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L'art de l'amour, de Fragonard à Pierre et Gilles

Le sujet traverse toute l'histoire de l'art et n'a donné lieu qu'à de trop rares expositions. L'amour avec un grand "A" s'invite au Palais Lumière d'Evian du 16 juin au 23 septembre.

Article rédigé par Pierre Morestin
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 8min
Marie-Philippe Coupin de La Couperie, Les Amours funestes de Rimini, 1822. Huile sur toile. Palais des Beaux-arts, Lille. (RMN / RENÉ GABRIEL OJÉDA)

Dieux et déesses de l’amour, angelots fripons, scènes licencieuses… L’amour, de la séduction aux plaisirs sensuels, a été continuellement célébré dans l’histoire de l’art. Riche de 350 œuvres et documents, notamment de manuscrits de célébrités enamourées (Piaf, Romain Gary…), l’exposition "L'Art d'aimer, de la séduction à la volupté" présentée au Palais Lumière d’Evian permet de décrypter quelques-uns des grands classiques de la peinture voluptueuse.

Tentatrices et couples mythiques

La peinture voluptueuse, ce sont d’abord des personnages récurrents. Des séducteurs, ou plutôt des séductrices souvent dangereuses (Dalila, Salomé, Shéhérazade…), mais aussi des duos repris "à toutes les sauces" par les artistes suivant les tendances du moment. Un exemple ? Adam et Eve, premier couple biblique dont il existe quelques versions célèbres comme ces peintures d’Albrecht Dürer que, cinq siècles plus tard, l’industrie du disque (la chanteuse… Shakira !) ou les photographes français Pierre et Gilles adaptent à leur manière. Derrière ces amants modernes, c’est surtout la représentation d’un nouvel idéal social qui se profile. Leur beauté adolescente et très lisse renvoie à une société qui veut croire à la jeunesse éternelle. Les couleurs saturées, le maquillage outrancier d’Eve, la jungle kitsch qui entoure ces amoureux modèles condamnent ironiquement la superficialité des années 80.

Pierre et Gilles, Adam et Eve. Série Paradis, 1981Photographie peinte, 39,8 x 30,4 cm. Courtesy Galerie Jérôme de Noirmont. (PIERRE ET GILLES)

Autre duo régulièrement représenté et un peu tombé dans l'oubli aujourd’hui, Paolo et Francesca. Le couple a réellement existé, en Italie, à la fin du XIIIe siècle et il est devenu le symbole des amours tragiques lorsque Dante s’est emparé de leur histoire pour écrire un passage de la Divine Comédie. L’histoire ? Francesca, pour des raisons politiques, est mariée à Gianciotto, affublé de tares physiques. Mais la jeune femme s’éprend de son frère, Paolo, avec lequel elle entretient une liaison coupable. Un jour, l’adultère est découvert par Gianciotto qui passe les amants par le fil de l’épée, alors qu’ils échangent un baiser (du moins selon la légende). Depuis Dante, le couple ne cesse d’apparaître dans des dessins et dans des toiles. Le plus intéressant n’est pas cette profusion d’œuvres, mais ce que les artistes en font. Certains s’intéressent au destin peu enviable des amants, damnés pour l’éternité. D’autres insistent surtout sur la sensualité du moment. N’était la main de Francesca qui repousse mollement le bras de Paolo (plutôt que de retirer celle qu’il pose sur son sein !), l’abandon de la jeune femme serait total. Le cocu furibard, à droite de la scène, et sa grimace guignolesque ne sont qu’un prétexte pour nous montrer une scène amoureuse. L’artiste choisit le côté du plaisir plutôt que celui du péché.

 

Marie-Philippe Coupin de La Couperie, Les Amours funestes de Rimini, 1822. Huile sur toile. Palais des Beaux-arts, Lille. (RMN / RENÉ GABRIEL OJÉDA)

L’art des faux-fuyants

Si un siècle a su rendre compte des délicieux interdits des intrigues amoureuses, c’est bien le XVIIIe. L’exposition présente quelques-uns des maîtres de ces scènes galantes comme François Boucher ou Jean-Honoré Fragonard. On découvre notamment une copie gravée relativement fidèle du tableau Le Baiser à la dérobée de Fragonard (conservé au musée de l’Hermitage de Saint-Pétersbourg) qui permet de comprendre la grammaire assez complexe de ce type d’œuvres.

Nicolas-François Regnault (d’après J.H. Fragonard), Le Baiser à la dérobée, s. d., Manière noire, 42,2 × 48,5 cm. Musée du Louvre, département des Arts graphiques, collection Edmond de Rothschild, Paris. (RMN / MUSÉE DU LOUVRE / TONY QUERREC)

Que montre la gravure ? Une jeune femme, dans un boudoir, concède un baiser à son amant. Plusieurs détails, pourtant, font de cette œuvre un peu plus qu’une scène plaisante de baiser. Il y a d’abord cette partie de cartes qui se joue dans le salon, et que l’on devine par la porte entrebâillée : la belle a forcément dû s’y soustraire. Remarquez les étoffes, maintenant. Le jeu virtuoses des plissés, le chaos des tissus, le décolleté qui s’ouvre un peu trop profondément reflètent l’agitation que fait naître le désir. La fièvre qui prend l’amoureuse la condamne même à un certain déséquilibre. On la dirait prête à tomber ! Sa position évoque une autre toile bien connue de Fragonard. Sans compter le pied de l’amant, qui, regardez bien, vient fouler la si jolie robe ! Bref, dans cette étrange coulisse de l’amour, entre deux portes qui évoquent le décor des marivaudages, la passion vient mettre un peu de désordre dans les conventions sociales.

Mythologie du baiser

Des tous les gestes amoureux, le baiser est le favori des artistes. Peut-être parce qu’il consacre la fusion des amants, cet instant où ils ne font plus qu’un, y compris physiquement. Exemple dans cette gravure sur bois de Félix Vallotton : les formes s’épousent parfaitement, l’ombre de l’un se noie dans celle de l’autre, tant et si bien qu’on ne pourrait précisément détourer le corps de chacun… et que les amoureux perdent leur identité. L’image, légèrement inquiétante, en rappelle une autre, pour le coup vraiment angoissante.

 

Félix Vallotton, Intimités I / Le Mensonge, 1897. Gravure sur bois sur velin crème, 18 x 22,5 cm. Collection privée, Suisse. (FONDATION FELIX VALLOTTON / LAUSANNE)

Le photographe français Willy Ronis a lui aussi illustré l’amour fusionnel… recréant par un jeu d’ombre un être bicéphale !

 

Willy Ronis, Le Café Maistre. Tirage moderne, 40 x 30 cm. Ministère de la culture-Médiathèque de l’architecture et du patrimoine succession Willy Ronis, diffusion agence Rapho. (SUCCESSION WILLY RONIS / DIFFUSION / GAMMA-RAPHO)

Amour magique

L’amour enfante donc des monstres. Picasso ne dirait pas le contraire, lui qui s’est si souvent représenté sous la forme d’un Minotaure, cette créature mi-homme, mi-taureau, dominée par ses pulsions bestiales, qui mène, chez le peintre, des assauts amoureux… Et si cette scène est plutôt souriante, dans d’autres, le monstre mythologique se livre tout simplement à des viols.

Pablo Picasso, Minotaure et nu, 1933. Fusain sur papier, 47,5 x 62 cm. Collection privée. (SUCCESSION PICASSO / CLAUDE GERMAIN)

Dans un registre totalement différent mais qui convoque aussi le surnaturel, Marc Chagall, lui, associe la jouissance, non à la violence ou à la souffrance mais à l’envol. Dans cette toile rêveuse, nous quittons le sol. Nous voilà entre ciel et terre, aux côtés du peintre et de sa femme que l’amour a mis en apesanteur.

Marc Chagall, La Nuit verte, 1952. Huile sur toile, 72 x 60 cm. Collection privée © ADAGP, Paris 2012. (MARC CHAGALL)

Pratique :

"L’art d’aimer, de la séduction à la volupté"

Palais Lumière d’Evian

Rue du port, 74500 Evian

Du 16 juin au 23 septembre

10h30-19h (lundi 14h-19h)

8 / 10 euros

Tél. : 04 50 83 15 90

 

A lire :

Le catalogue de l’exposition

Bien sûr, l’exposition, et par conséquent son catalogue, ne comportent pas que des chefs-d’œuvre. Parfois, on ne montre que des reproductions d’après de grandes œuvres (celles de Jean-Honoré Fragonard, par exemple) ou des dessins (pour Ingres). On peut aussi reprocher à l’ensemble d’être un peu trop sage. Bien peu de scènes licencieuses, transgressives, montrant crûment la sexualité, qui fourmillent pourtant dans l’histoire de l’art. Mais la réflexion menée dans l’ouvrage sur un sujet bizarrement peu traité, reste passionnante. Et le rapprochement avec des documents variés (lettres enflammées, affiches…) prolonge le plaisir.

L’art d’aimer, ss la dir. de Dominique Marny, Raphaële Martin-Pigalle, Robert Rocca, éd. Textuel, 240 p., 35 euros.

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