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En attendant l'expo : Beckett et Giacometti, une longue amitié, à la Fondation Giacometti

Bientôt nous l'espérons, vous pourrez voir à la Fondation Giacometti à Paris une exposition qui raconte les relations entre le sculpteur Alberto Giacometti et l'écrivain Samuel Beckett. Ils ont entretenu pendant trente ans une amitié qui a laissé peu de traces concrètes mais dont témoignent des œuvres qui entrent souvent en résonance.

Article rédigé par Valérie Oddos
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié
Temps de lecture : 7min
A gauche, Samuel Beckett et Alberto Giacometti dans l'atelier de Giacometti, 1961, Photo Georges Pierre, DR, Fondation Giacometti - A droite, Samuel Beckett, "En attendant Godot" au Théâtre de l’Odéon, 1961 Photo : Roger Pic Fondation Giacometti (A droite et à gauche : © Succession Alberto Giacometti (Fondation Giacometti + Adagp) 2020)

L'exposition Alberto Giacometti / Samuel Beckett, Rater encore, rater mieux, devait commencer le 9 janvier. Les musées sont restés fermés. Tout était prêt, alors la Fondation Giacometti a tenu à ouvrir ses portes à la presse pour nous la présenter. Si elle n'est toujours pas accessible, on vous en parle quand même, car son propos sur la longue amitié entre les deux artistes et sur l'affinité entre leurs œuvres nous a paru suffisamment intéressant en lui-même. Il vous donnera envie d'y aller dès que ce sera possible.

Une grande photo de Samuel Beckett et Alberto Giacometti dans l'atelier de la rue Hippolyte Maindron en 1961 nous accueille dans l'entrée de la Fondation Giacometti. Pourtant, il y a peu de traces matérielles comme celle-ci de l'amitié qui a lié l'écrivain et le sculpteur pendant des années.

"Cette relation ne fait pas partie des plus connues et des plus documentées" d'Alberto Giacometti, "et pourtant elle a été très importante pour l'un comme pour l'autre", fait remarquer Hugo Daniel, le commissaire de l'exposition. Elle a duré très longtemps : "Beaucoup d'historiens pensaient qu'ils s'étaient connus après la guerre, or le travail de recherche que j'ai mené pour l'exposition a permis de montrer qu'ils s'étaient rencontrés physiquement au moins en 1937." Et puis elle se poursuit jusqu'à la mort de Giacometti en 1966.

Samuel Beckett et Alberto Giacometti dans l’atelier dit du téléphone, 1961 Photo : Georges Pierre Fondation Giacometti  (© Succession Alberto Giacometti (Fondation Giacometti +ADAGP) 2020)

L'intimité d'une relation

"Qu'il reste peu de traces, ça dit quelque chose de l'intimité de leur relation", avance Hugo Daniel. Pas de correspondance, car ils habitaient le même quartier de Montparnasse et leur relation était plus ou moins quotidienne. Ils fréquentaient les mêmes cafés, le Dôme, le Select, la Closerie des Lilas. Ils ne se donnaient pas forcément rendez-vous mais se retrouvaient "par hasard" (ce sont les mots de Giacometti) pour de longues discussions qui pouvaient durer tard dans la nuit. Des échanges "qui sont scellés dans le mystère de cette intimité" et une relation nocturne qui, pour Hugo Daniel, "évoque Godot", la pièce qui a rendu célèbre l'écrivain et dramaturge irlandais.

On pourrait avoir du mal à imaginer qu'ils ont échangé pendant une trentaine d'années : Giacometti n'a pas fait de portrait de Beckett, Beckett n'a jamais mentionné Giacometti dans ses textes. Peut-être justement, pense le commissaire, parce que leur relation relevait de l'intime.

"À mon sens, Beckett et Giacometti ont cheminé en compagnie l'un de l'autre et avancé de front en proposant des œuvres qui se font écho, sans qu'il y ait nécessairement de signaux extérieurs très lisibles de leurs échanges pourtant profonds", estime Hugo Daniel.

A gauche, Alberto Giacometti, "Trois hommes qui marchent (petit plateau)", 1948, Fondation Giacometti - A droite, Samuel Beckett, "Quad", 1981, Pièce pour la télévision, vidéo, Centre Pompidou - Musée National d’art moderne  (A gauche, © Succession Alberto Giacometti (Fondation Giacometti + ADAGP) 2020 - A droite © Centre Pompidou, MNAM-CCI / Evergreen Review Inc.)

Le corps contraint et l'impossibilité de la rencontre

L'exposition raconte donc l'affinité entre les deux artistes en rapprochant leurs œuvres à travers quelques thèmes, comme celui du corps contraint, empêché.

Les bustes de Giacometti, "pris dans une matière grumeleuse", évoquent la représentation du corps chez Beckett (comme) Molloy, tombé dans un fossé et pris dans la boue. Ses étonnantes Cages où les personnages sont enfoncés à mi-corps, font penser à Madeleine Renaud en Winnie dans Oh les beaux jours, qui s'enfonce de plus en plus dans le sol. Le même genre de figures apparaissent dans Comédie, un film réalisé par Beckett avec Marin Karmitz où seule la tête des acteurs (Eléonore Hirt, Michael Lonsdale, Delphine Seyrig) dépasse d'une jarre.

L'exposition rapproche Trois hommes qui marchent de Giacometti et Quad, un film réalisé par Beckett pour la télévision allemande en 1981. Dans la sublime sculpture posée devant une fenêtre de la fondation qui donne sur le cimetière du Montparnasse, trois figures filiformes, proches, marchent dans des directions différentes : "Ils se croisent mais ne se rencontrent pas", commente Hugo Daniel. Dans le film, ce sont quatre personnages en capes de couleurs qui se déplacent dans un ostinato étourdissant sur les côtés et les diagonales d'un carré, évitant soigneusement le centre. Ce que les deux artistes semblent dire ici, c'est "l'impossibilité de la rencontre".

Alberto Giacometti "Buste d’homme", 1956, Fondation Giacometti  (© Succession Alberto Giacometti (Fondation Giacometti + ADAGP) 2020)

"Rater encore"

La "difficulté de l'expression", également, rapproche les deux artistes qui ont isolé la bouche ou le regard, sur lequel ils se sont focalisés parfois. Giacometti individualise les organes dans un dessin surréaliste (Composition surréaliste, femme, 1930), Beckett filme une bouche d'où sort un flot de paroles (Not I, 1977 pour la BBC).


Enfin, chez les deux, la question du "ratage" est centrale et prend une importance grandissante. "Beckett comme Giacometti", malgré la reconnaissance qu'ils rencontrent, "ont eu de plus en plus l'impression d'un échec dans la création", raconte Hugo Daniel. "Et progressivement la question du ratage devient l'objet même de la création. Giacometti dit à la fin de sa vie que l'enjeu principal de la création est de mettre en jeu l'expérience de l'échec, plus que réaliser un dessin ou une sculpture. Et ce qui l'intéresse, c'est de savoir pourquoi ça rate."  Beckett, lui, écrit : "Essayer encore. Rater encore. Rater mieux encore. Ou mieux plus mal. Rater plus mal encore. Encore plus mal encore. Jusqu'à être dégoûté pour de bon." (Cap au pire, 1982).

Alberto Giacometti, "Homme et arbre", c. 1952, Fondation Giacometti  (© Succession Alberto Giacometti (Fondation Giacometti +ADAGP, Paris) 2020)

La solitude et l'arbre de Godot

Les deux artistes n'ont collaboré qu'à une occasion : en 1961, Giacometti a créé un arbre pour la mise en scène de la reprise d'En attendant Godot. L'arbre original, fragile comme l'existence humaine, s'est abîmé dans les réserves du théâtre de l'Odéon et a disparu. On peut en voir à la Fondation Giacometti la réplique réalisée en 2005 par l'artiste irlandais Gerard Byrne, installée sur un plateau qui évoque une scène de théâtre.

"C'est Beckett qui va chercher Giacometti, il était extrêmement scrupuleux pour ses mises en scène, sur les détails des déplacements, sur le moindre élément de décor", raconte Hugo Daniel. Sa demande au sculpteur montre la très forte relation de confiance entre les deux artistes. Souvent, il n'était pas satisfait or "il a écrit à quel point il (l') était de cet arbre".

Finalement, la question de la solitude et de son partage est au centre de l'œuvre d'Alberto Giacometti et de Samuel Beckett, souligne Hugo Daniel. "C'est presque le propos d'En attendant Godot, le partage de cette solitude des deux personnages qui attendent au bord du chemin, sous un arbre." Les deux artistes "avaient, par certains aspects, une vie et une expérience solitaire du monde et ont partagé, justement, cette solitude".

En attendant que l'exposition, prévue jusqu'au 28 mars 2021, puisse ouvrir ses portes, la Fondation Giacometti met en ligne des contenus numériques sur son site. Le catalogue Giacometti / Beckett, Rater encore. Rater mieux (Éditions Fage - Fondation Giacometti, français-anglais, 176 pages, 28 €), avec des textes de Hugo Daniel, du directeur artistique de la Fondation Christian Alandete, du réalisateur et producteur de cinéma Marin Karmitz, de la chorégraphe Maguy Marin, de la chercheuse Derval Tubridy, est également disponible. 

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