Festival d'Angoulême : comment l'autobiographie est-elle devenue une tendance lourde du 9e art ?
Julie Doucet, Edmond Baudoin, Chris Ware, Catherine Meurisse, Roberto Saviano, Aude Picault… Ils se sont tous essayé à l'autobiographie en bande dessinée. Pourquoi, comment ? Enquête au festival international de bande dessinée d'Angoulême.
Lancée dans les années 60 aux Etats-Unis, avec des auteurs comme Crumb, la tendance à se raconter en bande dessinée s'est depuis largement déployée à partir des années 90 avec la sortie de Maus, d'Art Spiegelman, ou en France avec les récits autobiographiques de Marjane Satrapi ou de David B. publiés par la maison d'édition alternative L'Association.
L'essor des blogs, puis d'Instagram, ont également favorisé les récits intimes. Des auteurs parmi les plus populaires s'y sont essayé, comme Riad Sattouf (L'Arabe du Futur, Allary éditions) ou Pénélope Bagieu, dont la carrière a été lancée par son blog Ma vie est tout à fait fascinante ou encore Julie Doucet, lauréate du Grand Prix 2022, une pionnière en la matière, avec ses récits autobiographiques publiés dans des fanzines à la fin des années 80 sous le nom de Dirty Plotte.
Qu'est-ce que la BD autobiographique ? Comment les auteurs et les autrices s'en emparent-ils ? En quoi le récit autobiographique peut-il parler à tous ? Quels sont les rapports entre l'autobiographie et la fiction ? Quelle est la place de ce genre dans le paysage du 9e art aujourd'hui ? Franceinfo Culture s'est penché sur le travail d'Aude Picault, Julie Doucet, Edmond Baudoin, Chris Ware, Catherine Meurisse, Shiguro Mizuki ou encore Roberto Saviano, sept auteurs et autrices exposés ou présents au festival d'Angoulême, qui ont chacun, à leur manière, et souvent pour des raisons bien différentes, exploré ce genre protéiforme, aujourd'hui plébiscité par le public.
1Aude Picault : du "Moi je" à la fiction
Moi je, les deux mots sont écrits en lettres noires sur les murs de l'exposition "Sous la plume d'Aude Picault", consacrée à l'autrice au Vaisseau Moebius à Angoulême. Cette dessinatrice venue tardivement à la bande dessinée a démarré par les récits autobiographiques, d'abord Moi je, puis La Fanfare. "Pour moi ça a été un apprentissage. Au début, c'était très modeste, des dessins avec très peu de décors, des bribes de journal", explique Aude Picault en nous guidant dans l'exposition.
Un peu plus loin sont exposés les dessins de son album Papa, publié en 2006 à L'association, un autre album inspiré de sa propre vie, dessiné après la mort de son père. "Ca a été un peu comme un carnet de deuil. Quand on perd un être cher, on dit qu'il faut laisser le temps faire son œuvre. Pour moi, passer ce temps à dessiner, à faire cet album, ça a été comme une prière. Le dessin permet ça aussi, de laisser le temps passer et de le sentir passer concrètement avec la plume sur le papier", confie Aude Picault.
"Et puis au fil du temps, je suis allée vers la fiction, d'abord pour pouvoir être plus libre de raconter ce que je voulais, sans froisser les gens. Je me suis dit, je vais créer des personnages qui vont porter ce que j'ai envie de raconter, qui pourront incarner les problématiques que j'ai envie d'aborder", explique l'autrice. "Je me documente aussi, je lis beaucoup pour nourrir mes récits parce que je n'arrive pas à me contenter de ma petite expérience", poursuit-elle.
"Quand il y a un si gros travail sur l'écriture, et sur la construction du scénario, on peut se demander ce qui reste de l'autofiction, mais en même temps, on ne vit le monde qu'à travers soi-même, donc dans tous les livres il y a sans doute une part autobiographique", estime Aude Picault.
"Pour moi, l'autobiographie est un outil parmi d'autres, parce que ce qui vient de moi-même est une matière que je connais bien, dont je dispose sans limite, et avec laquelle je peux faire ce que je veux"
Aude Picaultà Franceinfo
"L'autobiographie est un genre qui est assez féminin, qui a été porté beaucoup par des femmes, mais pas seulement, et qui marche bien auprès des lecteurs, parce que c'est un genre qui permet de s'identifier. C'est aussi sans doute lié à l'engouement ces dix dernières années pour la bande dessinée du réel", analyse Pauline Mermet, l'éditrice d'Aude Picault chez Dargaud.
"Mais avec Aude ce qui est intéressant, c'est son évolution vers la fiction. La fiction permet de déplacer le curseur, et je trouve que cela enrichit beaucoup ses histoires", précise l'éditrice.
2Julie Doucet : "Se réapproprier l'espace envahi par les hommes"
Julie Doucet, Grand Prix 2022 d'Angoulême, a elle aussi démarré la bande dessinée avec l'autofiction, en racontant son quotidien dans un fanzine à la fin des années 80. "Quand j'ai commencé, je pensais être la seule femme à ressentir ce que je ressentais, à me ressentir comme "femme inadéquate", qui ne se maquille pas, qui ne se reconnaît pas dans les stéréotypes de la féminité. Je me sentais vraiment seule, alors j'exprimais ces choses à travers mes histoires, en dessinant. Cela me questionnait beaucoup, et cela suintait dans mes rêves aussi, alors j'illustrais aussi mes rêves", explique Julie Doucet au cours d'une rencontre à Angoulême.
"A l'époque il n'y avait pas internet. Personne ne parlait de ça, il n'y avait pas le vocabulaire, les mots n'existaient même pas pour dire ces choses-là, et donc quand j'ai commencé à recevoir des lettres de femmes qui me disaient qu'elles s'étaient reconnues dans mes histoires, cela m'a beaucoup surprise. Que des femmes puissent s'identifier à ce que je racontais dans mes bande dessinées, je peux même dire que ça m'a renversée", se souvient l'autrice.
"Pour moi, en tant que femme, l'autobiographie a été une manière de me réapproprier l'espace qui était envahi par les hommes"
Julie Doucetà Franceinfo
"Au départ, j'ai fait tout cela sans réfléchir, de manière surement inconsciente, mais avec le recul, quand j'ai commencé à réfléchir au pourquoi du comment, je me suis rendu compte que c'était essentiellement pour cette raison que je me m'étais racontée en bande dessinée, pour occuper l'espace. Et je pense que c'est le cas de beaucoup de femmes qui font de l'autobiographie, encore aujourd'hui", assure la dessinatrice.
"Le fait d'écrire les textes de manière manuscrite en bande dessinée, c'est déjà un acte intime. C'est pourquoi il me semble que la bande dessinée est un medium très adapté pour l'autobiographie", estime de son côté l'autrice américaine Laura Park, connue pour ses récits autobiographiques, sur la scène de cette rencontre avec Julie Doucet.
3Edmond Baudoin : "dessiner la vie"
Un autre regard autobiographique est à découvrir à Angoulême, celui d'Edmond Baudoin, exposé à la Cité de la bande dessinée jusqu'au 22 juin dans la très émouvante exposition Dessiner la vie.
Venu tard et un peu par hasard à la bande dessinée après avoir été comptable jusqu'à ses quarante ans, Edmond Baudoin est lui aussi un précurseur de l'autofiction. "J'ai été un précurseur sans le savoir", raconte avec son accent chantant le dessinateur, lors d'une rencontre à Angoulême. "A l'époque j'étais un grand lecteur de livres, et les auteurs que je lisais, comme Proust et d'autres, se racontent dans leurs livres. Alors pour moi c'était naturel de me raconter, mais je ne savais pas qu'en bande dessinée, c'était quelque chose qui ne se faisait pas encore à l'époque".
Son dernier livre, Les fleurs du cimetière (L'Association, 2021) est une autobiographie en forme de carnet composé de moments passés, commentaires rétrospectifs, portraits, dans lequel il évoque son enfance avec son frère Piero, ses parents, ses copains d'enfance. "Les Fleurs du cimetière, c'est un bric à brac dans lequel il a fallu mettre un peu d'ordre pour que le lecteur s'y retrouve", souligne-t-il. "La vie n'est pas quelque chose où l'enfance est loin. C'est hier que j'étais un gamin", explique Edmond Baudoin.
"La vie n'est pas un truc linéaire, ce n'est pas une histoire qui va de l'enfance à la vieillesse. La vie d'un humain ne se déploie pas comme celle d'un arbre, mais plutôt comme une carte de géographie, dans laquelle on peut se déplacer d'un seul petit mouvement du doigt. L'enfance est accessible à tout moment. A 20, à 30, à 40 ans, on peut aller dans son enfance juste en déplaçant un doigt sur la carte", estime l'auteur, qui dit avoir trouvé dans la philosophie de Deleuze les réponses à certaines de ses questions. "Donc il n'était pas question de faire un livre avec des dates, un livre avec une narration linéaire", ajoute-t-il.
"On se construit pour l'essentiel dans l'enfance. C'est comme la terre, on a été modelé dans l'enfance, par nos parents, par le pays où on a grandi, par l'école, par les copains. Après, il faut faire avec ce matériau toute la vie, avec les le bien et le mal de ce temps de l'enfance. Alors j'ai fait ce livre en pensant à ça. Ce n'était pas facile, parce que c'était un peu comme piocher dans une caisse qui contient toutes les photos de votre vie, de piocher, et de trouver la bonne place où la mettre dans l'album".
Dans ses histoires, Edmond Baudoin se raconte mais il met littéralement aussi de lui-même dans son dessin, qu'il pratique debout. "On ne pense pas qu'avec la tête, on pense avec le corps, avec l'ensemble des organes. Quand je dessine, ce n'est pas intellectuel, je ne pense pas, je suis là avec le papier, je pose le pinceau, ça fait une tache, alors je réponds au papier, en faisant une autre tache, et ainsi de suite. Quand je dessine, je ne fais que répondre à ce qui se passe", explique-t-il.
"On ne pense pas, on est. Comme disait le pianiste Richter, un grand musicien devient le piano, et un très grand musicien devient la musique. Quand je dessine je deviens le papier, je deviens le pinceau, comme les Chinois"
"Les dessinateurs veulent tous la même chose. Ils veulent dessiner, rêver, et mettre sur le papier ce qu'ils sont eux, chacun à sa manière, mais je crois que c'est ça"
Edmond Baudoinau Festival de BD d'Angoulême
Le dessinateur poète et peintre qui a poussé très loin la pratique de l'autobiographie en bande dessinée. Une pratique qui ne l'a jamais empêché de tourner son regard vers le monde. "Là je reviens du Chili, je suis sur un projet avec Emmanuel Lepage. Ce qui se passe dans la société chilienne en ce moment est passionnant, et puis j'ai toujours ce vieux projet avec Troubs, d'aller travailler avec des artiste Inuits !"
4Chris Ware : "Toute autobiographie est une fiction"
Le grand Prix 2021 d'Angoulême a lui aussi puisé dans sa vie le matériau de son œuvre. Jimmy Corrigan, son œuvre majeure, celle qui l'a fait connaître au grand public, est en partie autobiographique. L'album est né de l'idée imaginaire d'une lettre qu'il aurait reçue de son père, parti quand il était enfant.
Une mise en scène de sa propre vie, de sa famille, ou encore de l'arrivée de sa fille dans sa vie, l'œuvre de Chris Ware est traversée par ses propres expériences, qu'il déplie à l'infini dans une narration qui exploite tout le potentiel de la bande dessinée, composée de mots, d'images, de signes empruntant des chemins complexes, à l'image de la conscience humaine.
"Toute autobiographie est encore une fiction, c’est ce dont parle ce livre. Bien évidemment, un grand nombre de détails renvoie à ma vie, j’ai vécu à Chicago et à Oak Park, j’ai une fille et je me sens parfois comme un artiste raté", déclarait Chris Ware au journal Le Monde au moment de la sortie en France de Building stories (Delcourt, 2014), un album composé de 14 livrets de formats variés.
"La fiction permet de représenter davantage de réalité que la non-fiction", estimait-il. "Quand je place le souvenir que j’ai de quelqu’un dans un décor imaginaire, cette personne prend soudain vie".
L'exposition "Building Chris Ware" présentée à Angoulême à l'espace Franquin jusqu'au 20 mars, permet de saisir la manière dont ce génie de la bande dessinée met en scène sa propre vie dans une forme de fiction ultra élaborée.
5Catherine Meurisse : "les vertus cathartiques de l'autobiographie"
Pour Catherine Meurisse en revanche, l'autobiographie n'a pas été là aux origines. "Je n'étais pas programmée pour faire de l'autobiographie ou de l'autofiction. C'était quelque chose que je ne voulais absolument pas faire. Cela m'allait très bien de rester à l'ombre de mes petits personnages fictifs, et de jouer avec eux. Et puis je n'aurais jamais osé me raconter, j'avais peur de me dévoiler", raconte l'autrice sur la scène de l'espace Franquin à Angoulême pour une masterclass."Et puis il y a eu le 7 janvier 2015. C'est l'attentat de Charlie qui m'a poussée à me raconter", confie l'ancienne dessinatrice de presse, qui a échappé de peu à l'attentat qui a coûté la vie à presque tous ses compagnons de travail.
"Dans La Légèreté, je me suis dessinée sur toutes les pages en train de marcher, pour me prouver que je n'étais pas morte. C'est un peu dramatique mais c'était vital et cela a pointé du doigt pour moi les vertus cathartiques de la bande dessinée autobiographique"
Catherine Meurisseà Franceinfo Culture
"J'avais tout perdu, les amis, le rire, un lieu de partage, de travail" poursuit Catherine Meurisse. "J'avais besoin de rassembler tout le monde alors j'ai mis dans La Légèreté tous ceux que j'aimais : ma famille, ma maison d'enfance, le jardin…"
La dessinatrice constate ensuite que "les lecteurs n'étaient pas effrayés par ce que je racontais de moi, et comme j'avais le sentiment que mon travail cathartique n'était pas terminé, je suis allée plus loin dans le temps, en remontant jusqu'à mon enfance". Une manière de "tenter de ne plus perdre quelque chose". Ce travail introspectif a donné naissance au livre Les grands Espaces, publié en 2018 aux éditions Dargaud.
La dessinatrice se met en scène dans son dernier album La jeune femme et la mer, publié en 2021 (Dargaud), "mais le choc du 15 janvier 2015 s'est éloigné. C'est plus apaisé" confie-t-elle. "Cela ne veut pas dire que je vais continuer dans cette veine autobiographique, ni que je vais me l'interdire. Je ne le ferai que si ça s'impose vraiment", conclut celle qui a été élue en 2020 membre de l'académie des Beaux-arts.
6Shigeru Mizuki et le "manga du moi"
Le mangaka japonais Shigeru Mizuki s'est lui aussi raconté dans un manga, dans Vie de Mizuki, publié en France en trois volumes aux éditions Cornélius (L'enfant, le rescapé, L'apprenti). Ce travail introspectif est à découvrir parmi les planches de la magnifique exposition qui lui est consacrée au musée d'Angoulême, à voir jusqu'au 4 avril.
Le dessinateur s'est ainsi mis en scène dans sa vie quotidienne, de l'enfance à l'âge adulte. Un projet qui a tenu en haleine jusqu'à sa mort, en 2014. On lit dans l'exposition que la pratique autobiographique en BD au Japon, "Watakushi manga" ("manga du moi"), reprend les codes de son équivalent littéraire, "watakushi shōsetsu" ("roman du moi") et s'exprime d'une manière bien particulière, qui fait fi de la chronologie et des faits, pour se concentrer sur les émotions et les sentiments du narrateur.
"A la lecture de ce manga autobiographique de Mizuki", spécifie le festival, "il est très difficile de reconstituer la chronologie des évènements marquants de sa vie, qui contredisent souvent sa biographie officielle".
7Roberto Saviano : "un espoir de pouvoir renaître dans une nouvelle vie"
L’italien Roberto Saviano était aussi à Angoulême en visioconférence pour une masterclass le vendredi 18 mars à l'espace Franquin à Angoulême. L'écrivain italien, qui vit caché et sous protection, depuis qu'il a dénoncé les agissements de la mafia napolitaine, a lui aussi décidé de se raconter en bande dessinée. Dans Je suis toujours vivant (coédition Gallimard / Steinkis, 2022), il raconte sous la plume du dessinateur turc Asaf Hanuka son quotidien d'homme traqué, et il remonte aussi dans l'enfance, abordant des thématiques plus intimes de sa vie, et de celle de sa famille proche, définitivement bousculée par ce qu'il a osé dénoncer.
"Pour moi cela a été assez facile de transcrire et d'exprimer des moments très intimes de sa vie, parce que Roberto est arrivé avec plein d'idées très fortes visuellement, que j'avais juste à coucher sur la page, c'était du pain béni", raconte Asaf Hanouka. "Asaf a très bien compris que ma vie est une vie pleine de symboles, et a très bien traduit cela graphiquement, avec des gestes, des couleurs", souligne Roberto Saviano.
"La bande dessinée s'acommode bien des symboles, et donc c'est une forme qui sert bien l'histoire de Roberto", ajoute Asaf Hanuka.
"Pour moi, faire ce récit de mon histoire en bande dessinée, c'était aussi une manière de toucher un public différent, plus jeune peut-être"
Roberto Savianoau Festival de bd d'Angoulême
"Les choix que j'ai fait m'ont volé ma vie, et si je devais recommencer, je ne le referais pas. Aucune cause ne vaut la peine de sacrifier sa vie comme ça", confie le journaliste écrivain. "Pour moi, ce livre, c'est un espoir de pouvoir renaître dans une nouvelle vie. Et j'espère que les lecteurs seront touchés, et peut-être alors tout ça n'aura pas été vain", conclut-il.
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