"Je joue sur l'identité et sur l'identique" : avec sa BD "Chez toi", Sandrine Martin raconte le destin croisé d'une réfugiée syrienne enceinte et d'une sage-femme grecque
Inspiré d'une étude anthropologique, le roman graphique "Chez toi. Athènes 2016" de Sandrine Martin dresse le portrait croisé d'une réfugiée syrienne enceinte rêvant de faire naître et grandir son enfant en Allemagne, et d'une sage-femme grecque enfermée dans un quotidien marqué par la crise qui touche son pays.
Chez toi. Athènes 2016, roman graphique signé Sandrine Martin, raconte l'histoire croisée de deux femmes, le temps d'une grossesse en 2016 dans la ville d'Athènes, carrefour stratégique de migrations. L'une est syrienne, enceinte, et veut rejoindre l'Allemagne. L'autre est sage-femme, et grecque. Ce bouleversant roman graphique publié aux éditions Casterman le 8 avril 2021, a été réalisé à partir d'une étude anthropologique portant sur les femmes enceintes réfugiées dans les pays frontaliers de l'Union européenne, et les personnels soignants qui les prennent en charge.
L'histoire : Athènes, 2016, Mona, originaire de Homs, a accompli avec son mari un long et périlleux voyage depuis la Syrie jusqu'à Athènes. Mona et son mari Suleiman vivent sous une tente non loin des pistes d'atterrisage de l'aéroport abandonné d'Hellikon. Monika, grecque et sage-femme habite dans le même immeuble que ses beaux-parents avec son mari Christos, au chômage, et sa petite fille de trois ans. La jeune femme se sent coincée dans une vie qui l'étouffe. C'est en allant consulter à Médecins du Monde pour le suivi de sa grossesse que Mona rencontre Monika.
Chez toi raconte une grossesse, cette parenthèse qui s'accompagne ici du long processus administratif à parcourir pour Mona et son mari avant d'obtenir le droit de rejoindre l'Allemagne, leur objectif. Que signifie "chez toi" ? Bouger, aspirer à une autre vie ? C'est ce qui rassemble Mona et Monika, ces deux femmes aux vies pourtant si différentes.
Avec un scénario parfaitement construit, qui joue sur les effets de miroirs et les jeux d'opposition, avec une mise en page très libre, un soin remarquable apporté aux détails, un dessin sensible, d'une grande finesse, au crayon de couleurs en bichromie rouge et bleu, Sandrine Martin nous ouvre littéralement le cœur des migrants, et celui de ceux qui les accueillent et les soignent.
A la fin du livre, des textes des anthropologues Vanessa Grotti et Cynthia Malakasis éclairent sur les coulisses du projet, apportent des précisions sur le travail effectué sur le terrain et la manière dont toute cette matière a nourri le roman graphique. On y trouve également des photographies et des croquis de Sandrine Martin réalisés pendant ses repérages à Athènes.
Sandrine Martin confie à franceinfo Culture la genèse de ce projet, et nous dit comment elle a procédé pour transformer la matière d'une étude anthropologique en récit poignant.
Franceinfo Culture : comment est née l'idée de ce livre ?
Sandrine Martin : le livre est né dans le cadre d'ERC Comics, un projet qui associait des scientifiques et des artistes pour créer des web comics avec pour objectif de "disséminer" des études scientifiques pointues auprès d'un plus large public. Il y avait 16 bourses pour 16 projets et on m'a appelée pour m'apparier avec Vanessa Grotti sur l'étude "ERC EU Border Care", qui portait sur l'observation des trajectoires des femmes enceintes réfugiées dans les pays frontaliers de l'Union européenne, et aussi sur le personnel soignant qui les prend en charge. L'idée était de concevoir un web comics en s'inspirant de leur étude. Mais dès le début, je me suis dit que j'en ferais aussi un livre.
Pourquoi vous a-t-on choisie pour ce projet en particulier ?
Je ne sais pas, peut-être parce que j'avais fait un peu de BD de reportage et aussi des projets autobiographiques. En tous cas, j'ai trouvé que j'avais de la chance de tomber sur celui-là en particulier, parce que c'était celui où il y avait le plus de rapports avec l'humain, et c'est ce qui m'intéresse.
Comment avez-vous travaillé avec les deux anthropologues ?
Pour elles, c'était important de fixer un cadre clair, de définir un processus scientifique, pour respecter l'éthique et les exigences du travail anthropologique. Au départ, elles auraient aimé qu'on raconte leur travail sur le terrain. Cynthia voulait que nous soyions représentées en train de collecter des témoignages, pour ne pas se substituer à la parole des témoins. En anthropologie on ne "parle pas à la place de l'autre". On s'est finalement mises d'accord sur le principe de faire valider le scénario du web comics par une femme Syrienne, une photographe et traductrice, qui travaillait dans une petite structure associative en Grèce. Elle a tout relu au fur et à mesure. Et pour le côté grec, il y avait Cynthia, qui est grecque, et qui pouvait relire et donner son feu vert.
Comment avez-vous utilisé leur étude ?
En fait ce qui était assez étrange, c'est que quand j'ai travaillé sur le projet, l'étude n'était pas encore rédigée, il n'y avait pas de document écrit. Mais par contre, les deux anthropologues Vanessa Grotti et Cynthia Malakasis étaient disponibles pour répondre à toutes mes questions, et elles m'ont aussi envoyé ce qu'on appelle des "vignettes de terrain". Je leur ai posé des questions sur la précarité, le voyage, les traumatismes… Enfin sur tout ce qui m'intéressait au niveau narratif. Elles me parlaient de tel et tel cas, de telle ou telle anecdote et ensuite j'ai réutilisé tout ça dans le livre. Par exemple la scène où Mona se rend à la maternité, et qu'elle découvre le jour du rendez-vous qu'on lui a programmé une césarienne sans la consulter, c'est vraiment arrivé.
Pourquoi avoir choisi de raconter le destin croisé de deux femmes, d'un côté Mona, la syrienne, de l'autre Monika, la sage-femme grecque qui suit sa grossesse ?
Au départ, c'était pour être le reflet de l'étude, qui étudiait en même temps les femmes enceintes et le personnel soignant. Je trouvais ça très intéressant que cette étude porte sur ce rapport entre deux populations, plutôt que sur une population ou sur l'autre, parce que c'est plus dynamique et que ça dit plein de choses aussi du côté des soignants, qui vivent souvent des situations très précaires avec des CDD à répétition etc. Et du coup dans le livre j'ai continué et même exacerbé cet effet de miroir entre les deux personnages et j'ai l'impression que ça marche comme un effet dynamique dans la narration. Je trouvais ça intéressant de travailler sur le thème du double et de comment il y a des choses qui passent de l'une à l'autre, comment l'une envie l'autre et inversement.
Avec les chercheuses on a parlé du rapport de soin, sur le fait qu'il peut y avoir une tension entre le soin et le contrôle. Elles ont constaté au cours de leur étude que parfois on peut trouver des attitudes paternalistes du côté des soignants. de mon côté, j'ai un peu pris le contre-pied de ça avec mes deux personnages, parce que Mona et Monika ont vraiment un rapport horizontal d'amitié. Elles sont vraiment l'égale l'une de l'autre. Il y a une une intimité qui se créée entre les deux et je joue sur l'identité et sur l'identique. C'est comme si elles étaient une transposition l'une de l'autre, de leurs personnalités, dans des milieux différents.
Comment avez-vous fait pour vous mettre dans la peau d'une syrienne réfugiée et dans celle d'une sage-femme grecque ?
J'avais vraiment du mal à imaginer le personnage de Mona, et donc j'ai trouvé sur internet une professeure d'arabe syrienne, pas pour prendre des cours d'arabe mais pour pouvoir lui poser des questions sur des points de culture. Qu'est-ce qu'on mange ? Est-ce que les belles-mères sont sympas ? Comment on tombe amoureux ? Comment on est ado ? Comment on s'habille ? Dans l'histoire Mona est une jeune adulte et donc je voulais savoir ce qu'elle avait pu vivre avant, dans son enfance et son adolescence. Cette femme syrienne m'a raconté plein de choses. On a passé je ne sais combien d'heures à échanger et j'ai pris des notes. Tout cela a énormément nourri le personnage de Mona. On n'en retrouve pas un cinquantième dans la BD, mais au moins, moi, je la connaissais. Sinon j'ai aussi regardé des documentaires, et lu des livres.
Et pour le côté grec ?
En fait je suis mariée à un grec, j'ai une belle-mère grecque, donc de ce côté-là j'avais tout ce qu'il fallait !
Et vous avez aussi fait des repérages ?
Oui j'ai passé une semaine à Athènes et Cynthia m'a emmenée dans les lieux où sont accueillis les réfugiés, comme l'hôpital, Médecins du Monde, dans une ONG qui prend en charge les femmes enceintes mais aussi dans cet ancien aéroport d'Hellikon ou bien dans des hôtels transformés en lieux d'accueil. En fait Cynthia m'a fait découvrir le "Athènes des réfugiés".
L'incarnation de ces histoires passe beaucoup dans votre album par les petits détails, les choses concrètes, c'était une volonté de votre part ?
J'ai réfléchi aux objets qui étaient importants pour la narration. Par exemple la cigarette, ça permettait de raconter plein de choses sur la grossesse de Mona, et aussi de donner des indications culturelles sur la Syrie. Ou par exemple l'échographie. Cette image de l'enfant, qu'on voit, c'est vraiment fort symboliquement. Pour moi ces objets, tous ces petits détails réalistes, ponctuaient vraiment l'histoire et j'avais envie de les mettre en avant.
Et vous avez choisi de caler le récit sur le temps de la grossesse, pourquoi ?
Ce qui était amusant c'était de mettre en parallèle la temporalité d'une grossesse parce qu'il y a cette échéance qui va arriver et c'est long, et la temporalité du temps de parcours pour pouvoir atteindre l'objectif, la destination. Au départ, Mona est certaine qu'elle va accoucher en Allemagne, mais au fur et à mesure elle se rend compte que c'est long et elle commence à ne plus en être si sûre au fur et à mesure que le temps passe. Il faut savoir que tout ce processus administratif peut prendre plus d'un an, et donc il y a cette course contre la montre, cette tension entre les deux temporalités. et ça aussi je trouvais ça intéressant pour la narration.
L'humour reste toujours présent malgré les difficultés, c'était une dimension à laquelle vous teniez ?
Oui, je voulais montrer que même quand il arrive des choses absolument horribles, on peut rire. Il y a des moments où Mona est complètement déprimée mais c'est drôle parce que par exemple elle regarde des choses stupides sur son smart phone. Je voulais montrer comment on prend de la distance avec ce que l'on peut vivre et raconter des choses drôles. Ce petit décalage, cet humour, c'est une veine que j'avais envie de mettre dans ma BD.
Et la fin ?
La fin pour moi, elle est plutôt en demi-teinte, parce que Mona et son mari arrivent enfin à atteindre leur objectif, à rejoindre l'Allemagne, mais ils se rendent compte que ce n'est pas la fin, qu'ils vont devoir encore surmonter plein de choses. Ce que j'ai pu lire dans des récits de réfugiés, c'est que quand ils arrivent enfin à destination, ils se rendent compte qu'une nouvelle épreuve commence, qu'il va falloir s'acclimater. Et pour certaines personnes, c'est là que commence la déprime. Au départ, il y a la peur, les dangers que l'on affronte et que l'on surmonte, mais quand la peur n'est plus là, c'est paradoxalement le moment où des angoisses peuvent surgir.
Qu'est-ce que la fiction et particulièrement la bande dessinée peut apporter par rapport à une étude scientifique, anthropologique ?
Il me semble qu'on va moins facilement se coucher pour lire au lit avec une thèse qu'avec une bande dessinée. C'est une porte d'entrée un peu plus facile et cela permet de dire d'autres choses. Il y a une affectivité dans la fiction que l'on ne retrouve pas dans un travail universitaire. Et puis la fiction permet l'anonymisation des sources, c'est un élément important, surtout pour les anthropologues, c'est important de ne pas être intrusif, de ne pas exposer ces gens déjà fragilisés par leur situation. La fiction permet de montrer la réalité sans qu'on reconnaisse les gens. Pour raconter cette histoire par exemple, j'ai utilisé plein de morceaux d'histoires vraies, mais je les ai mixés. Cynthia m'a dit qu'elle avait reconnu les cinq personnes qui sont dans son étude dans le personnage de Mona. Et avec la bande dessinée, on est proche des personnages, et avec le dessin on peut montrer les décors, la nourriture, les rapports avec la belle-mère, ou l'usage du téléphone mobile… Plein de petites choses comme ça du quotidien qui font que l'on se reconnait, qu'on s'identifie plus facilement.
Et puis il y a aussi une mise en scène du réel. Par exemple des personnages réels n'auraient pas pu habiter dans un camp comme celui de l'ancien aéroport d'Hellenikon. Ce lieu existait bien dans la réalité, il a été évacué depuis, mais il y avait surtout des Afghans dans ce camp. Donc ce n'est pas réaliste de mettre une réfugiée syrienne dans ce lieu-là. Mais je l'ai choisi parce que je trouvais intéressante et ironique cette situation où on voit des réfugiés coincés dans aéroport alors que leur rêve est justement de voyager pour aller ailleurs. Voilà le genre de petites entorses à la "réalité vraie" que l'on peut se permettre avec la fiction, et qui permettent de créer une dramaturgie pour donner du sens et de la force au récit.
Vos pages ne sont pas découpées de manière classique, comment avez-vous travaillé sur le découpage et sur la mise en page de l'album ?
J'ai d'abord écrit le scénario, puis ensuite j'ai fait le découpage. J'ai choisi un découpage où il n'y a pas un gaufrier, où les pages ne sont pas remplies. Au départ c'est venu du web comics, pour lequel j'avais envie d'un découpage un peu différent pour que ça se passe bien à l'écran. Et puis j'ai décidé de garder ça pour le livre. Je trouvais que ça marchait bien de pouvoir faire des cases comme je voulais, qui s'agençaient librement, sans qu'il y ait forcément ce remplissage obligatoire de la page.
Il y a aussi une grande dominante de bleu
J'aime beaucoup travailler en bichromie parce finalement on n'a pas besoin d'avoir des couleurs réalistes pour donner des informations de couleurs. Et finalement les couleurs sont plus là dans un rôle symbolique, pour venir mettre ne avant ce qui est important, ou les moments d'émotion.
"Chez toi. Athènes 2016", de Sandrine Martin (Casterman - 208 pages couleur - 23€)
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