Coupe du monde 2022 : pourquoi des supporters arborent-ils des maillots ou drapeaux qui n'ont rien à voir avec les matchs ?
Sur chaque corner des joueurs sud-américains en seconde période du tristounet Brésil-Suisse, on n'a vu que lui. En arrière-plan, Issa agitait frénétiquement son grand drapeau libanais. Cet entrepreneur du pays du cèdre, exilé aux Etats-Unis pour cause de crise économique galopante, a mis les moyens. Les grands moyens. "J'ai fait exprès de ne prendre que des places de catégorie 1 pour que le milliard de téléspectateurs qui regarde la Coupe du monde voie mon drapeau à la télé. Pour ce match, comme j'ai dû me rabattre sur le marché de la revente, ça m'a coûté 1 200 euros. Pour montrer que le Liban est présent et que ce n'est pas qu'un pays paralysé par la crise, ça les vaut largement !" Guettez bien les quarts de finale : Issa a d'ores et déjà lâché 2 000 euros pour son sésame et représenter ainsi son pays en mondovision.
Issa est loin de constituer un cas isolé. Depuis le début de la Coupe du monde, ce ne sont pas seulement les 32 pays qualifiés qui se retrouvent au Qatar, mais les amateurs de foot, voire d'autres sports, du monde entier. Sur le parvis des stades, le défilé est permanent. Ici, un maillot de l'Ouzbékistan (dont l'équipe est 77e au classement de la Fifa). Là, un combo maillot-drapeau-casquette aux couleurs de l'Ouganda. Là encore, un maillot d'un club de NBA. Sans oublier un drapeau russe ("J'ai le droit de le porter, non ?", coupe court son porteur, agacé), des bannières palestiniennes en pagaille, ou des pays voisins du Qatar (Yémen, Oman ou Bahreïn). Mais aussi les couleurs des diasporas d'expatriés, originaires d'Inde, d'Egypte ou du Népal.
Sadina, Sarila et Bindra ont fait le voyage exprès de Katmandou, la capitale de l'Etat himalayen, pour assister à Brésil-Suisse, au stade 974. Sur leurs épaules, le drapeau national. Dans un coin de leur tête, le nombre de travailleurs migrants morts depuis dix ans. "C 'est une fierté de savoir que les gens l'ont vu dans le stade, avancent-elles. Beaucoup de nos compatriotes ont construit les stades de la Coupe du monde, les routes, les hôtels… Certains en sont morts. Certes, le Népal n'est pas qualifié. Mais venir ici et brandir le drapeau de notre pays, c'est notre manière de leur rendre hommage. Une marque de respect."
Une ambiance de JO à la Coupe du monde
On retrouve aussi parfois les couleurs des équipes qualifiées... mais qui ne jouent pas ce jour-là. Comme ces deux supporters allemands assis sur un banc aux couleurs de la Mannschaft avant France-Danemark : "Le boycott est très suivi en Allemagne, c'est donc aussi une manière de montrer qu'il y a des Allemands ici, avance Ismael. C'est un geste politique." Non loin de là, on croise Andre et un groupe de Brésiliens, tous vêtus de jaune. "C'est la Coupe du monde, on représente notre pays, non ? Même s'il ne joue pas, il faut être là pour lui."
Vétéran du Mondial avec neuf éditions au compteur, Didier Baudry, pilier des Irrésistibles Français, le principal groupe de supporters des Bleus, assure que "cette ambiance de carnaval est assez habituelle. La différence, cette année, c'est que tout le monde est concentré au même endroit, à Doha, donc ça se voit plus". Comme un petit air de Jeux olympiques, avec huit stades blottis dans un rayon de 55 km et nombre de supporters qui peuvent enchaîner jusqu'à quatre matchs par jour au premier tour, pour les plus fortunés et les plus motivés d'entre eux.
La logistique doit aussi suivre pour ce qui concerne la lessive. Avec les 30°C de rigueur durant l'hiver à Doha et les transports bondés, la liquette de Neymar tient deux jours maximum avec de passer par la case machine. Le programme à 1 200 tours minute peut s'avérer un défi pour les supporters globe-trotteurs. Avant Belgique-Maroc, Yousef, un Koweïtien de 39 ans, maillot du club allemand du Borussia Dortmund sur les épaules, avoue : "C'est le seul maillot propre qui me restait. Hier, j'avais celui de l'Argentine, mais il est au sale."
Au final, les rencontres où tout le stade affiche une unité visuelle et chante à l'unisson derrière au moins l'une des deux équipes sont rares : les matchs de la Tunisie ou de l'Arabie saoudite, qui joue quasiment à domicile pour des raisons géographiques ou de solidarité arabe, et, dans une moindre mesure ceux du Qatar, portés par un public plus sage. Mais lors de France-Australie, on entendait les mouches voler. "Il faut revoir vos attentes à la baisse par rapport aux matchs des clubs, estime Andre. "Il y a des matchs où 80% du public n'est pas directement concerné par la rencontre", poursuit Dominik, un policier allemand, supporter de Hambourg dans le civil.
"C'est comme une carte d'identité"
Andy, vêtu du maillot néo-zélandais (d'un blanc immaculé, contrairement à celui de l'équipe de rugby), illustre lui aussi le caractère versatile de certains spectateurs du Mondial, tandis que leur équipe regarde à la télévision. Quelques heures avant France-Danemark, il montre fièrement son ticket, tout en se montrant incertain sur l'équipe qui a ses faveurs : "Si, sur le parvis du stade, on croise des supporters danois sympas, on soutiendra le Danemark. Si l'inverse se produit, on criera : 'Allez les Bleus !' C'est ça, la Coupe du monde !"
Devant le stade 974, Osita, un grand gaillard, affiche un mix de nationalités assez improbable. L'écharpe du Nigeria ? "Je suis Nigérian". Le drapeau du Danemark ? "Je suis fan de Manchester United, donc de Christian Eriksen [le meneur de jeu danois porte les couleurs des Red Devils en club]." Reste le maillot islandais. "Je n'ai pas de maillot du Danemark, j'ai mis ce que j'ai trouvé de plus proche", sourit-il.
Pas très loin de là, un jeune homme est concentré sur l'écran de son téléphone. Son maillot ciel et blanc fait penser à celui de l'Argentine. Mais il s'agit des couleurs de l'América de Cali, un club colombien. "En fait, j'ai mis ce maillot, car je file à Argentine-Mexique juste après France-Danemark. Là, je vais soutenir le Danemark, car le rouge est ma couleur favorite".
Après tout, que fait-il au Qatar ? "J'avais pris mes billets avant les dernières journées des éliminatoires de la zone Amérique du Sud. La Colombie était alors virtuellement qualifiée." Deux ou trois contre-performances plus tard, voilà le fan bien seul.
"Des fois, je choisis un camp, d'autres fois, je vis le match comme spectateur neutre. Ça dépend."
Un supporter colombienà franceinfo
Choisir un camp peut aussi générer d'heureuses surprises. Mohsen, maillot blanc de l'Algérie et drapeau XXL assorti, errait sans billet près du stade 974 avant France-Danemark quand un Qatarien muni d'une place en trop lui a proposé de l'accompagner pour assister à la rencontre. "Aux premières loges en plus !" , s'enthousiasme le quinquagénaire, installé depuis dix ans au Qatar, et dont le cœur bat pour les Bleus. "Quand j'ai mis mon maillot et que je me suis rendu près du stade, c'était juste une façon de participer à la fête. Quand je ne travaille pas, je mets aussi ce signe distinctif pour prendre le métro, me balader dans la rue. C'est comme une carte d'identité."
On trouve même des dingues de... tennis autour des stades du Mondial. Ce supporter suisse porte bien le maillot de son équipe nationale, mais arbore un flocage au nom de Roger Federer, la légende de la petite balle jaune. "Je suis son plus grand fan, avance crânement l'Helvète. Aucun joueur suisse ne trouve vraiment grâce à mes yeux. C'est la troisième Coupe du monde que je fais ainsi, et ça marche bien, tout le monde vient me parler de lui."
A cet instant précis, une supportrice brésilienne arrive dans son dos, l'enlace et lui glisse : "I'm sorry Roger", avant de tourner les talons. "Vous voyez ? C'est surtout ça la Coupe du monde : parler à des tas de gens de cultures différentes."
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