", confie Stéphane Kellenberger, l'un des participants.

Le procureur de Dignes-les-Bains (Alpes-de-Haute-Provence) se souvient du "tourbillon" et des "médias nationaux 'directifs'" lors de la conférence de presse qu'il a dû improviser dans une salle des mariages à Annot, le 8 février 2014, après le déraillement d'un train. Pour lui, cette formation est l'occasion d'apprendre à "gérer le stress" et à apprivoiser "l'angoisse du direct". Mais aussi de faire entendre la parole de l'institution, face aux avocats et aux "enquêtes parallèles" des médias.

A l'entrée d'une formation des magistrats à la communication judiciaire, mardi 5 décembre 2017, dans les locaux parisiens de l'ENM. (F. MAGNENOU / FRANCEINFO)

L'exercice de l'après-midi consiste à rédiger un communiqué de presse. Violences urbaines, forcené, accident de la route... Chaque binôme reçoit un cas pratique, où les informations sont déroulées chronologiquement. Comme dans une situation réelle, les élèves doivent choisir le moment opportun pour rédiger son communiqué. Ni trop tôt, ni trop tard. "Il faut que vous ayez le maximum d’informations sur le mis en cause, comme ses antécédents, conseille la formatrice. C'est un angle d’attaque de l’institution judiciaire. Il faut être attentif sur ce point."

Au-delà de ces formations, l'ENM organise également des sessions en partenariat avec des écoles de journalisme, qui recréent des conférences de presse factices. "Nous sommes face à des gens un peu terrorisés au départ face aux caméras, explique Eric Nahon, directeur-adjoint de l'IPJ de l'université Paris-Dauphine. "C'est une rencontre entre deux mondes, ajoute Pierre Savary, directeur de l'école de l'ESJ de Lille. Les magistrats sont presque surpris que nos étudiants en journalisme les interrogent sur des éléments du dossier qu'ils ne veulent pas communiquer."

Les "procs" et les médias : je t'aime moi non plus

Alors procureur de la République de Saint-Malo, Alexandre de Bosschere donne une conférence de presse après la découverte du corps d'un petit garçon de 22 mois, le 5 juillet 2010 au Minihic-sur-Rance (Ille-et-Vilaine). Le colonel Laurent Le Gentil est à ses côtés. (CYRIL FOLLIOT / AFP)

Si l'ENM prend tant de soin à former les magistrats, c'est que chacun de leurs mots sera passé au crible par les journalistes. Pas le droit à l'erreur. En octobre 2016, le parquet de Grenoble (Isère) valide une alerte-enlèvement évoquant un individu "de race noire" et s'attire de cinglantes critiques. Pour éviter de nouveaux impairs, la sémantique des alertes est désormais soigneusement encadrée. François Molins cite également l'exemple des incidents de Clichy-sous-Bois, en 2005 : "Mon plus mauvais souvenir de point-presse", commente-t-il. A l'époque, il déclare qu'il n'y a "pas eu de course-poursuite" entre la police et Zyed et Bouna, les deux adolescents morts électrocutés. L'avocat des parties civiles avait ensuite évoqué un "mensonge orchestré", accusant la police d'avoir fourni au parquet des éléments incomplets ou erronés.

On n'a pas employé les bons mots. Je ne sais pas comment il aurait fallu faire. Peut-être mieux expliquer que ces gamins étaient poursuivis [par la police] mais qu'ils n’étaient pas en vue [des agents]. S’ils avaient été en vue dans le cadre d'une course-poursuite, les policiers seraient intervenus. Mais ici, c’est ce qu’on appelle dans le 93 une "courette" : les policiers cherchent [des personnes] sans savoir précisément où [elles se trouvent].

François Molins

A l'inverse, François Molins évoque les interférences des médias. Et rappelle les dérapages des chaînes d'information en continu dans le sillage des attentats de janvier 2015 : appel téléphonique aux frères Kouachi directement dans l'imprimerie, annonce de la présence d'un ouvrier dans ces locaux ou d'otages dans la chambre froide de l'Hyper Cacher... "C'est aberrant, se souvient le procureur. A l'époque, nous avions dit ce que nous en pensions au patron de BFMTV."

Ce type de remontrances n'est pas inédit. Lors de la cavale de Jean-Pierre Treiber, en 2009, les enquêteurs avaient localisé la boîte grâce à laquelle l'évadé communiquait avec sa compagne, au pied d'un arbre gravé situé dans la forêt de Bombon (Seine-et-Marne). Une semaine plus tard, une équipe de France 3 était parvenue à son tour à trouver le point de rendez-vous. Le Figaro Magazine avait diffusé des photos de l'évadé prises par la police. Ces révélations avaient valu aux médias un communiqué cinglant de François Pérain, alors procureur d'Auxerre.

Les enquêteurs enquêtent, les journalistes informent. Il conviendrait que chacun respecte son rôle.

Le procureur François Pérain, dans un communiqué de 2009

Ces interférences peuvent échapper au contrôle des magistrats. La procureure de Besançon (Doubs), Edwige Roux-Morizot, se souvient d'un appel après la mort d'Alexia Daval. L'AFP s'apprête à écrire que la joggeuse est morte "par strangulation" et que "selon les premières constatations, la jeune femme n'aurait pas été violée""Mais le rapport d'autopsie dit simplement qu'elle est morte par suffocation et rien n'indique qu'elle n'a pas été violée", souligne la magistrate. La procureure demande de patienter jusqu'à la conférence de presse du lundi. Refus. "On est dans un tourbillon incontrôlable et ingérable. Tout va passer sur BFMTV et toutes les radios." 

Cette frénésie prend parfois des proportions étonnantes, qui perturbent le quotidien des procureurs. Après la disparition de l'étudiante japonaise Narumi Kurosaki, en décembre 2016 à Besançon, les télévisions nippones patientent des heures pour interroger la procureure. "En janvier, vers 21 heures, quatre mecs viennent autour de moi et me posent des questions, dans une rue mal éclairée à la sortie du tribunal." Edwige Roux-Morizot perd patience et se met en colère – "Vous n’allez pas me suivre jusqu’à chez moi ?" La presse japonaise interroge tous les témoins, au risque de fournir des éléments précieux au principal suspect de l'homicide, un étudiant chilien. "Tout ça a pollué l'enquête de façon terrifiante."

Pour éviter un face-à-face houleux avec la presse, certains choisissent parfois d'autres canaux d'expression que la sacro-sainte conférence de presse. C'est le cas, en 2013, lors du classement sans suite de l'affaire Godard, du nom d'un médecin disparu en 1999, après un départ en mer, ainsi que ses deux enfants et sa femme. Compte tenu de l'affaire "compliquée, avec de nombreux rebondissements", Alexandre de Bosschère préfère accorder un entretien à Ouest-France pour expliquer sa position. "Certains journalistes avaient établi des contacts avec des proches et il y avait parfois une mise en cause de la justice dans ce dossier", explique-t-il. "Il aurait été difficile de faire passer un message en conférence de presse. Elle aurait pu devenir impossible à maîtriser." 

La médiatisation, jusqu'où ?

Jacques Dallest, alors procureur de la République de Marseille (Bouches-du-Rhône), répond aux questions des journalistes après la mort d'un homme dans une fusillade, le 27 février 2013, dans les quartiers nord de la ville. (GERARD JULIEN / AFP)

La médiatisation des procureurs risque-t-elle à son tour d'entraîner des effets non désirés dans l'exercice de la justice ? "Les conférences de presse créent une dramaturgie autour de l’affaire, estime Alexandre de Bosschère. Le procureur d'Amiens a déjà observé un "effet de loupe", après la médiatisation de certains faits divers.

Des affaires courantes sont alors surmédiatisées, dès qu'elles ressemblent de près ou de loin au premier dossier. On a parfois envie de dire aux journalistes que ces affaires, même graves, arrivent tous les jours.

Alexandre de Bosschère, procureur d'Amiens

Sans compter un effet boule de neige, quand un procureur accepte de répondre à une sollicitation. Alexandre de Bosschere en a fait l'expérience après l'effondrement, le 30 septembre 2017, d'une barrière au stade de la Licorne d'Amiens, puis deux interventions en direct sur BFMTV et France 3 – une première pour lui. "Les journalistes vous voient et cette communication génère à son tour de nouvelles propositions d’intervention dans les médias." 

Jusqu'ici placé au-dessus de la mêlée, le procureur risque aussi d'être mis en cause par les différentes parties, à force de livrer des éléments de l'enquête. En témoigne l'offensive inédite d'Alain Jakubowicz contre le procureur de Grenoble, dans l'affaire Maëlys. Au micro de BFMTV, début décembre, l'avocat de Nordahl Lelandais a accusé Jean-Yves Coquillat "d'énoncer des choses totalement contraires à la réalité du dossier", en dénonçant la chronologie des faits énoncée par le magistrat. Une attaque frontale virulente, inédite contre un représentant de l'institution judiciaire.

"C’est un risque permanent depuis le début, commente François Molins. Mais qui a pris des proportions incroyables sur ce dossier." Pour un ancien procureur croisé dans les couloirs de l'ENM, ce type de réaction montre les limites du "modèle Molins". "Cela fonctionne pour les dossiers terroristes, mais ce n'est pas bon pour toutes les affaires. S'il y a des inexactitudes factuelles, personne n'en voudra trop au procureur, car c'est du terrorisme."

Le magazine "Society" a consacré sa une au procureur de la République François Molins, en avril 2017. (SOCIETY)

Reste enfin l'écueil d'une "starisation" du procureur. "A Marseille, on me reprochait d'être toujours aperçu sur les scènes de crime, se souvient Jacques Dallest, aujourd'hui procureur général à Grenoble. Mais je voulais incarner l'institution judiciaire." En un an et demi, Alexandre de Bosschere a été sollicité à quatre reprises pour être le protagoniste d'un documentaire. "Je n’ai pas envie de m’exposer ou d’exposer ma famille, répond-il. Si vraiment je pensais que l’image des procureurs était salie, je le ferais peut-être, mais d’autres le font déjà." Une équipe a notamment suivi pendant cinq ans l'ancien procureur d'Ajaccio, José Thorel, pour réaliser Le procureur est de permanence, un documentaire diffusé sur France 3 en 2011.

"Je trouve que c’est une erreur, écarte François Molins. Je pars du principe que je ne peux pas empêcher les gens d’écrire sur moi, mais je ne fais rien pour le favoriser. L’histoire de l'édito de Libération en 2015, je n’y suis pour rien. L'histoire de la une que m'a consacrée Society, je n'y suis pour rien du tout. Je n'ai jamais reçu de journalistes pour me prêter à ces choses-là." Pour paraphraser le procureur, de tels soupçons relèveraient bien d'une thèse "de type conspiratif".

Petit guide de survie en milieu hostile

La procureure de la République de Besançon (Doubs), Edwige Roux-Morizot, donne une conférence de presse, le 6 novembre 2017, après la mort d'Alexia Daval. (SEBASTIEN BOZON / AFP)

Disparition de Maëlys en Isère, mort de la joggeuse Alexia Daval en Haute-Saône... A chaque grand dossier, les chaînes d'information en continu diffusent en direct les points-presse des magistrats, qui étaient auparavant destinés exclusivement aux journalistes. Lors de ces rendez-vous aux faux airs de grand-messes, l'image de l'institution judiciaire tout entière est alors engagée. "Les procureurs se sont professionnalisés car ils ont compris l'importance de l'exercice", résume François Molins, lequel – faut-il s'en étonner – est également doyen du pôle de communication judiciaire à l'Ecole nationale de la magistrature (ENM).

Si l'enjeu est de taille, les maladresses sont toujours possibles. "Un procureur de Toulouse avait oublié que les chaînes d'info en continu filmaient tout depuis le début, se souvient Dominique Verdeilhan, chroniqueur judiciaire à France 2. Il est arrivé dans la salle en souriant et en saluant tout le monde, avant de prendre le masque pour communiquer une grave information." Les procureurs doivent ainsi se préparer à affronter la meute, a fortiori dans des lieux improvisés ou en extérieur. Il leur faut d'abord veiller à leur apparence, pour épouser la solennité du moment.

Un procureur évoque ainsi son soulagement, quand il a remplacé un collègue, il y a quelques années – "Heureusement que ce n'est pas lui qui est allé au point-presse en présence du ministre : il portait une cravate Snoopy." Pour éviter les faux pas, Baptiste Porcher, procureur de Laon (Aisne), conserve toujours une chemise blanche dans son placard, au cas où la couleur de sa tenue passe mal à l'écran – "Je me suis fait avoir une fois". "La façon dont on va communiquer est importante, y compris dans la tenue ou dans le décor, résume Hervé Lollic, procureur de La Roche-sur-Yon (Vendée). Par exemple, mieux vaut éviter la présence de choses trop personnelles dans le bureaucar nous renvoyons l'image d'une institution."

Sa consœur de Besançon (Doubs), Edwige Roux-Morizot, en charge du dossier du meurtre d'Alexia Daval, n'accueille plus les caméras dans son bureau, "assez grand mais un peu aride". Elle privilégie désormais la bibliothèque de la cour d'appel, un endroit "plus chaleureux, avec des livres, ce qui apporte une autre image de la justice". Le choix du lieu répond alors à des enjeux médiatiques. Les procureurs partagent également quelques "trucs", pour soigner leur image à l'écran. "J'ai appris, lors d'une interview, qu'il ne fallait pas regarder dans les yeux le ou la journaliste qui nous interroge, explique Baptiste Porcher. Là, elle faisait deux têtes de moins que moi et à l'écran, cela donnait une tête et un regard pointant vers le bas". 

Alors procureur à Saint-Malo (Ille-et-Vilaine), Alexandre de Bosschère met à distance la "forêt de micros" venue l'accueillir en 2013 après la disparition de Nicodème, un enfant de 22 mois. Objectif ? "Renvoyer l'image d'une communication sereine. Un procureur acculé donne l'impression d'être sur la défensive." Pas simple. François Pérain décrit ainsi la frénésie médiatique qui régnait "devant la maison d'arrêt" d'Auxerre (Yonne), après l'évasion de Jean-Pierre Treiber, en septembre 2009.

<span>J’arrive en voiture. Il fait extrêmement chaud. J'ai très soif. Je vois 34 journalistes et trois policiers pour faire l'ordre. Je descends de la voiture et là j'ai un mur de micros et de lumières. Je suis seul, la voiture est derrière moi. Je suis obligé de reculer, acculé. Les policiers sont débordés et le commissaire de la PJ essaie de cantonner les journalistes.</span>

François Pérain, ancien procureur d'Auxerre (Yonne), aujourd'hui en poste à Nancy (Meurthe-et-Moselle)

Voilà pour la forme. Sur le fond, les procureurs doivent respecter la présomption d'innocence, la dignité des victimes et ne pas gêner le travail des enquêteurs. Le plus souvent, ils s'imposent deux règles : savoir ce qu'ils ne veulent pas dire et quand ils vont finir. "Un enseignant en primaire avait été incarcéré à la fin des vacances d’hiver pour des accusations d'attouchements sexuels, se souvient le procureur Alexandre de Bosschère, aujourd'hui en poste à Amiens (Somme). Je ne pouvais pas détailler les accusations portées contre lui, car il fallait encore entendre des dizaines d'enfants. Les témoignages à venir auraient alors été biaisés."

Ce dernier a aussi échafaudé des petites techniques, contrarié que les journalistes reprennent l'information principale de son point-presse dans leurs commentaires et ne conservent que des extraits vidéo inspides de son intervention : "Pour ne pas qu'on se dise 'C'est nul ce que dit le procureur' lors de la diffusion d'un sujet, je m'efforce désormais de paraphraser la phrase-clé pendant toutes mes réponses." Mais tout cela s'apprend.

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