Pourquoi les découpages de Matisse sont plus intéressants que ceux de vos enfants
De simples feuilles découpées. Les dernières œuvres d'Henri Matisse paraissent simplissimes... mais sont aussi géniales. Explications.
Il y a un peu moins d'un an, le musée Matisse du Cateau-Cambrésis (Nord) recevait une drôle de donation : des bouts de papier colorés et découpés en forme d'algues, de fleurs, d'oiseaux… Certains de ces découpages, minuscules (3 centimètres), ne sont pas loin du confetti. D'autres mesurent près de 80 centimètres. Une donation qui pourrait sembler insignifiante… sauf que c'est la main d'Henri Matisse, considéré avec Picasso comme l'un des géants de l'art du XXe siècle, qui a réalisé ces découpages. Pour célébrer cette donation, le musée organise une grande exposition du 3 mars au 9 juin, "Matisse, la couleur découpée". Mais en quoi l'entreprise du peintre diffère-t-elle des jeux d'enfants ? Et pourquoi cette aventure a-t-elle révolutionné l'histoire de l'art ?
Réconcilier la forme et la couleur
Pour faire simple, depuis la Renaissance italienne, il y a plus de 500 ans, les artistes se sont divisés en deux catégories, comme nous le rappelle le blog De la toile à la scène : les virtuoses de la couleur et les maîtres du trait. Ces grandes écoles sont à priori inconciliables : si la couleur règne sur la toile, on ne va pas chercher à la contraindre par le dessin. Et inversement, si l'on privilégie la forme, on ne peut laisser déborder la couleur. Les maîtres vénitiens (couleur) ont ainsi été opposés à Michel-Ange ou Raphaël (dessin). Le Lorrain (couleur) à Poussin (dessin). Delacroix (couleur) à Ingres (dessin). Et les impressionnistes (couleur) aux peintres pompiers (dessin).
Toute sa vie, Henri Matisse cherche à trouver un équilibre entre les deux. Ce qui est loin d'être aisé ! Le peintre a l'habitude de faire des esquisses puis de les passer à la couleur… mais lorsqu'il ajoute la peinture, ses compositions dessinées changent d'aspect. Il doit gratter la couleur, chercher d'autres teintes, s'épuiser en tâtonnements. C'est lorsqu'il commence à travailler sur l'une de ses œuvres les plus célèbres, La Danse, qu'il a l'idée d'une nouvelle technique qu'il utilise également ici, pour cette Chute d'Icare :
Pour arriver à ce résultat, le peintre a demandé à des assistants de recouvrir de grandes feuilles de papier (Arches, Canson…) avec de la gouache. Les couleurs sont choisies parmi sa palette habituelle, avec, comme ici, du noir, du blanc, du rouge, du bleu de cobalt, très profond, légèrement violacé, et du jaune de cadmium. Le maître sélectionne alors les couleurs qui l'intéressent et les taille avec de grands ciseaux, sans s'aider de dessin préalable. Il assemble ensuite les éléments découpés (et parfois les chutes) à l'aide d'épingles.
L'intérêt de cette technique ? Elle est d'abord très pratique. Chacun des éléments peut être facilement déplacé sur la composition finale. L'artiste réalise d'ailleurs de nombreuses variations sur un même sujet. Observez cette œuvre réalisée pour l'ouvrage Jazz et comparez-la à la précédente :
Formes et couleurs ne sont pas tout à fait les mêmes. Mais les deux compositions reposent toutes deux sur un équilibre fragile et harmonieux entre formes et "contreformes" : les pleins (en noir et jaune) sont aussi importants que les creux (en bleu).
Surtout, Matisse réussit à dépasser la vieille querelle entre la couleur et le dessin, puisqu'avec ses ciseaux, il peut dessiner directement dans la couleur ! Un même geste, le découpage, réunit la peinture et le trait.
Un répertoire de formes pour rêver à l'infini
Les 443 papiers découpés que les héritiers de Matisse ont donnés au musée du Cateau-Cambrésis prouvent une chose : durant les vingt dernières années de sa vie, le maître a perfectionné sa technique et s'est composé progressivement un réservoir de formes dans lequel il pouvait piocher.
Observez cette maquette pour la couverture du livre The Decisive Moment (1952), qui regroupe des photographies et des textes d'Henri Cartier-Bresson.
Comparez-la maintenant avec cette composition géante (3,7 mètres de large) intitulée Océanie le ciel.
On retrouve des éléments similaires : les mêmes formes d'algues qui semblent se changer en oiseaux (voire en poissons). Ces différentes œuvres ont été inspirées par un voyage à Tahiti, où Matisse se rend en 1930. Emerveillé par les lagons et les couleurs vives de l'Océanie, il réalise plusieurs photos et dessins. Jusqu'à la fin de sa vie, il exploitera ces formes ambiguës. Le peintre adore brouiller les pistes et créer des images qui puissent être interprétées de plusieurs façons. Les fonds, invariablement unis, nous plongent dans l'immensité du ciel, ou peut-être de la mer. La forêt de signes qu'il dispose dans ses compositions se situe entre l'animal et le végétal. Ces images mouvantes placent sa peinture à part, entre la figuration et l'abstraction. Matisse s'inspire du réel mais nous emmène aussi vers un imaginaire, vers le rêve.
A la recherche de la lumière
Les tons très vifs employés par Matisse, les contrastes forts sur lesquels il s'appuie rendent ses compositions très lumineuses. Mais pourquoi s'arrêter en chemin et ne pas carrément utiliser la lumière dans ses œuvres ? A 78 ans, l'artiste se lance dans le vitrail.
A l'origine, c'est son ancienne infirmière et modèle, Monique Bourgeois, entrée dans les ordres, qui lui demande de décorer l'oratoire du couvent des dominicaines de Vence (Alpes-Maritimes). Mais Matisse voit plus grand : il créera la chapelle du Rosaire. Entre 1948 et 1951, l'artiste en conçoit les plans et toute la décoration. Le vitrail ci-dessus, imaginé à l'origine pour l'église, ornera finalement un mur d'une école maternelle du Cateau-Cambrésis sous le nom Les Abeilles. Il est composé d'une myriade de formes quadrangulaires qui reprennent les couleurs primaires : bleu, jaune, rouge. La lumière traverse les pièces de verre mais semble aussi irradier l'œuvre, parcourue par des rayons de couleur claire.
Pour réaliser les gigantesques vitraux de la chapelle de Vence, Matisse tâtonnera pendant quatre ans, toujours avec sa technique des papiers découpés, utilisés cette fois comme brouillon de l'œuvre définitive. Le résultat ? Illuminés par le soleil de Provence, encadrés par des murs blanchis à la chaux, les vitraux sont presque aveuglants. Epurés, magnifiquement harmonieux, ils nous éloignent beaucoup des découpages d'enfants ! Petite visite de ce lieu magique grâce à ce documentaire de la BBC (en anglais).
Informations pratiques :
"Matisse, la couleur découpée"
Du 3 mars au 9 juin 2013
Palais Fénelon 59360 Le Cateau-Cambrésis
10 h à 18 h (sauf mardi)
Tél. : 03 59 73 38 00
Tarifs : 3 € / 7 €
A lire :
Le catalogue de l'exposition nous permet pour la première fois d'entrer dans les coulisses de la création de Matisse et de découvrir les tâtonnements d'un génie. Exemple : ces différents essais pour la couverture de la revue Verve, parfois quasi identiques, mais que Matisse modifie en déplaçant les éléments de quelques millimètres. Il y a aussi des curiosités : des tapisseries et même des chasubles pour la chapelle de Vence, que le maître a imaginées en ayant également recours à ses découpages. En tout, quelque 250 illustrations éclairent l'œuvre du peintre.
Matisse, la couleur découpée, sous la direction de Patrice Deparpe, éd. Somogy, 224 pages, 35 euros.
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