Gustave Caillebotte en six tableaux remarquables vus à l'exposition "Peindre les hommes" au musée d'Orsay

Outre qu'il mit une partie de sa fortune à leur service, qu'est-ce qui distinguait Gustave Caillebotte de ses amis impressionnistes ? De ses choix de sujets à ses cadrages hardis, il a posé un regard singulièrement moderne sur son époque.
Article rédigé par Laure Narlian
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 8min
"Le Pont de l'Europe" de Gustave Caillebotte, 1876. Huile sur toile, 125 x 180 cm, Genève, Association des amis du Petit Palais. (REINISCHES BILDARCHIV KOLNO)

L'exposition Caillebotte, peindre les hommes, qui débute mardi 8 octobre au musée d'Orsay, est un ravissement pour les yeux. Mais pas seulement. Le musée a voulu, au travers d'une soixantaine d'œuvres du plus réaliste des peintres impressionnistes, raconter l'expérience de l'homme moderne du XIXe siècle.

Car Gustave Caillebotte, mort à 45 ans en 1894, fait entrer de nouvelles figures dans l'histoire de la peinture, comme l'ouvrier urbain ou l'homme nu à sa toilette. Des représentations qui "participent alors pleinement à la redéfinition d'un nouvel idéal masculin". Viril et moderne, certes, mais aussi étonnement égalitaire avec les femmes, le regard de ce peintre a toutes les audaces. Voici six œuvres vues à l'exposition, qui témoignent de sa hardiesse et de son avant-gardisme.

1"Partie de bateau" (vers 1877-1878)

Il rame face à nous et s'il ne nous regarde pas, la composition est telle, avec sa ligne d'horizon très haute, que nous sommes son passager. Caillebotte fait ici entrer directement le regardeur dans le tableau, il nous invite, nous immerge dans cette scène de promenade en barque, comme saisie en plein mouvement. Ce n'est pas sa seule originalité. Le sujet, visiblement un dandy venu de la ville, a tombé la veste, laissant apparaitre sa chemise (un vêtement alors intime) et deviner sa silhouette avantageuse, mais il a gardé son élégant haut-de-forme, et c'est tout aussi inusité.

"Partie de bateau" de Gustave Caillebotte, vers 1877-1878. Huile sur toile, Paris, musée d'Orsay, acquis grâce au mécénat exclusif de LVMH en 2022. (RMN-GRAND PALAIS (MUSEE D'ORSAY) / FRANCK RAUX)

Ce tableau spectaculaire, présenté dans l'avant-dernière salle en compagnie d'une dizaine d'autres sur le thème du canotage sportif, qu'il pratiquait avec assiduité, a été acquis il y a deux ans par le musée d'Orsay grâce au mécénat exclusif de LVMH. Ce faisant, il a été, rappelle le patron du musée d'Orsay Sylvain Amic, le point de départ de cette nouvelle exposition Caillebotte.

2"Jeune homme à sa fenêtre" (1876)

L'originalité des cadrages et des points de vue est un des éléments qui singularisent Caillebotte. Il cultive l'asymétrie, le décentrage, mais aussi les effets de plongée, comme ici, ce qui est très nouveau à l'époque. Depuis ses différents domiciles parisiens, il observe d'en haut la nouvelle physionomie de la capitale remodelée par le baron Haussmann. La fenêtre ouverte sur la rue permet d'offrir un cadre dans le cadre et de jouer comme souvent chez lui sur différents plans.

"Jeune homme à sa fenêtre" de Gustave Caillebotte, 1876. Huile sur toile 116 x 80 cm. Los Angeles, J.Paul Getty Museum. (IMAGE COURTESY OF THE J.PAUL GETTY MUSEUM)

Sa famille, et en particulier ses deux jeunes frères, sont parmi ses premiers modèles. Ici, son frère René regarde à la fenêtre de l'hôtel familial de la rue de Miromesnil en direction du boulevard Malesherbes. René mourra à 25 ans (d'un possible suicide) quelques mois après la réalisation de cette toile baignée d'une certaine mélancolie.

3"Raboteurs de parquets" (1875)

Son premier grand tableau, l'un des plus connus de Caillebotte, est d'abord refusé au Salon (académique) de 1875, le jury jugeant le sujet "vulgaire", ce qui décide le peintre à ne plus jamais retenter sa chance au Salon et à se joindre aux impressionnistes sur l'invitation d'Auguste Renoir. Présenté à la seconde exposition du groupe en 1876, il est remarqué et remporte un franc succès, les commentateurs louant l'honnêteté de ce tableau avec sa perspective audacieuse en contre-plongée, qui exagère l'inclinaison de la pièce.

"Raboteurs de parquets" (détail) de Gustave Caillebotte, 1875. Huile sur toile, 102 x 145 cm. Paris, musée d'Orsay. (RMN MUSEE D'ORSAY / FRANCK RAUX)

Ce chef-d'œuvre constitue une des toutes premières représentations des ouvriers urbains au travail. Ce choix de sujet, qui montre l'intérêt de Caillebotte pour le travail physique et la question sociale, le distingue de ses collègues impressionnistes. À l'exposition, cette œuvre d'un réalisme méticuleux est accompagnée de nombreux dessins préparatoires, l'artiste ayant longuement étudié le geste et les avant-bras musclés des ouvriers dans l'effort, avant de les reporter sur la toile.

4"Le Pont de l'Europe" (1876)

Une fois encore, les cadrages de Caillebotte sont modernes et inhabituels. À la façon de la photo et plus tard du cinéma, qu'il anticipe de peu, il fait régulièrement entrer dans le champ des éléments mobiles, personnages ou animaux (ici le chien, au premier plan), ce qui dynamise ses œuvres en donnant une impression de mouvement, de hasard pris sur le vif. Il se trouve que son frère Martial, avec qui il vivra longtemps, est photographe et ils s'influencent sans doute mutuellement.

"Le Pont de l'Europe" de Gustave Caillebotte, 1876. Huile sur toile, 125 x 180 cm, Genève, Association des amis du Petit Palais. (REINISCHES BILDARCHIV KOLNO)

Dans une autre toile baptisée également Pont de l'Europe (vers 1877), qui donne sur les rails de la gare Saint-Lazare, le peintre n'hésite pas à couper carrément la moitié d'un personnage en haut de forme vu de profil qui sort du champ sur la gauche du tableau. Cette toile énigmatique "ne raconte rien", écrit le musée. "Pour Caillebotte, la peinture est un fragment de la réalité qui se poursuit hors du cadre".

5"Homme s'essuyant la jambe" (vers 1884)

Gustave Caillebotte a peint deux nus masculins audacieux, la même année, en 1884, Homme au bain et Homme s'essuyant la jambe, que l'on voit à l'exposition. Dans les deux cas, les personnages sont en train de se sécher à la serviette et leurs corps sont montrés dans leur vérité crue, soulignant leur vulnérabilité. Le premier est représenté de dos, les fesses nues, ce qui place le regardeur en position de voyeur. "Ce tableau révolutionne le nu masculin, dominé jusqu'alors par les nus héroïques et idéalisés de la peinture d'histoire", souligne le musée.

"Homme s'essuyant la jambe" de Gustave Caillebotte, vers 1884. Huile sur toile 100 x 125 cm. Collection particulière. (LEA GRYZE C/O REPROFOTOGRAFEN)

Dans le second (ci-dessus), l'entre-jambe du sujet, bien que dans l'ombre, apparaît comme étant le centre de gravité de la toile. Deux œuvres provocantes "particulièrement novatrices dans leur réalisme sans concession", soulignent les cartels. Elles défient surtout les normes de genre de l'époque, plus habituée aux nus féminins à leur toilette. Ce qui a "suscité des interrogations sur la sexualité de l'artiste, dont nous ne savons rien" et "questionne les notions d'érotisme et de genre." Resté toute sa vie célibataire, Caillebotte laissa toutefois à sa mort une petite maison et une rente à son "amie" Charlotte Berthier.

6"Intérieur, femme lisant" (1880)

Soixante-dix pour cent des sujets qu'a peints Caillebotte sont des hommes. Mais les femmes ne sont pas exclues de son œuvre. Nu au divan, une toile spectaculaire large de près de 2 mètres présente à l'exposition, représente une femme nue allongée dans une position inhabituelle : elle couvre à demi ses seins et son visage d'une main pudique, mais expose sans réserve au regard la pilosité de son pubis, ce qui fit beaucoup parler en son temps.

"Intérieur" [Intérieur, femme lisant] de Gustave Caillebotte, 1880. Huile sur toile 65 × 81 cm. Collection particulière. (CAROLINE COYNER)

Dans Intérieur (ci-dessus), une femme, peut être la compagne de Caillebotte, Charlotte Berthier, avec laquelle il n'était pas marié, est au premier plan, de profil. Dans cette composition une fois encore surprenante, le peintre s'adonne avec malice à une inversion des genres, dont il fait voler en éclat les stéréotypes : cette femme lit le journal, une activité typiquement masculine d'alors. Au second plan, un homme étendu sur le divan est plongé dans un livre, une attitude vue à l'inverse comme féminine. Entre eux, aucun jeu de séduction ou de pouvoir. Dans ce parallèle tranquille, ils sont à égalité.

Exposition "Caillebotte, peindre les hommes" au musée d'Orsay(Nouvelle fenêtre), du 8 octobre 2024 au 19 janvier 2025. Esplanade Valéry Giscard d'Estaing, 75007 Paris. Tous les jours sauf le lundi, et le 25 décembre, de 9h30 à 18h avec nocturne le jeudi jusqu'à 21h45.

Commentaires

Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.