Coupe du monde 2022 : comment le Qatar a étouffé toute contestation sociale sur son sol
Dans le désert, difficile d'entendre la voix des travailleurs immigrés ayant œuvré sur les chantiers du Mondial. Malgré quelques avancées sociales mises en avant par les autorités qataries, les ONG dénoncent le non-respect des droits humains dans le pays.
A force, May Romanos connaît le chemin par cœur. Les six heures trente de vol depuis Londres, l'aéroport international Hamad de Doha, la route express Ras Abu Abboud... "Je ne dirais pas que nous sommes considérés comme des ennemis par les autorités du Qatar. Elles pensent juste que nous sommes trop exigeants", raconte la chercheuse après un huitième voyage dans ce pays du Golfe pour le compte de l'ONG Amnesty International. Depuis dix ans et l'attribution du Mondial à l'émirat, un cortège de chercheurs, d'enquêteurs et d'universitaires défile dans les couloirs des ministères, au comité suprême d'organisation de la Coupe du monde, avec des crochets par les quartiers où sont parqués les travailleurs migrants. Une tâche qui, dans d'autres Etats, incombe à des représentants syndicaux.
Ici, point de débrayages, de blocages ou de préavis de grève. Ces notions n'existent pas. Au Qatar, se syndiquer est interdit. Créer une association relève de la science-fiction. Hors de question de parler à visage découvert des conditions de travail dans le pays. Manifester, n'y pensez même pas. Les derniers travailleurs étrangers qui s'y sont risqués, dans les rues de Doha, fin août, ont hérité d'un aller simple vers leur pays d'origine, sans espoir de retour. Contester le régime de l'intérieur est tout simplement impossible.
Ce sont les observateurs extérieurs qui s'y collent, avec plus ou moins de succès. Michael Page, spécialiste de l'émirat au sein de Human Rights Watch, cinq voyages au compteur, résume la position des autorités : "Le message qu'elles nous martèlent, c'est que pour les excuses, elles ont déjà donné."
C'est le jeu d'équilibriste auquel se livre ce pays surexposé médiatiquement depuis qu'il a décroché en 2010 l'organisation de la Coupe du monde 2022 : vendre une image lisse de pavillon-témoin du pays arabe du XXIe siècle tout en s'appuyant sur un système social comparable à celui de l'Arabie saoudite et des autres régimes autoritaires de la région, où la moindre tête qui dépasse est expulsée, dans le meilleur des cas.
L'impossible bilan chiffré des morts du Mondial
Au rayon des accusations, un chiffre revient en boucle. Quelque 6 500 travailleurs étrangers sont morts dans le pays hôte depuis l'attribution de l'événement, selon une enquête du Guardian publiée en février 2021. L'ONG FairSquare est allée plus loin. A l'aide des documents transmis aux ambassades des ressortissants concernés, elle a pu établir que 60% des décès étaient classés comme "morts naturelles" ou "arrêts cardiaques", deux hypothèses peu crédibles. "C'est soixante fois le taux auquel on pourrait s'attendre pour une population masculine assez jeune", s'étrangle Nick McGeehan, figure de proue de FairSquare. "Aucun médecin digne de ce nom ne signerait de tels documents. Et on ne peut même pas dire que la situation s'améliore, les autorités qataries gardent pour elles toutes les statistiques." Elles nient même la réalité du problème puisque le Qatar n'a pas accepté la demande d'Amnesty International, suivie par une dizaine de fédérations européennes – mais pas la France – de mettre en place un fonds d'indemnisation pour les ouvriers.
"Si les travailleurs migrants partaient tous brutalement du pays, l'économie qatarie s'effondrerait dans la minute."
Nick McGeehan, de l'ONG FairSquareà franceinfo
L'universitaire illustre le paradoxe local : un pays de 2,2 millions d'habitants, dont 90% de la main d'œuvre est importée. Sur leur propre territoire, les Qataris ne sont que la quatrième nationalité représentée, derrière les Indiens, les Bangladais et les Népalais. Depuis l'attribution du Mondial, la population du pays a plus que doublé. La grenouille qui veut se faire plus grosse que le bœuf ? Il y a de ça. Et comme il a fallu bâtir un deuxième pays dans le premier en une décennie, sans demander de contreparties au régime, "la fenêtre de tir pour changer le système social du Qatar est passée. C'est trop tard", déplore Nick McGeehan.
Une vision biaisée, dénonce Sharan Burrow, patronne de l'International Trade Union Confederation (Confédération internationale des syndicats), qui rassemble 300 organisations syndicales à travers le monde, dont la CGT, FO et la CFDT. "On ne fait pas le même travail que les ONG. On fonctionne par le dialogue quand elles sont plus là pour décerner les bons et les mauvais points lors d'examens annuels." En dix ans et une bonne vingtaine de voyages, Sharan Burrow a côtoyé cinq ministres du Travail locaux. "Certes, le premier était assez réticent à nous aider [à obtenir des avancées sociales], vu que nous avions lancé une campagne contre son pays pour dénoncer l'esclavage moderne, mais les quatre suivants ont toujours été désireux de collaborer."
Le verre à moitié plein des Qataris
Max Tuñon en est la preuve vivante. Dans son bureau situé au sommet d'un gratte-ciel avec vue plongeante sur Doha, le représentant de l'Organisation internationale du travail (OIT) est le seul observateur étranger à vivre au quotidien les bouleversements du pays. Son installation est le fruit d'un compromis, quand les Qataris se sont retrouvés menacés de lourdes sanctions par une commission d'enquête internationale. "Depuis 2018, on peut se targuer de progrès significatifs. Tout le monde conviendra qu'il est possible de faire beaucoup mieux. C'est le début du chemin", justifie-t-il, tombereau de chiffres à l'appui.
La mise en place d'un fonds d'indemnisation pour les salariés, l'instauration d'un salaire minimum – indexé sur le niveau de vie en Inde ou au Népal pour les travailleurs venus de ces pays –, la limitation des horaires de travail en période de forte chaleur, l'obligation de visites médicales régulières pour les ouvriers du bâtiment sont vus par nombre d'ONG comme des mesurettes cache-misère. Mais Max Tuñon insiste : "Les mesures sur les conditions de travail ont permis de diviser par plus de deux le nombre de salariés qui ont dû aller à l'hôpital : 6 000 l'an passé. C'était 15 000 il y a trois ans."
Ne pas écorner le mythe de l'eldorado
Pour dépasser les statistiques de l'émirat ou les estimations des ONG, recueillir des témoignages des premiers concernés, les ouvriers, relève du parcours du combattant. "La surveillance passive, avec les moyens numériques, est omniprésente au Qatar, comme dans d'autres pays du Golfe, illustre Michael Page. Quatre-vingt-dix pour cent des travailleurs font des allers-retours avec leur pays d'origine. C'est là qu'on préfère leur parler." Tourner un documentaire comme The Workers Cup, avec des travailleurs filmés dans des taudis qataris, est un exploit, tant il faut obtenir des autorisations détaillées pour tourner la moindre image, assurent les chercheurs. Le film est sorti il y a cinq ans à peine. Un tour de vis dans la liberté d'informer a suivi. Le documentaire de "Complément d'enquête" diffusé mi-octobre a ainsi été intégralement tourné en caméra cachée.
Malcolm Bidali, agent de sécurité kényan, a eu le malheur de raconter sur un blog son quotidien fait d'humiliations et de misère. Le 4 mai 2021, il a été arrêté et inculpé pour "association avec des puissances étrangères en vue de propagation de désinformation au sein de l'Etat du Qatar", puis placé à l'isolement pendant près d'un mois. "Les conditions de vie étaient vraiment infernales, raconte-t-il à franceinfo. Nous étions six à douze personnes par chambre. Il y avait des cafards, des punaises de lit et de la moisissure. L'état des toilettes, des cuisines et des réfectoires était terrible." Contraint de plaider coupable, il a fini par payer une amende de 25 000 riyals (7 000 euros), avec l'aide financière des ONG. C'est aussi son entreprise qui a acheté son billet pour un vol retour vers Nairobi, fin août.
"Les autorités qataries ont voulu faire de moi un exemple."
Malcolm Bidalià franceinfo
"Les travailleurs migrants qui nous parlent sont en danger, renchérit Bénédicte Jeannerod, de Human Rights Watch France. On doit prendre un maximum de précautions pour garantir leur anonymat. On doit les mettre en confiance. Mais ceux qui s'expriment le font car ils veulent que les abus soient connus."
Le modèle qatari pourrait faire école
Quoi qu'il en soit, les candidats au départ pour le Qatar ne manquent pas, notamment en Asie du Sud-Est. "Les polémiques à répétition autour des milliers de morts et des conditions de travail épouvantables n'ont en rien entamé les espoirs d'une vie meilleure pour les jeunes au Pakistan ou au Népal", soupire Nick McGeehan. Son ONG travaille pourtant avec des associations dans ces pays pour informer ceux qui y voient un eldorado au milieu du désert. "Ils se disent que ça n'arrive qu'aux autres. Les pays du Golfe arrivent toujours à exploiter le désespoir de la jeunesse." Et à réfuter les arguments des ONG en criant, parfois, au racisme.
Les ONG l'ont déjà intégré : une fois le coup d'envoi du Mondial donné, le ballon rond prendra presque toute la place dans la couverture médiatique. Avec la crainte qu'une fois les médias du monde entier partis, les quelques avancées sociales ne soient plus qu'un lointain souvenir. "Pour le Qatar, la Coupe du monde ne constitue pas la ligne d'arrivée, insiste Max Tuñon, de l'OIT. C'est une étape dans sa stratégie de diversification des revenus allant jusqu'à 2030." Date pour laquelle l'Arabie saoudite et l'Egypte ont commencé, elles aussi, à porter un projet de candidature commune pour l'événement planétaire. Selon Nick McGeehan, de FairSquare, le cauchemar se dessine déjà : "Le Qatar, qui a cédé le minimum sous une pression internationale énorme, est quasiment un modèle à reproduire pour eux."
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