"L'Escamoteur", une BD sur la fascinante histoire d'une taupe chez Action directe

Si ce n'était une histoire vraie, ce serait un scénario touffu, complexe, "extra-ordinaire". Celle de Gabriel Chahine, au destin hors du commun, est racontée dans "L'Escamoteur". Retour sur les années de plombs, les années Action directe.
Article rédigé par Christophe Airaud
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié
Temps de lecture : 7min
Couverture de "L'Escamoteur" de Philippe Collin et Sébastien Goethals. (FUTUROPOLIS)

Le 21 février 1987, l'arrestation des quatre principaux membres d'Action directe dans une ferme isolée du Loiret signait la fin du groupe terroriste. Durant huit ans, leurs mitraillages, leurs attentats, jusqu'à l'assassinat de Georges Besse, PDG de Renault, et celui de l'ingénieur général de l'armement René Audran, ont bouleversé et inquiété la France.

Depuis trente-sept ans, romanciers et journalistes sont revenus sur ces épisodes de l'histoire contemporaine française. En 2022, Monica Sabolo, dans La Vie clandestine partait à la recherche de Nathalie Ménigon et Joëlle Aubron. En 2023, Dan Franck racontait, dans L'Arrestation, son parcours judiciaire et carcéral en raison de sa légère proximité avec Action directe. C'était le récit d'une trahison. De trahison, il est aussi question dans L'Escamoteur de Philippe Collin et Sébastien Goethals aux Éditions Futuropolis. "C'est l'histoire incroyable d'une infiltration" dit la 4e de couverture. Il n'y aurait pas meilleur résumé.

L'histoire : Il ne faut surtout pas spoiler cette histoire et en garder les questions tant elle est surprenante. Voici uniquement quelques éléments d'enquête. Nous sommes en 1974, à Toulouse, Gabriel Chahine, artiste d'origine libanaise, rencontre Jean-Marc Rouillan qui deviendra un des membres fondateurs d'Action directe. Ils sont tous deux sur le chemin de la révolution avec son lot de violence. Rencontre fortuite ? Viendra ensuite l'extravagant vol d'un tableau, L'Escamoteur de Jérôme Bosch, pour financer le mouvement. Tout est historique et tout est rocambolesque sous la plume des deux auteurs. Mais qui est vraiment Gabriel Chahine ? Lecteur, ne cherchez pas à le savoir avant d'avoir terminé ce roman graphique.

Un héros ou un infiltré

Gabriel Chahine a vraiment existé et a vraiment participé à l'histoire d'Action directe. Son parcours replonge le lecteur dans cette période où le terrorisme d'extrême gauche inquiétait et fascinait certains. Sa fiche signalétique dit : né en 1931 à Alexandrie, en Égypte, il passe son enfance au Liban. Artiste peintre, beau parleur, mais un peu raté, ses toiles ne se vendent guère. Arrivé en France, il côtoie le groupe terroriste Action directe.

Comme des historiens du temps présent, Philippe Collin et Sébastien Goethals sont partis à la recherche de sa vérité. L'artiste qui charme et bluffe son monde, était-il une taupe au sein du mouvement à la solde des Renseignements généraux ou un sympathisant dilettante ? Au fil des pages, les auteurs reviennent sur cette période, où entre guerre des polices, assassinats et mitraillages, Action directe est en Une des journaux et l'inquiétude première du pouvoir.

Avec la double vie de Gabriel Chahine se dessine la France des années 1980, celle de l'héritage gaulliste et les années Giscard. Le pays sent encore la naphtaline, Mai-68 est passé de l'espoir aux désillusions. Comment changer le monde sans la violence ? C'est dans cette ambiance que surgissent Action directe, et ce fameux et trouble Gabriel Chahine.

Un vol rocambolesque

Ce thriller au pays des "terro" tire son titre du nom du tableau volé. Et l'anecdote est si belle qu'elle semble inventée. Artiste peintre, Gabriel Chahine connaît son histoire de l'art. Pour aider Action directe, il devient l'instigateur d'un vol qui doit financer la révolution.

L'Escamoteur de Jérôme Bosch est une toile représentant un bonimenteur, un joueur de bonneteau au XVIe siècle. Conservé au musée de Saint-Germain-en-Laye, peu surveillé, il est donc dérobé avec facilité par Jean-Marc Rouillan, le 13 décembre 1978.

Planche de "L'Escamoteur" de Philippe Collin et Sébastien Goethals (Éditions Futuropolis). (PHILIPPE COLLIN / SEBASTIEN GOETHALS)

Le propos du tableau est une histoire dans l'histoire. Rouillan en décryptant la toile dit : "Le monde est composé de dictateurs, de magiciens (...) autrement dit de gens qui ont la parole et qui en abusent", en référence au voleur caché dans un habit de moine et à la foule aveuglée par le baratin du bonimenteur.

Une fable révolutionnaire veut croire ce membre d'Action directe. Mais, comme dans le tableau, qui roule qui ? Qui abuse qui ? Qui est le dindon de la farce ? Qui est le bonimenteur et surtout au bonneteau, on perd toujours à la fin. C'est tout le but de l'enquête, de mensonges en pirouettes, de chausse-trappes en trahison.

Ne pas céder au faux romantisme d'Action directe

Le roman graphique se déroule sur deux époques. Les années 1970/1980, de la naissance du groupe jusqu'au 21 février 1987 et l'arrestation des quatre derniers membres. Et aujourd'hui avec les doutes et les inquiétudes du duo durant l'écriture.

Comment raconter ces événements sans tomber dans le romanesque et la séduction que dégage parfois cette période ? "Il y a ceux qui vont t'accuser d'être trop complaisant avec la violence d'Action directe et les autres qui te diront que tu caricatures leur idéologie", dit Goethals, le dessinateur dans l'ouvrage, lui qui fut élevé dans un milieu pacifique et dont des amis de famille aidaient les militants d'Action directe sans poser de questions.

"J'ai grandi dans un univers pacifiste et 'baba cool'", explique le dessinateur Sébastien Goethals. "Lorsque j'avais 14 ans, une amie de mes parents a été envoyée en prison pour avoir hébergé des membres d'Action directe. Cet épisode a été pour moi une prise de conscience : les choses sont plus complexes que ce qu'elles paraissent être en surface."

Philippe Collin et Sébastien Goethals, auteurs de "L'Escamoteur"  aux Éditions Futuropolis. (CHLOE VOLLMER-LO)

Philippe Collin ajoute : "Nous avons dû faire attention à garder la bonne distance, de façon à ne pas présenter ces militants comme des héros, ni en faire des caricatures". L'équilibre est trouvé.

Il faut reconnaître que la véritable histoire de Chahine est riche. C'est déjà un scénario dépassant la fiction. Et les acteurs de cette histoire ont toutes les qualités de personnages de roman. Chahine est trouble et séduisant, peut-être serait-il sincère.

Un dessin méticuleux et un scénario parfait

À propos de Chahine, Sébastien Goethals dit : "On a tous déjà croisé ce type d'individu charmeur, qui vous embarque dans des aventures inattendues. C'est ce qui nous a fascinés avec lui : il a raconté des histoires différentes à plus ou moins tout le monde."

Rouillan, lui, le monstre froid d'une certaine révolution, est cassant : "un enragé, un type dangereux", déclare un flic en planque en face de l'appartement du militant. Et par son crayon méticuleux et réaliste, son sens du détail de la France seventies, Goethals plonge le lecteur dans ces années où Roger Gicquel annonçait inquiet : "La France a peur". Imper mastic et gendarmes à képi de travers face à une bande de "terro" prêts à tout pour des dogmes, depuis oubliés.

Couverture de "L'Escamoteur" de Sébastien Goethals et Philippe Collin. (FUTUROPOLIS)

"L'Escamoteur", récit de Philippe Collin et Sébastien Goethals d'après une idée de Sébastien Goethals. Dessin et couleurs Sébastien Goethals. Dossier historique Fabien Archambault. Aux Éditions Futuropolis, 317 pages, 27 euros.

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