"Je ne connais pas les joueurs, mais c'est mon pays" : on a rencontré les supporters du Qatar pour la Coupe du monde 2022
Dans les rues de Doha et dans les tribunes, ce ne sont pas les Qatariens qui mettent l'ambiance pour leur équipe, mais les supporters indiens, népalais, égyptiens ou libanais.
"Les enfants, quel maillot vous ferait plaisir ?" Trois fillettes sautillent à hauteur des cintres. "Le Qatar ! le Qatar ! Le Qatar !" Une chance pour la mère de famille : le bordeaux du pays organisateur de la Coupe du monde occupe les deux tiers du présentoir de ce Décathlon niché dans le gigantesque centre commercial Villagio de Doha. Solomon, le vendeur du rayon football, se frotte les mains : "On a prévu large au niveau du stock."
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Dans les tribunes du stade Al-Bayt, théâtre du match Qatar-Equateur, dimanche 20 novembre, deux catégories de supporters du pays hôte se côtoyaient. Des fans de toutes nationalités arborant les couleurs du Qatar, exubérants, dans le kop situé derrière un des buts. Et des tribunes entières de spectateurs en thobe, la tenue traditionnelle blanche des hommes qatariens, au milieu desquels on distingue quelques femmes en niqab noir.
Si les maillots de Décathlon s'arrachent, les clients sont rarement des Qatariens. "On ne vend pas le véritable maillot, explique Solomon, lui-même Népalais, mais on attire une clientèle de classe moyenne qui veut soutenir le pays sans y laisser un smic." A 69 riyals (environ 18 euros), le t-shirt de l'enseigne française est presque dix fois moins cher que la tenue officielle. Au Go Sport de la même galerie, le maillot siglé s'affiche fièrement à l'entrée du magasin, mais les quelques clientes qui regardent l'étiquette ont un petit mouvement de recul.
Une "contribution à l'effort patriotique"
Loin de l'agitation du centre commercial à la clim polaire, Jasim est accoudé à la caisse de son petit magasin de sport d'Al-Aziziyah Street. Les clients ne s'attardent pas dans son commerce. Et pour cause. "Tous les jours, dix personnes me demandent si j'ai un maillot du Qatar, soupire cet Indien venu du Kerala. Et tous les jours, je réponds non."
De nombreuses écoles ont obligé les élèves à acheter une tenue de sport avant le Mondial, nous assure-t-on. Le choix s'est souvent porté sur le Qatar, "une forme de contribution à l'effort patriotique", explique Jasim, dont le stock a été dévalisé. "Le pire, c'est que je n'ai aucune chance d'être réapprovisionné pendant la première partie du Mondial", soupire-t-il. Dommage pour lui, car le pays hôte risque d'avoir pris la porte avant la prochaine livraison.
Quand ce n'est pas le maillot, une casquette ou un petit drapeau peuvent aussi faire l'affaire. Sur la Corniche, endroit le plus m'as-tu vu de la capitale, difficile de faire deux pas sans croiser du bordeaux. Mais cet équivalent local de la promenade des Anglais pourrait être baptisée "promenade des Indiens". Car si les travailleurs venus du sous-continent asiatique n'ont pas le passeport qatarien, ce sont bien eux qui portent fièrement les couleurs de l'équipe nationale.
La "réussite du pays, pas de l'équipe"
Comme Ratif, qui balaie les trottoirs de la ville depuis le milieu des années 2000. "Si je connais les joueurs du Qatar ? Aucun, rit-il. Je ne saurais pas les reconnaître, je n'ai jamais vu un match du Qatar. Mais c'est mon pays maintenant." Porter le maillot bordeaux va au-delà de considérations sportives. Dhinell, lui aussi Indien installé dans l'émirat depuis douze ans, confirme, pendant que ses deux enfants habillés de pied en cap aux couleurs du Brésil s'égaillent sur l'avenue piétonne. "C'est la réussite du pays que je veux saluer, pas celle de l'équipe", explique-t-il.
"Il y a 10 ans, ici, il n'y avait rien. C'est devenu un endroit formidable. J'en suis très fier. J'y ai un peu participé. C'est ce que je veux montrer en portant ce maillot."
Dhinell, supporter indien du Qatarà franceinfo
Enkit aussi soutient son pays d'accueil : "C'est une occasion unique. Je n'y connais rien en foot, mais c'est l'occasion de marquer le coup, de montrer qu'on est là. Si je me réveille dans un mois, il sera trop tard." Les critiques sur les moyens mis en œuvre pour présenter un pays flambant neuf pour le Mondial, du nombre d'ouvriers morts au dialogue social cadenassé, ne leur sont pas parvenues ou n'ont pas douché leur enthousiasme.
Eux aussi ont voulu marquer le coup en poussant leur amour du pays jusqu'à défier les heures de bouchons sur les quatre-voies menant au stade d'Al-Bayt, théâtre de la cérémonie d'ouverture du Mondial, perdu en plein désert. Là encore, tous les fans croisés portant maillot sont étrangers. "Ce n'est vraiment pas dans la culture du pays", glisse Mohamed, Palestinien coiffé d'une perruque de dreadlocks aux couleurs du Qatar. Jamal, un Sri-lankais installé dans la péninsule depuis douze ans, se dépêche de regagner le parking après l'heure de jeu pour éviter les bouchons. Lucide : "Il faut être réaliste, ça s'annonce mal cette Coupe du monde. Ça ne change rien pour moi, on mettra le maillot pour les deux prochains matchs."
"On est heureux de recevoir le monde chez nous"
L'Egyptien Mehmet a été sélectionné par le Comité suprême pour avoir le droit de s'époumoner dans le kop. Il a passé des entretiens, enchaîné des castings. "Ça a duré deux mois", dit-il, fier de son coup. Pourtant, le calvaire de l'équipe qatarienne n'était pas terminé, dimanche soir, quand on l'a croisé à l'extérieur du stade, avec d'autres lauréats du concours, un Tchétchène, un Libanais, un Syrien et un Algérien. "On a fait une super entame, pas l'équipe." Ils sont tous sortis du stade à l'heure de jeu. "On n'a pas lâché à la mi-temps comme d'autres." Certes. Et alors, cette ambiance ? "C'est clair qu'on chante un peu pour les mecs en thobe", plus nombreux mais plus discrets dans les tribunes.
Porter la tenue traditionnelle fait-il de vous un supporter en carton ? Ce n'est pas la rencontre avec Muhamed, en blanc de la tête aux pieds, qui risque de casser cette image. "Si j'ai chanté ? Bien sûr, pendant l'hymne, et j'ai applaudi, quoi, deux ou trois fois." Et après la défaite, toujours supporter ? "Je suis fier d'eux, malgré les 2-0." Un blanc. Il se retourne vers ses trois compagnons : "Il y a bien eu 2-0 ?" Nombre d'entre eux coupent court quand on leur adresse la parole.
Ahmed qui prend lui aussi la poudre d'escampette avant le coup de sifflet final est à peine plus loquace. "Je suis déçu du niveau de l'équipe. J'ai préféré la cérémonie d'ouverture qui en a mis plein les yeux à tout le monde. On est heureux de recevoir le monde chez nous." Et le match ? "On est heureux de recevoir le monde chez nous." Et sinon, le match ? "On est heureux de recevoir le monde chez nous."
Pour les amateurs de ballon rond aux poches pleines, c'est sûr. Pour les plus désargentés, c'est moins vrai. Assis sur un banc de la capitale de l'émirat pour profiter d'un feu d'artifice, Edward est ému au moment d'évoquer ce bout de terre qui l'a accueilli il y a trois ans. Cet Ougandais de 24 ans en parle avec les mains et avec le cœur : "Vous voyez ce drapeau, c'est ma manière de dire merci au Qatar. Merci pour l'assistance qu'il m'a apportée", martèle-t-il, enveloppé dans un drapeau du pays qu'il ne veut surtout pas quitter.
Comme d'autres, il a quitté son pays natal persuadé que la Coupe du monde lui permettrait de "gagner de l'argent". Cet agent de sécurité a aussi un temps mis les mains dans les gigantesques chantiers de la compétition : "Je transportais des tuyaux, des cartons." Mais Edward n'ira pas au stade, "beaucoup trop cher". "1 000 riyals le billet, c'est à peu près ce que je gagne en un mois. Ça, c'est très, très douloureux pour moi." Comme dimanche, il regardera les deux autres matchs du Qatar sur son téléphone.
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