Dali, le "Grand Masturbateur", s'expose à Beaubourg
Une rétrospective Dali, au Centre Pompidou, nous fait pénétrer dans le cerveau encombré du plus célèbre des peintres moustachus. Pour vous y retrouver, suivez le guide !
EXPOS - La grande rétrospective Dali qui se tient du 21 novembre au 25 mars au Centre Pompidou s’annonce historique : la dernière, qui date de 1979, est restée le plus gros carton de Beaubourg en accueillant plus de 840 000 visiteurs. En présentant près de 200 œuvres, extraits de films et documents, celle de 2012-2013 permet surtout de creuser les grandes obsessions de l’artiste catalan, et de revenir au peintre qui avait fini par s’effacer derrière le personnage bouffon "fou du chocolat Lanvin".
Un artiste dur et mou
A 16 ans, Dali (1904-1989) confiait à son carnet personnel : "Je serai un génie et le monde m'admirera." Après une initiation précoce à la peinture puis des études d’art à Madrid, le peintre est de fait devenu un virtuose du pinceau.
Observez cet étrange tableau : la minutie des détails, le rendu réaliste de la roche, les effets de lumière… Dali nous livre avant tout un beau morceau de peinture. Et une image photo-réaliste qui rend crédible un univers délirant ! Mais il ne faut pas s'y tromper, les toiles de l’artiste, sous leur apparente folie, ont toujours un sens caché. Ici, par exemple, l’enfant en habit de marin n’est autre que Dali lui-même. Il se représente dans une crique méditerranéenne proche de la résidence secondaire familiale, qui existe réellement. Et le monstre composite fait de sacs, de chair, de béquilles et de bandelettes ? C’est un spectre féminin qui renvoie à toutes ses angoisses. Cette forme, qui, de loin, pourrait passer pour un être fantastique aux seins dressés est en fait une créature en décomposition, os apparents. Si le désir est ainsi associé à la mollesse, ce n’est pas un hasard : Dali souffrait de problèmes d’impuissance et avouait volontiers sa phobie du sexe mou.
La dualité dur/mou se retrouve souvent chez le Catalan, comme dans ces montres molles, sans doute l’une de ses images les plus célèbres. C’est très naturellement que Dali fait passer l’objet d’un état solide à un état liquide, car chez lui, rien n’échappe au pourrissement. Il invoquera a posteriori la théorie de la relativité d’Einstein pour expliquer son "intuition" de peintre qui avait pressenti que le temps n'avait pas de caractère absolu. Mais cette obsession de la mollesse va plus loin. Le peintre lui-même se comparait à un mollusque sans squelette obligé de se construire une carapace. De là son goût pour les écrevisses… et ses apparitions en tenue de scaphandrier !
Dali, corps mou, doit se protéger du monde extérieur sous un costume ou derrière un personnage. Sa moustache postiche (il utilisait des cheveux à la fin de sa vie pour la reconstituer), son accent caricatural (qu'il perdait dans le privé), ses tenues extravagantes servent surtout à le dissimuler.
Exhibitionniste et scato
Vous avez peut-être remarqué, dans la toile aux montres molles, une drôle de créature affaissée sur le sol.
On la retrouve ici. Il s’agit du "Grand Masturbateur", un personnage au long nez qui évoque évidemment Dali. La forme est aussi celle d’un vrai rocher que l’on trouve dans la région natale de Dali, près du Cap Creus, comme l'explique le blog Innerstatic.
Pourquoi ce titre ? Simplement parce que le peintre, qui avait peur des femmes, avouait avoir recours de manière compulsive à la masturbation. Cette grande tête est en fait plongée en plein rêve. Derrière le crâne, une scène explicite se déroule, préliminaire à une fellation. Voyez comme la langue du lion, le pistil dressé de l’arum, tout proches, renforcent l’érotisme du moment. Mais plusieurs apparitions cauchemardesques viennent casser la magie de la scène : des filets de sang sur les cuisses de l’homme, les veines apparentes du visage féminin, les fourmis et surtout l'immense sauterelle venue se fixer juste sous le nez du "Grand Masturbateur". Ce sont autant d’éléments qui renvoient au pourrissement, à l’angoisse et à la mort. Dali exhibe le désir, mais peut-être plus encore la peur du désir.
Le Grand Masturbateur n’est pas la seule toile à contenir des images choquantes. Observez bien celle-ci. Pourrez-vous distinguer un détail particulièrement dérangeant ? Un indice : regardez du côté du pianiste. Eh oui, le soliste a malencontreusement relâché ses sphincters. Dali, grand lecteur de Freud, lui emprunte l’image du père castrateur, ciseaux en mains, qui prend les traits de Guillaume Tell. Le héros n’a-t-il pas tiré en direction de son fils avec une arbalète ? C’est la peur de ce père autoritaire, au long phallus, qui fait perdre ses moyens au pianiste, dans lequel Dali, sans doute, se projette.
Contre "les cocus du vieil art moderne"
On peut s’étonner qu’un artiste aussi riche et populaire que Dali n'ait pas eu droit à une grande rétrospective en France depuis plus de trente ans. C'est que, comme l’explique Jean-Hubert Martin, commissaire de l'exposition au Centre Pompidou, pour beaucoup d’historiens d’art, le Catalan reste problématique. Son soutien exubérant au dictateur Franco, en Espagne, rappelé ici par le blog Espacio Dali, son personnage clownesque, son goût pour l'argent (d'où l'anagramme Avida Dollars, dont le chef des surréalistes, André Breton, se sert pour le critiquer) parasitent l’œuvre.
Mais surtout, le style de Dali a très vite été "ringardisé" : l'artiste garde une patte académique quand, à partir des années 40, l’abstraction s’impose sur le marché de l’art. Les grandes références de l’artiste sont très classiques. Regardez bien cet autoportrait. Si vous avez eu la chance de visiter l’exposition Raphaël, au Louvre, vous reconnaîtrez un des grands portraits qui y est exposé. Dali révère Vermeer, comme le relève Le blog de Kickoff, et Vélasquez, dont il détourne plusieurs toiles. Mais son intérêt pour la peinture s’arrête dès qu’on prend trop de liberté avec le réel. Lui s'amusait avec la réalité, certes, mais sans la travestir, en la peignant toujours avec une grande précision.
En 1956, il publie un petit livre, Les Cocus du vieil art moderne, dans lequel il règle ses comptes avec les grands artistes du XXe. Pour lui, Matisse fait triompher le goût bourgeois. Quant à Picasso, il a imposé durablement la laideur.
La peinture de Dali, anachronique, multiplie les clins d'œil aux chefs-d'œuvre anciens... qui l'intéressent tant qu'ils alimentent ses propres délires. L'une de ses fixations les plus durables est ainsi L'Angélus de Millet, dont il multiplie ici le personnage féminin. Le peintre est certain que le tableau du musée d’Orsay cache quelque chose. Le paysan, selon lui, dissimule une érection sous son chapeau, mais Dali a la conviction que l'œuvre a un sens caché. Il obtient du Louvre une radiographie du tableau de Millet, qui révèle une forme noirâtre aux pieds des personnages. Dali exulte : l'analyse a confirmé son intuition. Pour lui, la forme représente le cercueil d'un enfant mort-né. Rappelons que Dali est né neuf mois et dix jours après la mort d'un frère aîné également prénommé Salvador.
Informations pratiques :
Du 21 novembre 2012 au 25 mars 2013 au Centre Pompidou
Place Georges Pompidou, 75004 Paris
Métro : Hôtel de Ville, Rambuteau
Tél. : 01 44 78 12 33
Tous les jours de 11h à 21h. Fermé le mardi.
Nocturnes du jeudi au samedi jusqu’à 23h.
De 11 à 13 euros, selon la période
Tarif réduit : de 9 à 10 euros
A lire :
Enormément d'ouvrages paraissent à l'occasion de la rétrospective. Commencez par le passionnant catalogue de l’exposition qui revient sur des aspects moins connus de l'œuvre de Dali. Son intérêt pour la science, par exemple, qui l'amène à créer parmi les premières œuvres en trois dimensions, en utilisant le principe de l'hologramme. Mais l'ouvrage pointe également l'avant-gardisme de l'artiste, un pionnier de la performance qui fit écraser des machines à coudre par un rouleau compresseur avant que César ne réalise ses célèbres compressions. L'inventaire en images des actions médiatisées de "l'arteur" permet ainsi de découvrir des séquences méconnues et particulièrement farfelues, comme ce jour de novembre 1957 où Dali utilise des oursins pour peindre en insérant une brindille entre leurs mâchoires !
Dali, collectif, éd Centre Pompidou, 384 p., 50 euros.
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