Suzanne Valadon au Centre Pompidou : gros plan sur cinq tableaux transgressifs d'une pionnière de l'art moderne
Après le succès de l'exposition Surréalisme qui a attiré 570 000 visiteurs en moins de quatre mois, le Centre Pompidou de Paris consacre jusqu'au 26 mai 2025 une monographie à Suzanne Valadon (1865-1938). Cette artiste audacieuse n'a pas connu la même postérité que son fils, le peintre Maurice Utrillo, ou son ami Edgar Degas. Pour la première fois de son histoire, Beaubourg reprend et remodèle, en l'enrichissant de nouveaux prêts et d'archives inédites, une exposition conçue par le musée Pompidou-Metz en 2023 et présentée par la suite au Musée d'arts de Nantes et au Museu Nacional d'Art de Catalunya à Barcelone. Pour vous permettre de découvrir ou de redécouvrir Suzanne Valadon, une femme qui se libéra des carcans de son époque, nous avons choisi dans l'exposition parisienne cinq toiles iconoclastes, reflets de son art sans concessions et de son goût prononcé pour la provocation.
1 "Autoportrait aux seins nus"
Suzanne Valadon ne peint pas pour faire joli. Elle porte un regard féminin, sans artifices, ni voyeurisme sur ses modèles. Née en 1865, de père inconnu, elle fut élevée par sa mère Madeleine Valadon et grandit dans le quartier populaire de la butte Montmartre, à Paris. Dans un roman tiré de son histoire, Jean-Paul Delfino la surnomme "L'Affranchie de Montmartre" (Éditions Itsya & Cie). Pour lui, elle incarne "la définition même de la liberté en action". Elle fut serveuse, marchande, livreuse de linge, acrobate avant de devenir modèle sous le prénom de Maria. C'est en observant de grands maîtres comme Renoir, Toulouse-Lautrec ou encore Puvis de Chavannes pendant les séances de pose qu'elle apprend à dessiner et à peindre. Sur cet autoportrait de 1931 présenté au début de l'exposition, Suzanne Valadon a 66 ans. Elle nous regarde, comme elle se regarde, droit dans les yeux, sans chercher à biaiser. Elle a un air sévère et se montre sans flatterie, torse nu, avec des signes de vieillesse. Valadon disait : "Il faut être dur avec soi-même, avoir une conscience, se regarder en face." Ce regard direct, sans concessions, la caractérise. Cet autoportrait tardif est souvent considéré comme un acte de rébellion précurseur contre un canon esthétique tenace qui voudrait que seules les femmes jeunes et belles s'exposent aux regards.
2"La Chambre bleue"
Le Centre Pompidou a choisi ce célèbre tableau au parfum de manifeste, sans doute le plus connu de Suzanne Valadon, pour illustrer l'affiche de l'exposition. Sur cette grande toile, présentée parmi ses autoportraits, au début du parcours, l'artiste détourne volontairement les codes de la peinture classique. Elle revisite le thème de l'odalisque, ces femmes alanguies représentées dans des harems et offertes aux regards concupiscents par des peintres comme Ingres et Delacroix. La transgressive Valadon habille son modèle d'un pantalon rayé d'homme. Elle place une cigarette entre ses lèvres et des livres sur son lit magnifiquement décoré. Valadon s'amuse à remettre en cause les modèles classiques de l'histoire de l'art et le regard masculin sur les femmes. Cette amazone affranchie, saisie dans son intimité qui ne cherche aucunement à plaire, lui ressemble. Féministe avant l'heure, Valadon a sans doute ouvert la voie aux artistes du Deuxième Sexe.
3 "Adam et Ève"
Le nu féminin et masculin occupe une place essentielle dans son œuvre. Ce tableau daté de 1909 est selon l'une des trois commissaires, Nathalie Ernoult, "un hymne à l'amour qui fit scandale". Là encore, Valadon reprend un thème biblique, un classique de la peinture. Mais le couple qu'elle représente, c'est le sien : la peintre, la quarantaine épanouie, pose aux côtés de son amant et futur mari André Utter. Autres transgressions : ce peintre médiocre est un ami de son fils et il a vingt ans de moins qu'elle. À l'origine, elle l'avait représenté entièrement nu. Une photo qui figure dans les archives du Centre Pompidou en témoigne. Mais pour pouvoir exposer son tableau, Valadon a dû ajouter une feuille de vigne sur le sexe de son amant. "La question qui se pose, explique Nathalie Ernoult, est de savoir s'il s'agit du même tableau qu'elle aurait 'rectifié' ou d'une réplique". Des recherches récentes semblent indiquer qu'il s'agit bien du même tableau, car en grossissant très fortement la zone "litigieuse", elle raconte que "l'on a vu très clairement les repeints sur la couche picturale. Mais le sexe, pour l'instant, on ne l'a pas vu. Il faudrait que ce soit radiographié au laboratoire du Louvre qui a les appareils nécessaires". Elle pense que ces analyses complémentaires seront réalisées assez rapidement après la fin de l'exposition. On sait aussi que ce tableau a été lacéré, peut-être à la suite d'une dispute familiale et qu'il a été restauré. Quand et comment ? Ces nouvelles recherches seront certainement instructives.
4 "Joie de vivre"
Cette très grande toile est un prêt du Metropolitan Museum de New York. Suzanne Valadon revisite là encore un thème éculé de l'histoire de l'art, les baigneuses, magnifiées par Cézanne, Derain ou encore Puvis de Chavannes. "Des tableaux faits pour exciter le regard des hommes", selon Nathalie Ernoult. Mais sur cette toile, "le voyeur, Suzanne Valadon le place aussi dans la toile en représentant un homme nu qui regarde ces femmes nues", explique la commissaire. C'est un contrepied au fameux Déjeuner sur l'herbe de Manet où les femmes sont dénudées et les hommes habillés. Sur son tableau, Valadon représente un homme nu et c'est encore son amant, André Utter qui lui sert de modèle. Elle le place au même niveau que ces femmes. "Il y a vraiment un jeu sur le regard du voyeur, explique la commissaire, un jeu entre le spectateur du tableau qui lui sera habillé et le spectateur dans la toile qui lui est nu. C'est une transgression des thèmes picturaux de l'époque."
5 "Le Lancement du filet"
Suzanne Valadon serait la première femme peintre à avoir représenté des hommes adultes nus, en grand format, sans références à la mythologie ou aux religions. Elle est la seule à oser les présenter dans des salons de peinture. Sur ce grand tableau, très cinématographique, elle décompose le mouvement d'un homme, sans doute un pêcheur, qui lance un filet dans l'eau. C'est une nouvelle fois André Utter qui lui sert de modèle. Le sexe, qui apparaît sur les esquisses de ce tableau présentées au Centre Pompidou, a disparu dans l'œuvre finale. Plus de feuilles de vigne, mais des cordes judicieusement placées pour éviter la censure. Chiara Parisi, directrice du Centre Pompidou-Metz et co-commissaire de l'exposition parisienne, fait une prédiction : "Suzanne Valadon, c'est le XXIe siècle qui va la reconnaître comme géniale !"
Exposition Suzanne Valadon(Nouvelle fenêtre) au Centre Pompidou, à Paris, du 15 janvier au 26 mai 2025. Commissariat : Nathalie Ernoult, Chiara Parisi et Xavier Rey.
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