Eugène Atget ou le plaisir de regarder Paris, à la Fondation Henri Cartier-Bresson
Pendant 30 ans, Eugène Atget a immortalisé les rues, cours, bâtiments d'un Paris en train de disparaître au tournant du XXe siècle. Une sélection de 150 images qui nous révèle son œil de poète est exposée à la Fondation Henri Cartier-Bresson
Pendant deux ans Agnès Sire, la directrice artistique de la Fondation Henri Cartier-Bresson, et Anne de Mondenard, conservatrice en chef au musée Carnavalet, se sont plongées dans l'immense fonds d'images d'Eugène Atget conservé par Carnavalet. Elles en présentent une sélection à la Fondation, qui nous révèle le "plaisir de voir" d'un photographe obsessionnel de Paris qui a documenté la ville avec un œil de poète.
Pendant presque 30 ans, Eugène Atget (1857-1927) a transporté sa lourde chambre photographique 18x24 dans la capitale, sujet quasi exclusif de son œuvre à la fois documentaire et artistique. Il a exploré les rues, les cours et les coins du "Vieux Paris", essentiellement le centre mais aussi ses confins, la zone et les fortifications, poussant, surtout à la fin de sa vie, jusqu'aux parcs des environs.
La Fondation Henri Cartier-Bresson expose une sélection de quelque 150 tirages anciens, de la main d'Atget lui-même. Ces tirages sont réalisés à la fenêtre de son petit appartement, à la lumière du jour, par contact à partir de ses plaques photographiques. Ils proviennent quasi exclusivement de la collection du musée Carnavalet qui en possède 9 000, la plus grande existante. Un tiers des images exposées n'avaient jamais été vues ou montrées.
Le plaisir de l'œil
"Ce projet est parti d'un caprice de ma part. Je n'avais jamais eu accès à des tirages d'Atget", raconte Agnès Sire, la directrice artistique de la Fondation Cartier-Bresson et co-commissaire de l'exposition. Anne de Mondenard, responsable du département Photographies et Images numériques, musée Carnavalet – Histoire de Paris et co-commissaire de l'exposition, lui a ouvert le fonds du musée. Ensemble, pendant deux ans, une journée par semaine, elles ont exploré les archives. "On a regardé les tirages, on les a comparés, on les a dorlotés", dit Agnès Sire.
De là est née une exposition "guidée par le plaisir de l'œil. Le nôtre et aussi celui d'Atget", explique Agnès Sire. Jusque-là, "on n'a pas tellement regardé son travail sous cet aspect, or dans la sélection qu'on a faite, il est tangible que si c'est un grand photographe, c'est aussi un grand artiste et quelqu'un qui prenait un grand plaisir à ce qu'il faisait, même si on disait de lui qu'il faisait quelque chose d'assez terre à terre parce qu'il a commencé sa vie en faisant des documents pour les peintres."
Présenter Atget à la Fondation Cartier-Bresson "me paraissait une très belle opportunité pour le sortir de son regard sur le Vieux Paris et pour s'intéresser davantage à la façon dont il avait réalisé ses images", explique Anne de Mondenard. "Le parcours de l'exposition est un parcours sensible, il n'y a pas d'organisation thématique. On s'est plutôt laissées guider par la façon dont il envisageait ses sujets", explique-t-elle.
Photographe des classes populaires
Dans le hall de la Fondation, un diaporama nous présente les petits métiers de la rue en voie de disparition qu'Atget a répertoriés dès 1897, quand il a commencé son travail systématique et quasi obsessionnel sur Paris. Il y a le célèbre vendeur d'abat-jours rue Lepic, des cardeurs sur les quais, un vendeur d'artichauts qui les tend comme une fleur, un joueur de guitare, et beaucoup de marchands de fleurs.
Au petit matin, quand la foule n'est pas encore sortie, Atget photographie les cours du centre de Paris avec leurs puits et leurs fontaines, les voitures à cheval qui y sont garées, les coins de rue et les architectures. "On a l'idée que les rues d'Atget étaient vides", remarque Anne de Mondenard. "Pourtant quand on regarde de près les photos, il y a des personnages. On se dit qu'il y a plein de gens qui l'ont rencontré. Quand il se posait avec sa chambre dans une rue, les gens s'arrêtaient pour le regarder faire." Quelques silhouettes sont évanescentes, en raison des longs temps de pose, mais des visages sont arrêtés aux fenêtres d'un premier étage, des figures mystérieuses le regardent derrière la vitrine d'un cabaret, un cheval fantomatique se tient devant l'église Saint-Médard. Il fixe parfois son objectif sur des détails, sculptures, heurtoirs de portes, rampes d'escaliers.
Quand il n'est pas dans le centre, Atget travaille aux confins de Paris, aux fortifications. Là encore, s'il s'intéresse aux paysages et aux cabanes, il immortalise aussi le petit peuple de la "zone", les chiffonniers et autres "romanichels". "On voit bien qu'il photographie davantage les classes populaires", remarque Anne de Mondenard. On n'en sait pas grand-chose, puisqu'il n'a laissé quasiment aucun écrit, mais il aurait été engagé politiquement : "On sait qu'il a fait don en 1911, à la Bibliothèque historique de la Ville de Paris, d'une grande quantité de numéros de La Guerre sociale, journal d'extrême gauche", raconte Agnès Sire dans le catalogue de l'exposition (Voir Paris, Atget, coédité par le Musée Carnavalet, la fondation Cartier-Bresson et Atelier EXB).
La poésie des arbres et de l'eau
Atget travaille par séries, qu'il vend à des institutions, comme le musée Carnavalet, sous forme d'albums. Il aurait dit à Man Ray en 1926 qu'il ne faisait que de "simples documents". Il reste un personnage un peu mystérieux : il n'a pas écrit sur son travail. Mais dans une lettre de 1920 au directeur des Beaux-Arts où il s'inquiétait de l'avenir de son œuvre, il se présente comme "auteur-éditeur" et définit ses œuvres comme des "documents artistiques".
A la fin de sa vie, Atget s'intéresse aux parcs des environs de Paris, aux bords de Seine dans le brouillard, aux arbres dénudés l'hiver qui se reflètent dans l'eau, aux ombres. Dans ces images particulièrement poétiques, voire mélancoliques, il attache un soin extrême à la lumière.
Deux portraits impressionnants d'Atget à la fin de sa vie, réalisés par Berenice Abbott, nous montrent un vieil homme un peu voûté et fatigué. Si, en France, il a fasciné les surréalistes, et s'il est adulé par de nombreux photographes contemporains, il a été reconnu d'abord aux Etats-Unis grâce à l'opiniâtreté de la photographe américaine. Passionnée par son œuvre, elle a réussi avec le galeriste Julien Levy à acheter son fonds d'atelier, entré ensuite, en 1968, dans les collections du Museum of Modern Art de New York.
Parallèlement à cette exposition, une exposition sur le Paris d'Henri Cartier-Bresson est présentée du 15 juin au 31 octobre au musée Carnavalet qui vient de rouvrir ses portes après quatre ans de travaux.
Eugène Atget, Voir Paris
Fondation Henri Cartier-Bresson
79, rue des Archives, 75003 Paris
Du mardi au dimanche, 11h-19h (9 € - 5 €)
Du 3 juin au 19 septembre avec une interruption du 9 au 27 août
Voir Paris, Eugène Atget
224 pages, 21 x 26 com, 146 photographies noir et blanc, éditions Atelier EXB en coédition avec la Fondation Henri Cartier-Bresson et le musée Carnavalet, 42 €
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